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samedi 28 avril 2012

Du 25 au 28 novembre 2010

La seule volonté que maman ait exprimé de son vivant, c'est le souhait de ne pas aller pourrir dans la terre, mais d'être incinérée.
Peur inconsciente et typiquement occidentale qu'une forme atténuée de conscience du moi survive et se voie lentement digérée par les vers ?

En tout cas, voilà qui est fait.
Tout est consumé.

Le corps du délit, cette affreuse conséquence de l’inexcusable faute de savoir-vivre qu'elle a commise en mourant sans préavis, a été atomisé, et nous a été remis après refroidissement dans une urne bleue pastel emballée dans un carton qui n'est pas sans rappeler les cubitainers familiaux de petits vins de l'Hérault dont ils étaient friands.
Dès lors que nous n'avons plus affaire à un corps, mais à un concept cubique de 25 centimêtres de côté, ce carton devient sacrément encombrant.
Qu'en faire ? Nous n'avons pas encore de sépulture régionale. On s'oriente donc vers le frère survivant de maman, celui dont on pensait qu'il partirait le premier, et qui reste aujourd'hui le dernier survivant de la tribu maternelle.

Différentes hypothèses sont émises.
Dispersion des cendres dans un « jardin du souvenir » prévu à cet effet.
Inhumation dans le champ de tonton, qui accueillait jadis des patates ; ces pommes de terre à la cueillette desquelles maman avait pu échapper en gravissant les échelons de l'Ecole Normale.

R* n'est pas très chaud pour cette dernière option : "oui mais après ma mort, quand le terrain sera vendu ?"
Il n'a pas tort.
Il propose alors le caveau familial du cimetière de Saint-Antoine, où reposent ses ascendants ainsi que Y*, la belle soeur de maman qui elle aussi s'est barrée en loucedé, huit ans plus tôt.
(cf Un dimanche de Toussaint)
"Elle sera bien, là."

Rendez-vous est donc pris dès le lendemain, papa et F* vont transporter l'urne en voiture jusqu'en Dordogne.
Moi qui me fais une fierté secrète de fréquenter le frère de maman un peu plus souvent qu'à mon tour, je trouve le procédé un peu cavalier. Ils ont prévu de rester chez R* une demi-journée en tout et pour tout. C'est vrai qu'il n'y a pas grand-chose à faire chez lui, à part évoquer les maigres souvenirs communs, car on l'a finalement très peu fréquenté au temps de sa splendeur (toute relative), et subir les disques d'Aznavour ou de Joe Bassin dont il reste un grand admirateur. Mais de la part de mon père et de mon frère, je trouve ça un peu léger comme service après-vente. J'imagine déjà tonton au salon, perdu dans la contemplation de l'urne de sa soeur au lieu de la sieste réparatrice devant la 5.
Alors je me propose de descendre passer la fin de semaine à ses côtés, dans ce moment difficile entre tous.
Entre-temps, la petite communauté se disloque. Chacun retourne à ses occupations pré-mortem. Nous reprenons le TGV pour Nantes, fastidieux voyage de retour à peine égayé par une explosion de vomi de la cadette au milieu du wagon.
Le lendemain, je retourne au bureau et j'y croise une nouvelle stagiaire qui vient de perdre sa mère dans des circonstances analogues. Ca crée des liens. On discute le coup.

Samedi 27, je me lève avant l'aube pour parcourir les 400 km qui me séparent de tonton.
Comme je m'y attendais, les cendres de maman trônent dans le cubitainer sur la table du salon, là où papa et F* l'ont déposé hier avant de repartir comme des livreurs Darty pressés.
Tonton me dit : « c'est marrant, dans le temps ici c'était la chambre de nos parents, en fait ta mère est née à quelques centimètres. »
C'est effectivement tordant.
En plus, il me dit ça dans un demi-sourire à la Fernand Raynaud, en respirant à toutes petites goulées, comme un plongeur descendu à une grande profondeur qui se demande s'il aura assez d'air pour remonter.
Il est tout aussi économe de ses gestes, de ses déplacements et de ses idées.
La vieillesse, chez lui, c'est une publicité vivante pour le développement durable.
Son dernier lien avec la vie, c'est sa femme de ménage, à l'efficacité douteuse, aux horaires aléatoires, et au problèmes existentiels insondables. Récemment encore, elle s'était acoquinée avec un mafieux corse de 3e catégorie, qui a fini par lui siphonner sa cuve à fioul à l'entrée de l'hiver.
Je compatis.
C'est pas grave, tonton trouve ainsi l'occasion de claquer sa retraite pour une bonne cause. J'espère que comme dame de compagnie, elle est plus crédible que comme femme de ménage, parce que c'est un peu cracra chez tonton. Il faut relaver toutes les assiettes dans le placard quand on veut manger dedans, et je pense qu'il faudrait même laver le placard, saupoudré de sciure de vers. Heureusement qu'il n'y voit plus grand chose.
On va se promener au fond du jardin, ce qui nous prend une bonne petite heure aller et retour, on va voir si le voisin qui a construit une nouvelle maison n'a pas empiété sur le terrain de mon oncle, parce qu'il a fichu la clôture en l'air en 2005 et que personne ne semble s'en être préoccupé depuis, ni mes cousins qui vivent en Nouvelle-Calédonie, ni ma cousine qui vit en Corse et dont le mari ex-gendarme semble plus soucieux des bouteilles qu'il a mises au frais dans la cave de tonton que de l'intégrité des frontières territoriales du patrimoine.
Papa a alerté tout le monde hier au téléphone (famille, voisins) sur ce scandale immobilier en cours, il a décidé qu'il fallait absolument résoudre cette affaire de façon définitive, puis il est rentré à Montpellier.
L'émeute a fait long feu.
Au fond du jardin, R* m'explique que dans le temps, les arbres servaient de bornes naturelles, et tu vois, ce vieil orme définit bien l'alignement de la limite de la propriété, donc tout va bien, on va laisser ton père se calmer, je comprends qu'il soit un peu énervé en ce moment.
Tout cela à demi-mots et à petites goulées, parce que ça fait des années qu'il n'a pas tenté pareil exploit sportif : un 200 mètres en ligne droite à pas comptés.

Le dimanche soir, je reprends la route, un orage crépusculaire manque emporter la voiture sur la route de Bergerac, France Inter diffuse «ça sent le sapin» de Jeanne Cherhal, chanson marrante et de circonstance :

«Quand on n'a plus goût à rien
Quand on s'lève plus le matin
Qu'on mastique son chagrin
Comme un morceau de vieux pain
Quand on n'a plus dans les mains
Personne pour vous faire du bien
Qu'on veut plus du lendemain
Ben là ça sent vraiment l'sapin
Là ça sent vraiment l'sapin.»

Comme le disait Brassens, «les vrais enterrements viennent de commencer.»

Fini de rire.

lundi 9 avril 2012

Journée du 24 novembre 2010

Les conjoint(e)s et enfants des uns et des autres nous ont rejoints pendant le week-end, faisant passer la population de l'appartement légèrement au-dessus du seuil critique d'un Noël en famille.
Certains vont visiter la morte, d'autres préfèrent conserver l'image de mamie vivante, et ils ont bien raison.
L'intendance encaisse, le Super U est tout proche, mais faudrait pas que le flux des immigrants s'accroisse, les lits vont manquer.
Le délai maximum de conservation du corps ayant été atteint, (4 jours) il faut se résoudre à clôturer le stage.
Le funérarium de Montpellier est situé sur le domaine de Grammont, au sortir d'un chaos de zones industrielles et commerciales. Dans les environs se tenait jadis un complexe culturel dont le nom m'échappe, où j'assistai à un concert mythique de Tuxedomoon en compagnie de Vincent E.
Dès l'entrée, nous sommes saisis par la ressemblance avec 1 aérogare au moment des grands départs.
Des aiguilleurs du ciel à casquette réglementaire tentent de regrouper les familles en lançant des noms propres à la cantonade.
C'est l'usine.
Il faut dire que les usages ont bien changé.

Nous avons préparé un repas pantagruélique, et nous traversons comme des erreurs de casting ce hall de gare encombré de familles affligées; nous ployons dignement sous le poids de sacs Leclerc dégueulant de bouffe, de pinard et de vaisselle jetable, pour disposer notre pique-nique dans le salon de convivialité mis à notre disposition par les services funéraires, sous le regard indifférent de ces groupes d'anonymes prostrés dans leur chagrin.
On fait tache, c'est sûr.
Et alors ?
Maman était une païenne convaincue, et nous lui devons bien ce rituel d'adieu qu'elle n'aurait pas désavoué.
Le salon de convivialité est une pièce froide dont les baies vitrées donnant sur le jardin inondé de soleil sont fermées à clé, et qui pue la mort et le renfermé. 
Ca ne va pas du tout. 
Eric parvient à les faire ouvrir par un employé municipal et les mauvaises odeurs se dissipent.
Nous disposons nos offrandes sur les tables basses. 
Nous refaisons rapidement la déco, à base d'aquarelles peintes par la morte au temps où elle ne l'était pas, et d'une photo prise trois mois plus tôt lors des cinquante ans de mariage, qui nous arrache d'incoercibles sanglots  depuis 4 jours que nous l'avons choisie pour la cérémonie lors d'un vote à main levée. 
Le patron des pompes funèbres avec qui nous avons fait affaire, débarquant à l'improviste alors que nous sommes occupés à accueillir les invités, commence à décrocher les tableaux,  pensant qu'il s'agit des restes de la noce précédente. Malheureux ! Je le détrompe poliment, mais c'est dur de rester zen.
Nous craignons que nos cakes, nos tartes aux légumes et notre vin blanc nous restent sur les bras, mais après avoir donné l'exemple, la soixantaine de personnes qui a été conviée fera finalement honneur à notre buffet froid.
Papa a interprété son texte déicide dans une version soft amendée par nos soins, sa vraie nature de curé laïque se révèle une fois de plus. 
Il faut dire que notre patronyme désigne en breton le recteur de la paroisse.
La vidéo comportant la faute d'accord du participe passé n'a outré personne, tandis que les écrans vidéo retransmettaient en direct l'image du cercueil de maman à l'entrée du four, avant un miséricordieux fondu au noir.
Des représentants éloignés de la famille sont venus de Corse, de Paris, de Pau. 
Des amis proches brillent par leur absence, il paraît qu'ils viennent enterrer leur belle-mère, ils sont crevés. 
Le seul frère de papa qui a fait le déplacement, vu qu'ils est fâché avec les deux autres, me dit ignorer que maman était garée à la maison depuis quatre jours, alors que papa m'a soutenu qu'il avait été empêché de venir.. C'est bizarre, mais c'est leurs histoires.
Après la cérémonie, les seize élus pour le repas déjeunent rapidement dans un restaurant bondé et bruyant. 
Un cessez-le-feu implicite a été déclaré, et les belligérants de longue date profitent de cette trêve pour échanger des civilités. 
Puis nous nous dispersons rapidement dans l'ordre et le calme, échangeant des promesses mensongères de nous revoir rapidement à des occasions moins funestes.
Dans l'après-midi, papa change les draps du lit conjugal avec ma soeur, ce lit qui vient d'héberger son épouse défunte pendant quatre jours. 
Il a décidé de redormir dans leur chambre qui va devenir la sienne sans attendre, il se dit que s'il ne le fait pas dès maintenant, après ça sera fichu. 
Faut avoir la santé. 
Chapeau.

dimanche 8 avril 2012

du 21 au 23 novembre 2010

Les aventures de ma mère morte, suite.

Des gens vont et viennent dans l'immense appartement endeuillé, plus ou moins proches de la défunte.
En tant que copine d'enfance de la disparue, nous invitons V. à dîner avec nous quasiment tous les soirs.
Je me tâte pour contacter P, mais non, ce n'est pas raccord avec le reste. 
C'est un peu ballot, six mois plus tard il va perdre sa mère dans des conditions similaires, à la suite de quoi son père se mettra un coup de fusil de chasse dans le coeur, ça lui aurait fait de l'entraînement circonstanciel, mais je ne suis pas Dieu, et j'ignore tout de sa tragédie familiale à venir, à l'occasion de laquelle il m'écrira sobrement "Quelle belle sortie, dis donc, je suis d'un seul coup redevenu fier de lui". Bref, je décide de ne pas l'inviter, trop d'acidité potentielle.
Maman est partie, nous laissant tomber comme une voleuse, mais nous laissant aussi son corps en garde à vue, et plus on le regarde, plus on ne peut que constater qu'elle n'habite plus ici.
Papa commence à insister sur le fait qu'elle lui a tout donné. Il serait effectivement temps qu'il s'en rende compte, mais en principe il n'est jamais trop tard pour s'émouvoir.
Larmes.
Pendant ce temps, on fait les courses, on prépare à manger, et les obsèques aussi. Il fait froid dans l'appartement, maman tannait souvent papa pour qu'il augmente le chauffage, mais il fallait qu'elle hausse le ton pour parvenir à ses fins. 
Maintenant qu'elle n'est plus là, ou plutôt qu'elle n'est plus en état de râler contre la fraîcheur de l'appartement, va-t-il se laisser mourir de froid ?
Le 1er soir, on fait du feu dans la cheminée, mais il peine à nous réchauffer.
Où que nous posions les yeux, chaque objet nous l'évoque, hélas, elle est partout et nulle part.
Le demi-sourire de plus en plus accusé de son cadavre, dû au relâchement des chairs que nul influx vital ne retient désormais de s'épandre, commence à me rappeler Mitterrand vers la fin, Mitterrand et ses rictus de Machiavel au bout du rouleau.
Il ne faudrait pas que la situation s'éternise.
On se réveille très tôt et les yeux secs, mais ils s'humectent vite.
Le second jour du stage de deuil, papa nous demande de la mettre en veilleuse, il trouve qu'on rigole un peu trop entre les sanglots, que ce n'est pas décent.
Pourtant, c'était typique des repas de la rue R, ces crises de fou-rire familial à la suite d'un lapsus dévastateur, d'un anachronisme, d'un détail prenant soudain une dimension burlesque imprévue.
Le lundi matin, tandis que je suis de garde, deux couples de vieux espagnols tirés à quatre épingles (une chacun) se présentent à l'accueil. C'est le carreleur et son beau-frère (tout aussi carreleur de son état) avec les 2 soeurs conjointes. On va d'abord voir maman, dont l'état est stationnaire, puis je les installe au salon, pour parler de la vie, de la mort, et de tout le bazar, car c'est le moment ou jamais.
Les Espingouins me convertissent rapidement à leur vues concernant "l'important d'abord", comme on dit aux AA, qui consiste selon eux à changer ce que l'on peut en soi tant il nous reste un peu de temps.
Puis ils repartent tout aussi dignement qu'ils sont arrivés.
Une amie musicienne, que j'ai eue au téléphone deux jours plus tôt et que j'ai sentie affreusement peinée, et de surcroît gênée de nous imposer ses condoléances comme s'il fallait l'excuser d'exister, vient rendre hommage à la morte. Je sens qu'elle désire que je les laisse seules, et je m'efface.
Je crois qu'elle fait des passes magnétiques à maman, ça ne peut pas lui faire de mal.
Papa dit d'elle que c'est une grande mystique, avec des trémolos inhabituellement respectueux des choses de la religion. Il est quand même très fâché avec Dieu. Non seulement il n'y croit toujours pas, mais en plus ce salaud vient de tuer sa femme, dont il vient de redécouvrir l'amour inconditionnel.
Mardi, il nous fait lire le texte qu'il a préparé pour les funérailles, hou là là, c'est une attaque en règle contre le corps médical « j'accuse ceux qui ont tué Adrienne, ils se reconnaîtront. »
Avec mon frère, on essaye de le dissuader d'interpréter ce brûlot métaphysique :
"Tu sais papa, si le médecin de famille se présente à la cérémonie et qu'il entend ça, je pense qu'il va aller se jeter dans le Lez sans attendre la crémation."
" Ah ben oui mais non, ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu dire, et c'est pas du tout contre lui, je vais réécrire un petit peu…"
Bien sûr. La vie intellectuelle de papa a été un combat perpétuel pour dissiper les équivoques et combler les précipices entre ce qu'il voulait dire et ce que les gens entendaient.
Et puis il y a aussi le douloureux problème de la vidéo que les pompes funèbres nous ont proposé de diffuser au funérarium. Sur un fond d'images de bateaux qui partent et de feuilles qui tombent, un texte est lu en voix off et s'affiche à l'écran. Une phrase nous scandalise particulièrement : "je ne suis pas loin, je suis juste passé dans la pièce à côté", impossible d'obtenir une version féminisée " je suis juste passée…"
Une telle faute de goût et d'accord du participe passé, pour les funérailles  de maman qui était quand même professeur de français agrégée, ça la fout mal. 
Qu'est-ce qu'on peut faire ? 
Shunter la vidéo ?
Refuser la diffusion, au risque de rendre la cérémonie laïque encore plus bas de gamme ?
Et puis, où est-ce qu'on va bien pouvoir aller manger après la crémation ? 
Il n'y a rien de décent dans le quartier.
Qui est-ce qu'on invite, et surtout qui est-ce qu'on n'invite pas ? 
Ce genre de problème nous occupe jusque fort tard dans la nuit, avec mon frère et mon beau-frère.


Ah ça, pour rigoler on était là.

mardi 6 mars 2012

Si le sentiment survit à la disparition de la personne qui l'a suscité, alors c'était pas une hallu !

Et quand il n'y a plus de sentiment, et qu'on a momentanément oublié qu'on n'était pas tout seul... 
c'est pas bon.
Les nouvelles vont vite : je suis déjà étiqueté dans les statistiques, parmi les 5% de flippés de leur mère.



samedi 3 mars 2012

Journée du 20 novembre 2010

En fin de matinée, le corps de maman est ramené depuis la morgue de la clinique sur une civière métallique à roulettes. Enfin, ils ne font pas tout le trajet à pied depuis Castelnau, mais l'image que j'en garde est celle de sa dépouille mortelle (sic) emmitouflée dans un drap d'hôpital sous une pluie battante, entre le moment où les employés des pompes funèbres l'extraient du fourgon et celui où elle atteint les premières marches du perron.
Elle est hissée dans les escaliers, puis installée et déballée dans le lit conjugal.
La vache, c'est strong et strange. Mais où la mettre ?
Elle a l'air juste un peu fripée, et juste un peu morte, et les 4 survivants défaits que nous sommes essayent d'améliorer son port de tête, est-il préférable de lui caler un oreiller derrière la nuque, ou de rehausser le matelas, doté du dernier cri technologie en matière d'inclinaison télécommandée ?
Au moins, c'est du concret, et on n'est pas là à barboter dans l'improbabilité mortifère de la situation.
Avant de nous laisser à notre intimité décousue, les employés des pompes funèbres nous prodiguent des conseils pratiques pour la garder au frais le plus longtemps possible, éviter les mouvements d'air dans la chambre, et bien sûr le chauffage.
On improvise un déjeuner, on va pas se laisser abattre, c'est déjà fait.
Pendant le repas, une jeune femme se présente à la grille du parc pour vidanger ses fluides et lui injecter de l'antigel, ou tout autre artifice que ces bricoleurs de la décomposition bien tempérée ont imaginé pour retarder le besogneux labeur des bactéries et suspendre momentanément les implacables lois de la décomposition. Elle dépose de lourdes mallettes au milieu de la chambre et nous demande de la laisser seule.
Elle est jeune, jolie, et son pantalon taille très basse fait penser à un thanatopracteur échappé de la saison 3 de Six Feet Under.
Papa semble avoir répandu un parfum très doux, mais très entêtant dans la chambre. Nous faisons des aller-retours permanents et névrotiques entre les pièces de vie et la chambre à coucher parentale devenue pièce de mort. Pendant 4 jours on va vivre avec, mais c'est aussi nos premiers jours sans elle.
On évoque les grands souvenirs, parce que c'était quelqu'un de très positif, et qu'il nous faut sans tarder apprendre à parler d'elle au passé.
On s'entraîne.
Le vivant nous dicte sa loi, c'est le travail échu au collectif improvisé, implicite et palpable.
L'équipe innove en permanence, entre crises de rire et crises de larmes, sans chef mais non sans grâce ni intelligence.
Il est très rare que nous ayons été ainsi tous réunis autour d'elle ces dernières années, même aux fêtes de Noël.
On n'ose pas souhaiter bonne nuit à la morte, mais on la prend à témoin de notre amour et de nos attentions.
La première nuit, je dors avec ma soeur dans mon ancien studio, elle ne veut pas dormir seule, et on se réconforte lascivement mais sans arrière-pensée jusque très tard.


En famille, 1978

vendredi 24 février 2012

Nuit du 19 au 20 novembre 2010

Vers 22 heures et des poussières, ma sœur arrive en voiture de Grenoble, et on va voir maman à la clinique, à Castelnau, pour soulager mon frère qui y est depuis ce matin.
Maman a le visage déformé par la douleur et par le masque à oxygène qui lui cisaille l'arête du nez. Elle est inconsciente, placée dans un coma artificiel et miséricordieux, elle respire par la bouche avec un petit chuintement de mauvais augure, comme une chaudière proche de la casse. Ses bras sont parcourus de tremblements, ses sourcils se froncent, comme sous l'effet d'une contrariété qui ne parviendrait pas à franchir le seuil de la conscience.
On demande du rabiot de morphine aux infirmières, mais elles nous mettent en garde contre le danger, que ça peut raccourcir le temps qui lui reste. 
Tu parles qu'on s'en fout, au seuil de l'irrémédiable.
Mon frère dit que hier il a vu ses yeux s'ouvrir, mais là ça se voit qu'elle n'est déjà plus là, on lui tient les mains, on lui masse le crâne, papa voudrait qu'on passe la nuit tous les quatre autour d'elle, il s'allonge dans le second lit de la chambre que le personnel a mis à notre disposition, ce qui n'est jamais très bon signe, et il pique un petit roupillon sans sommations.
Mon frère dit que hier, il lui a demandé de serrer sa main si elle l'entendait, et qu'elle  qu'elle l'a serrée un petit peu.
C'est encourageant, mais pas trop.
Vers 1 heure du matin, on envoie papa et soeurette dormir rue R. et on se relaie au chevet de maman, je prends le 1er quart, comme quand on faisait de la navigation de nuit, bien que j'aie cessé de naviguer en famille dès que je n'y ai plus été contraint par mes parents, je prends les mains de maman dans les miennes, je cherche la bonne position sur ma chaise, pour ne pas m'endormir, en lui tenant la main je mesure combien le lien entre nous s'est défait, effiloché, que je n'ai rien vu venir, je ne l'ai jamais vue comme une petite vieille mais qu'elle a quand même 75 ans et qu'elle est complètement bouffée de l'intérieur par différents crabes en phase terminale et que ça fait une semaine qu'on le sait, et que c'est un peu irréel tout ça mais ça a quand même l'air d'être en train d'arriver pour de vrai, alors je te serre la main et je te dis que si tu veux partir si t'as trop mal, c'est bon, tu peux y aller, on est là, près de toi, tu peux lâcher prise, t'en aller, et j'alterne ça avec des phases de somnolence, bercé par le respirateur mécanique qui pulse son oxygène à jets continus, et maman se met à respirer plus régulièrement depuis son injection de Dafalgan, elle ne fait presque plus son petit bruit de roue voilée, et à 5:00 du matin je réveille mon frère pour qu'il me remplace et je m'allonge à mon tour, je débrancherais bien ce foutu respirateur, je vois pas l'intérêt, on sent bien que son corps est occupé à brûler ses dernières réserves de fuel avant de pouvoir s'éteindre…
Ces mouvements réflexes, cette fièvre incongrue, cette respiration qui coûte plus qu'elle ne rapporte, tous les signes vitaux dans le rouge, et à 6:40, mon frère me réveille, il me dit qu'elle vient de cesser de respirer, c'est l'absence du chuintement qui l'a alerté et fait émerger de son demi-sommeil hospitalier, il me dit qu'elle avait les yeux ouverts, je touche son front tiède, c'est difficile de sortir du pâté pour constater le décès de sa mère, mais quand c'est ton frère qui te l'annonce, qui vit à Bruxelles et que tu ne vois pas si souvent, ça peut aider, et on appelle les infirmières, qui ne peuvent qu'entériner et nous dire qu'on a 90 minutes avant l'arrivée des pompes funèbres, je dis à mon frère d'appeler Papa sur mon portable mais je me trompe de numéro en mémoire, au lieu de tomber sur papa il réveille ma femme alors il l'engueule comme si c'était elle qui s'était trompée de numéro « mais enfin qui êtes-vous» « ah mais oui mais vous qui êtes vous aussi d'abord » et puis ils finissent par se reconnaitre, on est abrutis et piteux mais surtout glauques, c'est la première fois que notre mère meurt, on a  insuffisamment répété la scène, je me dépêche de l'embrasser sur le front et de la saluer tant qu'elle est encore tiède, me rappelant à la mort de mon grand-père combien le contact d'un cadavre refroidi est désagréable.
Commence alors le ballet du personnel soignant, une infirmière sans doute un peu new-age fait entrouvrir la fenêtre de la chambre pour que l'âme maternelle puisse s'envoler, et les milliers de trucs à faire, père et soeur arrivent, je me retrouve avec soeur à recevoir un assez long coup de fil d'une tante éloignée dans la salle d'attente de la clinique, dans une lumière froide la conversation dérive vers l'absurde d'une aube sans sommeil, et on évoque toutes les années passées, les non-dits familiaux, et puis on rentre à l'appartement rue R, papa a décidé de faire ramener le corps à la maison, on sait que l'incinération ne pourra pas avoir lieu avant mercredi, c'est le gars des pompes funèbres A* qui l'a dit, tiens c'est pas le nom qui nous avait été glissé par les gentilles infirmières, mais on n'a pas la tête à y réfléchir, il faut préparer la maison, trouver de quoi manger pour ce midi, commencer les tractations téléphoniques avec les conjoints, les enfants, qui veut venir, qui veut rester.



Nuit d'ivresse au Palais des Congrès de Perros-Guirec, 1968


mardi 21 février 2012

19 novembre 2010

Bon, on va essayer d'y aller doucement.
Je boucle précipitamment le dossier "Jeunes et pros" avec les étudiants de * et je saute dans le premier train pour Montpellier où, selon toute vraisemblance, ma mère se meurt depuis quelques jours.
Ce midi, mon frère m'a appelé, pour me dire de ne pas paniquer, il est déjà sur place, mais que je pouvais m'attendre à une mauvaise nouvelle dans l'après-midi, que c'était juste très triste.
Quand votre frère vous dit de ne pas paniquer, c'est pas bon.
Cela fait 8 jours qu'elle est hospitalisée pour une série d'examens, dont un IRM qui a révélé des métastases importante sur les reins, le foie, les vertèbres...
Je bosse chez ** depuis mars et je pense que ça m'a fait du bien d'être à plein temps,  j'ai dû rationaliser mon temps libre et cesser d'entretenir des pensées stériles - en tout cas c'est ce que j'intuite vaguement à la lumière noire du  « roman russe» d'Emmanuel Carrère que je lis dans le train, et je vais à Montpellier aider ma mère à mourir.
Si je peux.
Au soir, je fais le trajet à pied de la gare à la rue R*, ça n'a pas dû m'arriver depuis que j'étais étudiant à Bordeaux; la ville est sale comme d'habitude, mais aussi plus qu'à moitié éventrée par les travaux du tramway, qui succèdent à ceux de la gare.
J'ignore comment font les riverains pour ne pas se massacrer à coups de fusil à pompe, car l'exaspération devant les effets de ce qui ressemble à une guerre civile, qui dure depuis tant d'années, aurait dû leur faire sauter les plombs depuis longtemps.
Papa m'accueille à l'appartement, il parle tout le temps, comme il ne m'a jamais parlé, il m'explique les différentes étapes de la dégradation de l'état de santé de maman.
Les symptômes qui ne nous ont pas alertés à temps, ces infections urinaires à répétition, qui réduisaient son autonomie trottinante à la proximité rassurante des sanitaires publics ou privés à portée de ballade, ces douleurs dans le dos, ces plaies mystérieuses aux jambes, pour avoir juste effleuré un meuble par le travers du mollet, et qui ne guérissaient pas.
Alors elle s'entourait les jambes de bandelettes, et papa l'appela brièvement "mes 7 plaies d’Égypte", mais la plaisanterie fit long feu.
Et depuis un mois, l'engrenage : les chutes, d'abord dans l'appartement, puis dans la rue, sur le cours Gambetta éventré dont dépassait une innocente ferraille, et la fracture de la mâchoire, masquant la fracture de la vertèbre, retardant les examens prescrits par le médecin de famille, la semaine et demi de repos forcé à la maison, le mail inquiétant de ma soeur à la Toussaint devant maman  alitée et affaiblie, et la dégringolade finale.
Cela fait 9 jours qu'elle est en clinique, on essaie de la préparer à une hypothétique intervention sur la vertèbre pour éviter la paralysie, la moelle épinière risque d'être pincée, mais comme elle est sous anticoagulants, on lui a injecté les corticoïdes, massivement, et il se peut que ça ait envoyé promener les métastases dans tout l'organisme, en tout cas elle est dans le coma depuis hier matin, et le médecin de la clinique qui a demandé si on voulait la mettre en réanimation, tout en déconseillant de le faire, et papa lui a dit que si son avis était pris en compte, il préférait qu'on ne le fasse pas, et maintenant c'est une question de jours, et elle disait qu'elle ne voulait pas rester la dernière, et la solution ça aurait été que je parte avec elle mais je ne suis pas prêt, j'ai envie de vivre, il a un petit rire en disant cela et il parle vraiment tout le temps, mais c'est parce qu'il a pris les médicaments pour son arythmie cardiaque, et de toute façon c'est soit l'effondrement soit l'excitation, alors il préfère être excité.


 Sauf ma mère et ma sœur, vers 1970.

lundi 6 février 2012

Un truc avec la mère (III)

J'envoie à Papa des photos de notre week-end à Lille, très constructif sur tous les plans de nos existences à vitesse variable. Parfois, des mois entiers se passent sans changement notable, là c'est plutôt intense et rapide.
Et je ne peux pas tout mettre sur le dos du Seroplex®, qui ne fait qu'activer des ressources qui étaient sans doute présentes, mais j'avais perdu le mode d'emploi depuis un bon moment.
Je fais pas gaffe, sur une des photos prises par mon frère, descendu spécialement de Bruxelles pour l'occasion, y'a Hugo avec la clope au bec.

Papa n'est pas censé être au courant que son petit-fils fume, avec modération, d'ailleurs, depuis plusieurs années. Et il me fait suffisamment la guerre depuis que j'ai repris, après 4 ans d'abstinence heureuse, hormis les premiers mois toujours délicats pour s'arracher à la gravité de la planète Klopos.
l me fait la guerre, mais c'est la sienne : en gros il m'a fait comprendre qu'avec toutes les emmerdes qu'il avait, il n'avait pas besoin que son fils chope un cancer.
Vachement motivant. 


Alors il me dit :
"c'est quoi ce truc dans la bouche d'Hugo, on dirait une cigarette... C'est quoi, en fait ?"
Et moi, lassé de ces omissions mensongères, j'y réponds, aussi surpris que lui :
"ben oui, c'est une cigarette." Après tou, le fiston a 19 ans révolus, et n'a plus besoin que je le surprotège. Il se démerdera avec son grand-père.
Mais comme c'est un truc que papa ne peut pas entendre, il embraye, comme s'il n'avait pas entendi ce que je viens de lui dure :
"...ça doit être une ficelle qui dépasse de son blouson ou de sa chapka, peut-être le fil de l'étiquette"
Incroyable.
Il a tordu sa vision objective et visuelle pour conforter Son Monde dans lequel Hugo ne fume pas, n'a jamais fumé et ne fumera pas.
Comme me l'a dit la veille Ursula Mulinu, la réalité n'est pas un truc là dehors, mais ce qu'on en pense, et comme on pense sans arrêt.....
Et tous les actes de provocation que j'ai pu balancer à la gueule de mes parents lors d'une adolescence épineuse me reviennent : quand je smokais du shit dans ma chambre, ma mère en me voyant me disait "hou, tu as des petits yeux" et c'était tout. 
C'était un rituel verbal codifié, mais qui ne disait rien, une fausse complicité puisqu'elle reconnaissait ma stupeur haschichine sans la nommer, et sans provoquer le dialogue. De toutes façons, ils étaient très mal informés sur les drogues, et savaient que je n'en faisais qu'à ma tête, et que toute tentative de prévention ne ferait que renforcer mon comportement  stupéfiant et pseudo-marginal, puisqu'au fond je restais un bourgeois qui s'encanaillait.

A mon tour de faire preuve de vigilance tardive et de balayer devant ma porte : de passage à Lille, j'en ai profité pour provoquer une rencontre physique avec un des dinosaures du premier forum de dépendants sexuels, nous nous côtoyons par mail depuis 5 ou 6 ans, mais on ne s'était jamais vus ailleurs que dans le corridor à fantômes du Net. Et dès que l'occasion se présente, je suggère la confrontation, histoire de savoir à qui j'ai affaire.

Je n'avais pas fait attention, en prenant dans ma poche en partant, à la carte de visite du restaurant où on a très bien mangé le samedi soir par hasard et où l'on est retournés enthousiasmés par la gastronomie flamande le dimanche midi, je n'avais pas fait gaffe, donc, ni au nom du restaurant, ni à l'illustration de la carte, qui n'a attiré mon  attention que tout à l'heure :


 Le mauvais esprit m'inonde dans la bonne humeur :
ce qui est rassurant dans l'image, c'est que les moules une fois consommées, on les jette, on appelle le camion poubelle et on passe à autre chose, bref je prends ça comme un message d'espoir.
D'ailleurs si on en mange trop souvent, on commence à faire des selles molles, et on s'en détourne, sauf si on est moulo-dépendant, celui qui jouit et pâtit d'une absence de tempérance, tel le diabétique et le chocolat.

Bref.
La meilleure, c'est qu'ils ont un site internet :

http://www.auxmoules.com/

tu le crois, ça  ?

Au Royaume des aveugles, ma mère était une Reine.


samedi 18 octobre 2008

un truc avec la mère (2)

Deuxième vague de feuilles mortes kamikazes endiguée sur la pelouse et refoulée dans le bois. Les vagues 3, 4 et 5 sont attendues jusqu'à fin décembre.
Dans ma tête aussi, les feuilles mortes se ramassent à la pelle.
Qu'en faire d'autre ? du compost.
Mon père m'envoie cette photo de ma mère, je suppose que le message caché c'est "Venez donc à la Toussaint, sinon j'lui crève l'autre."
Ou alors indignité et ignominie sont des vocables inventés rien que pour notre famille, sans vouloir faire de lexicocentrisme. Il y a une certaine tendance à exhiber des blessures, dont ce blog n'est d'ailleurs pas exempt.
Je les appelle, mais non, tout va bien, c'est juste les conséquences normales de l'opération de la cataracte.
Je suis traumatisé par cette campagne d'information sur les conséquences de l'alcool au volant "Pour que des telles choses n'arrivent plus, prenez conscience que boire saoul peut briser votre vie."
Boire saoul, comme je l'ai trouvé texto sur un site tellement bidon qu'il donnerait honte de faire partie des buveurs d'eau. Boire saoul doit donner envie de fumer des cigarettes électroniques.
Christophe le note dans son déroutant journal : "Sur internet j'ai trouvé : 'aigri : qui a eu trop d'expériences amères. Je cherche encore et je trouve : l'amer / la mère. Ok c'est clair non : je suis aigri à cause de la relation très mauvaise que mon enfant intérieur a avec les mères en général."
Je m'aperçois que je l'avais noté il y a 20 ans, mais c'était inexploitable.


alors que là, ça va au moins me faire reconsidérer mes rapports avec la mère de mes enfants. Sans parler de mes vacances de Toussaint, en attendant qu'un de ces jours la Toussaint et la fête des mères tombent le même jour.

mercredi 7 juin 2006

Un truc avec la mère


Ayant pris avant-hier l’initiative courageuse d’aller acheter des sandales d’été à ma fille, je me retrouve dans la galerie commerciale d’Auchan. Tiens, je vais acheter des clopes, n’ayant pas encore tenu ma promesse de restopper, même si j’ai vaguement l’impression que ça nuit à mon intégrité. Auchan est le seul centre commercial du coin à intégrer un tabac-journaux en son sein, loué soit-il. 
Me voici au rayon des revues. La couverture de l’Echo des savanes du mois de juin arbore “la copine du mois”, une black qui a l’air ravissante de dos et qui a tôt fait de raviver le souvenir enfoui guère profond d’une autre dont j’ai pu croire il y a quatre ans qu’elle allait me permettre de voir “le nombril des femmes d’agent” sans en mourir comme dans la chanson. 
Oh là là, heureusement que ma fille me tire par la manche, j’ai failli ouvrir ce magazine pour voir si elle ressemblait à celle que j’ai failli voir de très près en 2002. 
Je suis con moi ou quoi ? Si je commence à ne plus accepter mon impuissance devant un stimulus qui me rentre dedans comme dans du beurre, je suis mal barré. 
D’ailleurs, c’est quoi ce délire avec les blacks ? Cette fixation, je peux la dater précisément : en 94, j’ai noté quelque part “Croisé une Valérie P. noire dans le métro ce matin. J’ignorais qu’elle existait aussi dans ce coloris. A l’angle d’un couloir, elle s’admirait dans une grande glace murale, visiblement très satisfaite de son apparence. Comme je la comprends ! ” 
Et c’était parti. La Blackette n’était pas plus inaccessible que Valérie P., mais pas moins. Valérie P. avec qui j’ai entretenu une relation épouvantablement coupable et clandestine pendant des années, et je n’ai jamais pu me faire à sa rouerie candide, mais je n’ai jamais pu m’en défaire non plus, Dieu me tripote. J’ai toujours pensé que si je m’engageais dans une vraie relation avec elle, au bout de trois semaines elle m’arracherait le coeur avec un couteau à huitres sans se départir de son adorable sourire, alors j’ai préféré passer mon temps à me le lacérer tout seul à force de ne pas tenter quelque chose. Et puis, j’étais déjà engagé ailleurs, avec quelqu’un qui avait l’air d’avoir la tête sur les épaules, et c’était plus rassurant. Vouloir concilier les besoins d’aventure et de sécurité est une mauvaise idée sur le plan affectif. 
J’ai rompu tout lien avec Valérie P. depuis quelques années, comme si je m’extirpais d’un cancer, mais avec moins de soulagement.
Et ma fascination pour les blacks, c’est un truc avec la mère.
Etre aimé d’une femme noire imaginaire, alors que je suis même pas foutu d’être aimable par la mienne, qui est blanche et réelle.
Quelle blague ! ça me fait penser à un vieux sketch des monty python.
Bref, ma dernière rechute date de huit mois, mais j’ai l’impression que c’était la semaine dernière. J’ai peut-être découvert sans le vouloir le secret de l’éternelle jeunesse, qui se confond alors avec celui de l’éternelle puberté, ce qui expliquerait tous ces conflits d’intérèt avec mon fils de 14 ans.
Ce matin la première pensée qui s’est pointée c’est “j’ai plus d’intimité avec mes souvenirs qu’avec ma femme, pas étonnant qu’elle n’ait pas souvent envie de faire l’amour alors qu’eux sont toujours prêts à tout”. Ca ne me préoccupe pas plus que ça, je veux dire que c’est là, à clapoter quelque part, avec tout le reste, et que ça ne mérite pas l’attention que je lui consacre sauf à vouloir augmenter la hauteur des vagues.
“Une photo de facture donne le mal du pays” chantait Jonasz. C’est à peu près ça. Du coup, je suis allé trainer sur un vieux blog de Flo, et j’ai ramené ça :
Ted écrit :
En fait, le remède au sentiment de fusionnalité, comme tu l’appelles, serait peut-être, de se convaincre de l’impermanence des phénomènes. Faire une sorte de cure de désintoxication pour comprendre et expérimenter que notre attente d’une identité “qui dure” sera déçue tôt ou tard.
Quand on constate que le lien de l’attachement pend dans le vide, la souffrance est au rendez-vous. On revient dans la ville de son enfance et la vieille ferme près de laquelle on jouait a été rasée. On souffre. Alors, on recrée un objet d’attachement mental, un souvenir qu’on idéalise. On écrit un roman : “la vieille ferme”. La critique hurle au génie. Ca y est : on a réussi son coup et immortalisé l’objet d’attachement en le rendant vivant dans la mémoire de cent mille personnes.
Mais en fait, ce n’est jamais qu’une représentation qu’on s’en fait dans notre cerveau. Nous sommes attachés à des objets mentaux en 3 D qui tournent doucement sur leur axe quelque part dans notre tête.
Gautama conseillait de méditer près d’un charnier. En fait, la Voie royale est peut être celle de l’acceptation, accepter ce qui arrive, accepter ce qui repart. Vivre à 100 % l’instant présent et ne pas se lamenter quand la roue tourne.
Dormir dans un palace le lundi et dans un taudis le mardi, en s’adaptant sans état d’âmes, en acceptant.
ETRE SANS ATTENTES.
Par exemple, il semblerait qu’accepter pleinement la perspective de sa mort inéluctable aide à apprécier pleinement la vie.
Quoi qu’il arrive : accepter, accepter, accepter.
Se battre pour faire aboutir un projet, mais accepter toutes les issues possibles. Agir ! mais sans attentes.
Bon, c’est un avis tout a fait personnel, mais il me semble que quand on accepte totalement les phénomènes qui se présentent, une sorte de système presque immunitaire se met en place qui adouci les situations extrêmes et réalise les voeux non exprimés.
Flo répond :
Le problème n’est pas tant l’attachement aux objets matériels qu’aux objets imaginaires. Comme tu le dis “ce n’est jamais qu’une représentation…”. Bien sûr. Mais l’attachement est l’attachement à une représentation, les “objets” sont très secondaires dans cette affaire. Voir qu’ils disparaissent, ça ne change rien. Le palace et le taudis, on s’en fout, puisque l’imaginaire peut faire ce qu’il veut.
Hier, un ami me disait :”Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent de moi, ça ne me dérange pas”. Je lui ai répondu :”Pour sûr, tu vis dans ton imaginaire. Tu as juste décalé le problème”. Là, il n’a plus rien dit, et pour cause.
Pour accepter, comme tu dis, on s’appuie sur l’imaginaire. Tout le monde le fait. La pauvre fille qui a une vie de merde se vit en Reine de la Nuit, et tout est réglé. Et cet imaginaire est dans l’instant présent, il n’est ni demain ni hier. C’est ce qu’on appelle s’appuyer sur l’instant présent, ce que font parfaitement les femmes, les enfants et les animaux. Le problème, c’est que le Bouddha ne s’appuie sur rien, et surtout pas sur l’instant présent. Le problème n’est pas de passer de demain à aujourd’hui. Il est de passer de aujourd’hui à rien du tout. Il n’est pas celui d’une identité qui dure dans son objet, mais d’une identité qui dure dans son principe. La saisie saisit des tas d’objets différents mais elle est toujours la même.
C’est pour cette raison que la mort et la réalisation sont très voisines, et que les gens ne veulent pas mourir. Tu me dis qu’accepter la mort aide à apprécier la vie. Ce que je vois autour de moi, c’est des gens qui ne savent pas qu’ils vont mourir, pas des gens qui acceptent la mort.
C’est vrai qu’il y a eu autour de moi des gens qui ont cru qu’ils allaient mourir, assez récemment, et qui n’ont pas eu peur. Je pense simplement qu’ils n’ont pas de conscience de ce qu’est la mort. Je me range assez volontiers à ce que dit Chepa à ce sujet : “la rigidité cadavérique provient de la très grande peur qu’a eu la personne en mourant. Le corps des maîtres reste souple quand ils meurent”. Tu en connais beaucoup toi, des cadavres qui ne sont pas devenus rigides ? Faudrait demander à des médecins légistes, mais à mon avis, il y en a très peu.
Ignorer le problème n’est pas le résoudre, et pour moi les données sont simples. Quand on a pleinement accepté la mort, la vraie, celle du moi, on est pleinement dans l’état naturel, et si on n’est pas encore un bouddha, on va le devenir très vite. Je connais plein de gens qui disent accepter la mort et aucun qui soit même loin d’être un bouddha (je ne parle pas des lamas et autres enseignants du genre). Il me semble qu’il y a là une très grande inconscience, rien de plus. Comment tu fais, toi, pour défusionner de ton imaginaire ? Est-ce que tu as essayé ?