Quelqu’un a dit un jour Le monde est l’endroit dont nous prouvons la réalité en y mourant.
Tu as déjà replacé cette formule percussive trois articles plus haut, mais tu t'en lasses pas, toi qui es professeur d'explications en CDI à mi-temps, et je parie que tu sais de qui émane cet aphorisme : il a été caché / noyé dans des torrents de réalisme magique par Salman Rushdie dans les Versets Sataniques. C'est d'ailleurs tout ce qu'il t'en est resté. Tu gagnes donc les fiches-cinéma de ce Blasphémateur, par ailleurs grand Saint de l'Islam ! Ah là là, Akbar !
Concernant la mort, pour une fois tu serais assez d’accord avec le marin Shadok, qui naviguait en Absurdie, et qui disait « mieux vaut regarder là où on ne va pas que là où on va, parce que, là où on va, on saura ce qu'il y a quand on y sera ; et, de toute façon, ce ne sera jamais que de l’eau. »
Pardonnez-moi toutes ces questions sur l’eau de là, et vaudra-t-elle l’eau d’ici.
Elles se penchent vers moi, quand je salue cette fille. Qui était avec moi.
Bref. On va essayer de sortir de ce petit tumulus par le haut.
Voici un destin généreux en rédemptions et retournements, qui vient d’être scellé, et une dépouille mortelle mise au frais et à l'ombre dans une cave du Trégor, en attendant le Jugement Dernier, qui doit prochainement fusionner administrativement avec la Saint Glinglin, afin que les Français ne bénéficient plus que d’une seule journée fériée au lieu des deux que ces évènements engendraient précédemment, dans le cadre de la réforme des retraites et de la recherche d’une performance économique toujours croissante, puisqu’indexée sur le coût de la vie, qui ne faiblit pas, et le prix des cercueils d’occasion ne baisse pas beaucoup non plus chez les hard discounteurs de la Death Valley.
A ce titre, c'est vrai qu'en mourant à l'ancien âge légal de partir en retraite, alors que tu n'avais encore trouvé le temps de prendre la tienne, tu envoies vraiment un message fort au gouvernement. Et comme l'écrivait un pote âgé lors du décès d'un être cher,
"j'en ai voulu à mon frère parce que putain, l'enfoiré, ça fait mal. Mais à la réflexion je dois le reconnaitre, c'est d'une grande élégance de mourir à soixante ans. Mourir sans s'accrocher, avant d'avoir surconsommé les ressources déjà presque épuisées : énergie, eau, terres rares, places de stationnement sur le parking de l’hôpital ; ressources que, devenu improductif, nous serions bien en peine de rendre. D'ailleurs, quels exemples ! Mozart est mort à 35 ans. Raphaël à 37 ans. Caravage et Chopin à 39 ans. Quand à Beethoven, il s'est éteint à moité fou et complètement sourd à 57 ans. Non, vraiment, on devrait tous avoir cette légèreté : mourir avant de dépasser les soixante ans. Tous, sauf moi pour citer Francesca."
Je pourrais pas mieux dire. C'est pour ça que je recopie bêtement. Pour accepter ton passage, ta transmigration, j'avais juste besoin d’en parler, avec ceux qui t’ont connue, et alors les fantasmes et les cauchemars préconçus ont laissé la place aux réalités, en ronchonnant un peu, mais ils savent bien qu’ils ne peuvent occuper le même espace en même temps. Je t’en recauserai avec un plaisir j'espère partagé dès je te rejoindrai dans un paradis light et politiquement correct, inclusif et respectueux de toutes les minorités, où nous serons espionnés par des essaims d’anges émasculés, pour ne pas exciter les vieux archanges de service, nous y boirons de la Tourtel et fumerons du CBD.
Ce sera le bon temps.
Version éternel retour.
Rassure-toi, je suis pas pressé.
Et je reste très partagé sur les pouvoirs de l’écriture, puisque j'en use tantôt pour y voir plus clair et tantôt pour m’embrouiller la tête et m’enivrer de mots (empruntés à crédit sur le compte courant de la vie) pour compenser le manque à être de l’existence que je me suis néanmoins construite dans ma vie post-toi.
J’écris à tes parents, j’essaye de les remercier pour leur accueil lors de ta sépulture, sans les pousser au suicide après m’avoir lu, c'est un peu périlleux comme exercice, c'est pas dans mon style habituel, je cherche ce qui aiderait à réparer les vivants, les survivants, comme un thanatopracteur en chaleur, puisque les retrouvailles trop tard, si ça peut servir à kekchoze, c’est bien à ça. Quand t’arrives au cimetière, tu t’aperçois qu'il est bien tard pour changer le passé, et des fois il faut que la vie s’arrête pour qu’elle puisse repartir.
D’autres y sont passés avant nous et n’ont pas fait autant de chichis.
Je peux trouver bien d’autres prétextes pour me pleurer sur la nouille, si c’est vraiment ça que je cherche. Ce ne fut pas si terrible que ça, de t'enterrer, pour moi c'était un enterrement buissonnier, je n’étais pas sur la liste, tout était prêt et je n’eus qu’à mettre ma béquille dans la porte de l’église pour pénétrer de plein pied dans l’évènement; ce qui fut délicat, et qui l’est encore par moments, ce fut de t’exhumer, et de te compter les os, pour dénouer les noeuds faits sur la corde, il y a longtemps, certes, mais quand même pas dans une autre galaxie, et de procéder ainsi à une sorte de toilette intime et pas du tout mortuaire, pour faire de toi « ma » morte, au même titre que les invités officiels. Relire notre parcours ensemble, puis assimiler en accéléré les 40 dernières années de l’existence qui te fut proposée.
"On absolutise les créatures (fascination), on oublie Dieu, et le résultat, c’est la colère, car la créature est vide en soi, même si, d’une certaine manière, Dieu ne réside pas en dehors d’elle. Adorer l’apparence à la place de l’absolu est une erreur, mais croire que l’absolu réside en-dehors de l’apparence est aussi une erreur." (Flo)
Une nuit d'insomnie, quelques semaines après tes funérailles, je suis happé par le film Babylon, de Damien Chazelle. Une belle déclaration d'amour au cinéma. Ah non, pardon, c'est Leos Carax qui fait des déclarations d'amour au cinéma depuis quarante ans, Damien Chazelle, lui, fait des films, depuis moins longtemps, même s'il se regarde parfois filmer, au risque de tomber du vélo.
Dans ce gloubi-boulga on peine à trouver du sens : s'il est indubitable qu'on parle ici du passage du muet au parlant, on cherchera en vain une profondeur psychologique dans l'évolution des personnages, une émotion dans les relations les liant les uns aux autres, ou un approfondissement de thématiques qui l'auraient pourtant mérité (le temps qui passe, la place des Noirs dans les débuts du cinéma, les évolutions technologiques et économiques de ce Hollywood des origines, l'amour contrarié, l'instabilité psychologique).
Je me fais songer à Manuel, le personnage de l'ultime scène du film, qui se reconnecte avec ses émotions dans une salle obscure où il assiste à la projection d'un film racontant le passage du cinéma muet au parlant, ça raconte son histoire à lui par le biais de la fiction, il pleure à chaudes larmes, alors que c'est du pur mensonge babylonien qui passe sur l'écran, mais c'est pas grave, ça lui déclenche un gros chagrin, alors que jusque-là, il a traversé des trucs super-durs pendant tout le film, et il n'a jamais flanché. Le support est faux, l'émotion est vraie.
Faut que je me sorte les doigts du blog.
Je pourrais me remettre à lire, par exemple l'Aller Simple de Carlos Salem dont la régie me signale par de grands gestes hors-champ l'extrait suivant, à lire en plateau :
"J'ai inventé la mémoire sur mesure ! Vous savez quel est le problème de notre époque ? C'est que les gens ne savent pas ce qu'ils veulent, et quand ils le savent, c'est trop tard ! Bien sûr, tu peux toujours mentir, et dire que dans ta jeunesse tu étais le buteur de ton équipe, ou que les femmes te couraient après ; mais au fond de toi il y a cette voix qui te dit que tout est faux et, putain, à quoi ça sert de convaincre les autres si toi-même tu n'est pas convaincu ?
Il continua à parler de sa méthode et d'après ce que je réussis à comprendre, cela consistait à rembobiner la mémoire jusqu'au point où le sujet se trompait de chemin."
Sinon, comme vous avez pu le constater, mon illustrateur fait lui aussi la grève du ramassage de mes poubelles émotionnelles. Je suis vraiment entouré d'incapables. Il est temps que ça se termine, et que je prenne des vacances de mon congé-maladie.