dimanche 13 décembre 2020

« Croire à la science ou pas »

« Croire à la science ou pas est devenu une question éminemment politique, sans doute celle qui va décider de l’avenir du monde »


La sociologue Eva Illouz retrace l’histoire du complotisme et analyse les causes profondes de l’importance qu’il a prise cette dernière décennie, jusqu’à remettre en question « le pari que les démocraties ont fait sur la liberté d’expression et sur la force de la vérité ».

Publié dans Le Monde le 10 décembre 2020 à 01h33



Tribune. Un habitant de l’Etat du Montana récemment interviewé par National Public Radio (NPR), réseau américain de radiodiffusion de service public, s’exprimait ainsi : « Ce sont des mensonges. Il y a beaucoup de preuves que la “pandémie” due au coronavirus est liée à la Chine communiste. Ils sont en train d’essayer d’imposer le marxisme communiste dans notre pays. »

Dans ces quelques phrases se trouvent résumées presque toutes les caractéristiques de la pensée complotiste : déni de la réalité telle qu’elle est établie par le consensus scientifique ou politique ; perception de la présence malfaisante d’une entité étrangère au sein du pays (ici, la Chine) ; affirmation que cette entité manipule la réalité, répand des mensonges et a pour but ultime le contrôle de la nation ; conviction que cette entité est d’autant plus puissante qu’elle est secrète et invisible.


Chimère cohérente et argumentée

La théorie du complot a donc ici une vocation justicière : elle se propose de dénoncer les manipulations et les mensonges proférés par des autorités (sanitaires, médiatiques, économiques, politiques) et de dévoiler une réalité cachée, celle du vrai pouvoir. Ce récit vise à mettre au jour le pouvoir mondial d’un groupe (les juifs ; la finance internationale) ou d’une personne (les Clinton ; George Soros ; Bill Gates) qui menace la nation ou le peuple : le complotisme se veut donc un contre-pouvoir. Dans ce sens, il a une affinité à la fois avec l’extrême gauche, qui dénonce le pouvoir insidieux des élites, et l’extrême droite, qui défend la nation assiégée.

Même si le complotisme est une forme de pensée magique ou d’hallucination collective, il ne ressort pas du mensonge : il est au contraire une parole de conviction et relève de l’ignorance. L’historien des sciences Robert Proctor et le linguiste Iain Boal ont proposé, sous le nom d’« agnotologie », d’étudier l’ignorance comme fait social. Le complotisme en fait partie, mais avec une nuance importante. Si l’ignorance se définit par l’absence d’un savoir (par exemple 62 % d’Américains interrogés ne pouvaient pas nommer les trois branches du gouvernement de leur pays), le complotisme se présente au contraire comme un savoir privilégié, une chimère cohérente et argumentée.


Plus réservée aux religions

En tant que telle, la pensée complotiste n’est pas nouvelle. L’antijudaïsme médiéval prenait lui aussi la forme de grands délires complotistes, imaginant par exemple que les juifs buvaient le sang des enfants chrétiens pour préparer la matza, le pain azyme consommé à Pâques (le mot « cabale » est un exemple de cet imaginaire à la fois complotiste et antijuif). Mais la pensée complotiste moderne n’est plus réservée aux religions ; elle est en passe de devenir un des discours centraux de notre espace public. En 2014, NPR révélait que la moitié des Américains croyaient au moins en une théorie complotiste. Plus récemment, il est apparu que 70 % de l’électorat républicain pense que les élections ont été frauduleuses. Le groupe QAnon, qui n’a pas été désavoué par Donald Trump et compte même parmi ses plus fidèles adhérents, diffuse l’idée qu’un culte satanique de pédophiles contrôle le monde. L’annonce finale de la victoire de Joe Biden a été vue par le président et son équipe comme un vaste complot fomenté par les démocrates, les industries pharmaceutiques, la Fondation Clinton et le milliardaire George Soros. Cela aura des incidences graves sur la perception de la légitimité du président élu.

Le complotisme est en passe de dissoudre l’une des dimensions constitutives de la démocratie, à savoir la tension entre croyances fausses et croyances vraies, entre opinion du peuple et opinion des élites expertes. La liberté d’expression avancée par la doctrine libérale de John Stuart Mill envisageait une telle friction mais considérait avec confiance que la vérité saurait prévaloir. Le pari que les démocraties ont fait sur la liberté d’expression et sur la force de la vérité est désormais remis en question.

La riposte au complotisme est particulièrement difficile parce que ce dernier s’appuie sur des éléments légitimes de la pensée actuelle et s’engouffre dans les brèches des épistémologies contemporaines. La pandémie due au Covid-19 a montré de façon éclatante que la fragilité de la démocratie commence par son épistémologie.

Le complotisme contemporain prend la forme du doute critique, remettant en question le pouvoir politique et l’autorité des experts. Douter de l’autorité était l’injonction glorieuse des Lumières, mais celle-ci se voit dévoyée dans les théories qui construisent le monde comme une vaste toile d’intérêts cachés. Dans une lettre à Arnold Ruge écrite en 1843, Marx appelait à « la critique impitoyable de tout ce qui existe, impitoyable en ce sens qu’elle n’a ni peur des résultats auxquels elle aboutit ni de conflit avec les pouvoirs en place ». Douter de toute autorité établie, voir le monde comme une vaste toile d’intérêts cachés est en effet une constante de la pensée complotiste contemporaine, qui ne croit ni aux procédures de comptage de voix, ni aux principes de virologie, ni aux méthodes scientifiques de certification des médicaments ou au réchauffement climatique. La seule vérité est celle de l’intérêt de ceux à qui le savoir profite.

Comme l’a écrit Luc Boltanski dans une étude remarquable (Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, 2012), le complotisme s’intensifie avec la naissance de l’Etat moderne et avec l’incertitude qui l’accompagne sur la nature du pouvoir politique : qui au juste nous gouverne est la question posée par le complotisme. Est-ce l’Etat, les compagnies de pétrole, les industries pharmaceutiques, les milliardaires ou bien une coalition secrète entre tous ces acteurs ? Comme le sociologue, le complotiste cherche à révéler la réalité des intérêts cachés et se veut donc être une intelligence critique. « A une réalité de surface, apparente mais sans doute illusoire, bien qu’elle ait un statut officiel, s’oppose une réalité profonde, cachée, menaçante, officieuse, mais bien plus réelle », nous dit Luc Boltanski.


« Imagination paranoïaque »

Cette façon critique d’interroger le monde aboutit à ce que l’historien de la littérature John Farrell appelle une « imagination paranoïaque », qui est, selon lui, une des grandes figures de la modernité. Pour Farrell, l’individu moderne perd progressivement de son pouvoir sur son environnement et perçoit le monde comme indifférent ou même hostile à ses besoins, d’où l’émergence du doute systématique. Le résultat, nous dit-il, est qu’il n’est plus possible de trouver une autorité épistémique ou morale.

C’est d’autant plus le cas qu’un pan entier de la pensée philosophique du XXe siècle a eu pour but de remettre en question la notion de vérité et le bien-fondé – moral et épistémique – de la recherche de la vérité. Des générations entières formées au foucaldisme ont appris que le savoir était une technique de pouvoir et sont devenues des virtuoses de la suspicion – malgré le désaveu de Michel Foucault pour toute méthodologie de la suspicion. Il avait éludé la question de l’intérêt, mais sa philosophie eut pour effet de faire de la science, au sein même de la communauté scientifique, une question de croyance, position intellectuelle qui ne pouvait que légitimer en retour le camp des non-croyants. Cette remise en question du savoir officiel s’est manifestée avec acuité pendant la crise sanitaire qui a exposé le spectacle des désaccords scientifiques, de la fragilité du consensus scientifique et du caractère construit de ses vérités.


Subjectivation de la vérité

La critique du pouvoir, de l’autorité experte et de la science s’est adossée à un autre phénomène, lui aussi central à la culture du doute : le subjectivisme ou l’idée que chacun a le droit de définir sa vérité. Porter atteinte à la vision du réel tel que chacun le définit est devenu une atteinte à la personne elle-même. Cette subjectivation de la vérité a été le résultat conjugué du psychologisme, qui octroie à l’individu la légitimité de ses émotions et de ses interprétations du monde, et des valeurs du pluralisme et de la tolérance, apanage des démocraties qui se doivent de respecter les individus et leurs visions du monde, aussi idiosyncratiques soient-elles. Toutes ces perspectives – du doute, de la critique systématique, de la défiance des autorités, du respect de l’intériorité des individus — ont été centrales à la mise en place et au déploiement de la culture démocratique.

Mais il y a une raison finale, non moins importante, à la montée du complotisme : la démocratie s’est révélée être un régime politique profondément divisé entre sa propre théâtralisation, la mise en scène d’elle-même sous le regard incessant des médias, et une forme cachée, voire souterraine, d’actions politiques faites de compromis, de quid pro quo, d’intérêts financiers, d’ambitions personnelles et de pressions exercées sur l’appareil de l’Etat par des organisations qui veulent rester dans l’ombre.

Parce que le régime démocratique présuppose l’intérêt général et la transparence, tout écart de ces normes crée une méfiance profonde vis-à-vis du pouvoir. Jamais les représentants des institutions démocratiques n’ont été en crise et n’ont autant souffert du manque de confiance de la part des citoyens dans une grande partie du monde démocratique.

Par le biais des grands médias, la vie politique est désormais ponctuée par des scandales qui semblent révéler les rouages et machinations sordides du pouvoir : le Watergate a montré que Richard Nixon avait enfreint la Constitution en espionnant le parti rival et en tentant de faire disparaître les preuves de son crime ; le scandale de l’Iran-Contra avait mis au jour le fait que Ronald Reagan vendait en secret des armes à l’Iran de Khomeiny, malgré l’embargo officiel, pour reverser l’argent des ventes à ceux qui combattaient le régime sandiniste au Nicaragua. Les armes de destruction massive au nom desquelles la guerre en Irak avait été engagée se sont avérées inexistantes. Sous les feux de la rampe, la vie politique démocratique s’est révélée dans toute la splendeur de ses mensonges et ses intrigues. Le roman et les films d’espionnage, les séries télévisées à audience internationale comme House of Cards ou Borgen, sont venus s’ajouter à ce nouvel imaginaire, pointant vers une réalité cachée d’un monde politique essentiellement corrompu par l’argent et le pouvoir.


Image dégradée de la politique

Le conspirationniste représente une anomie épistémique qui reflète la perception de l’anomie du monde politique. Il se nourrit donc de la dégradation réelle de l’image de la politique et des politiciens, d’un climat intellectuel qui a attaqué sans relâche la notion d’autorité épistémique, et du subjectivisme qui donne à l’individu tout pouvoir de définir sa propre réalité.

Dans ce sens, le complotisme est un non-savoir – ou une forme organisée d’ignorance qui se veut être plus intelligente que le « système ». C’est la raison pour laquelle certains ont avancé que le complotisme est le fait d’individus aliénés qui ne se sentent pas représentés par les institutions.

Le complotisme de cette dernière décennie signale une transformation inédite de la démocratie : l’alignement des camps politiques autour des questions du savoir et de l’autorité épistémique. Pendant la crise sanitaire, les camps républicain et démocrate ont été profondément divisés, précisément sur le bien-fondé de l’autorité médicale. Les résultats des élections avaient commencé par donner une victoire à M. Trump mais ont changé quand on a commencé le comptage des voix par courrier, c’est-à-dire les voix de ceux qui ne se sont pas rendus aux urnes parce qu’ils croyaient dans l’autorité des experts sanitaires.

Historiquement, le complotisme a existé autant à droite qu’à gauche, mais récemment il est devenu essentiellement l’arme idéologique de l’extrême droite. Cela est dû au fait que pour les populistes, les autorités médicales et scientifiques sont désormais des élites tout court, des groupes dont la parole compte autant que la leur. C’est aussi dû aux énormes efforts de la classe industrielle alliée à la droite et de l’extrême droite pour nier le réchauffement climatique, efforts qui ont nécessité le rejet même de la science. Croire ou pas à la science est devenu une question éminemment politique, sans doute celle qui va décider de l’avenir du monde. L’épistémologie est désormais au cœur de notre démocratie et de son avenir.

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Eva Illouz est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent notamment sur la sociologie des émotions et de la culture. Elle a rédigé plusieurs essais, parmi lesquels Les Sentiments du capitalisme (Seuil, 2006), Pourquoi l’amour fait mal (Seuil, 2012), Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, coécrit avec Edgar Cabanas (Premier Parallèle, 2018), et Les Marchandises émotionnelles (Premier Parallèle, 2019).


jeudi 10 décembre 2020

Le boum du tourisme chamanique

Publié dans Le Monde le 02 août 2019

ENQUÊTE Rassemblements, conférences et études se multiplient en Occident, et les voyages en terres chamaniques se banalisent.

La France aussi a ses passionnés de chamanisme. Du 28 août au 1er septembre, la première Université d’été du chamanisme ouvrira ses portes à Cogolin (Var). Elle sera animée par « des scientifiques, des chercheurs, des anthropologues, des écrivains et des représentants de traditions celte, néo-zélandaise, maori, shintoïste, congolaise et mexicaine », nous dit-on au Cercle de sagesse de l’union des traditions ancestrales, qui a déjà orchestré du 25 au 28 avril à Genac (Charente) le douzième Festival du chamanisme. L’événement, alternant débats, évocations de la « Terre-Mère » et cérémonies coutumières, a accueilli « 180 chamans et femmes ou hommes médecines » venus des cinq continents, et attiré quelque 4 000 visiteurs.
Cet engouement pour le chamanisme, considéré par certains anthropologues comme la religion originelle de l’humanité, se manifeste en Europe, aux Etats-Unis ou au Canada depuis une quinzaine d’années. Rassemblements, conférences, cursus universitaires se succèdent, et des milliers d’Occidentaux se rendent régulièrement en Amazonie pour participer avec des chamans guérisseurs (curanderos, de l’espagnol curar, « soigner ») à des rituels de prise d’ayahuasca (du quechua aya, « défunt », « esprit », « âme », et huasca, « corde », « liane »), une boisson indigène médicinale hallucinogène à base de plantes macérées. D’après le médecin et historien équatorien Plutarco Naranjo, auteur de Mitos, tradiciones y plantas alucinantes (Université Simon Bolivar, 2012, non traduit), l’ayahuasca est utilisée depuis 2000 à 4000 ans par les Amérindiens, qui la surnomment « la liane de l’âme ». M. Naranjo reproche d’ailleurs à Claude Lévi-Strauss d’avoir sous-estimé l’importance des plantes psychoactives dans les civilisations précolombiennes.


Cet intérêt occidental pour le chamanisme amazonien et « l’expérience ayahuasca » a été initié par des personnalités comme Tori Amos, Paul Simon, Sting ou Oliver Stone, et popularisé par les films de Jan Kounen (Blueberry et D’autres mondes, 2004) et Gaspard Noé (Love, 2015). Il s’amplifie d’année en année, tant en Amérique latine, où des centres de plus en plus luxueux s’ouvrent, qu’en Occident. De nombreux curanderos se déplacent désormais pour organiser des séances sous ayahuasca en Europe et aux Etats-Unis, et viennent expliquer leurs pratiques et leur philosophie à divers colloques, comme à la sixième Conférence mondiale Ayahuasca, qui a rassemblé, du 31 mai au 2 juin, à Gérone (Espagne), de nombreux chercheurs en sciences humaines, activistes et chamans à l’initiative de l’International Center for Ethnobotanical Education Research and Service (Iceers). Sa profession de foi : « Nous envisageons un avenir où les pratiques liées aux plantes psychoactives sont valorisées et font partie intégrante de la société. Nous le faisons en abordant certaines des questions fondamentales résultant de la mondialisation de l’ayahuasca et d’autres ethnobotaniques. »

Le « néochamanisme » en débat


Qu’est-ce qui pousse ces milliers d’Occidentaux à s’intéresser aux cultures chamaniques, très éloignées des nôtres, et à consommer un puissant hallucinogène contenant du diméthyltryptamine (DMT, interdit en France), déclaré dangereux par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) ? Un grand débat sur ces questions agite tant les médias et les anthropologues que les spécialistes des religions, qui parlent aujourd’hui de « néochamanisme ». D’un côté, l’anthropologue Jean-Loup Amselle, directeur d’études à l’EHESS, auteur de l’enquête Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne (Albin Michel, 2013), l’analyse comme une nouvelle forme de tourisme exotique séduisant la classe moyenne occidentale en mal de voyages dépaysants et d’expériences psychédéliques. Il décrit des « chamans operators » n’exerçant plus dans leurs communautés natives, intervenant dans des « lodges entourés de palissades et de gardes armés » qui « isolent les touristes du monde social amazonien ». « Ce tourisme chamanique, assure-t-il, est promis à un bel avenir dans le cadre du déclin des grands récits et de la floraison des nouvelles spiritualités new age et des grands thèmes du romantisme naturaliste. » Critique, il parle d’« une montée de l’irrationnel », d’« un dérivatif vers un monde extra-humain », d’une inquiétante fuite narcissique, d’une forme de « dépolitisation », et évoque les dérives sexistes et sectaires de certains chamans.
L’anthropologue Barbara Glowczewski, médaille d’argent 2018 du CNRS, qui travaille depuis quarante ans avec les aborigènes, défend un point de vue très différent. Elle participe depuis trois ans au Festival du chamanisme de Genac, où elle a fait venir des délégations d’Aborigènes, de Guyanais, de Polynésiens et de Yézidis, et souligne tout l’intérêt de ces rencontres : « De passionnants débats se sont tenus, où les représentants des communautés et les chamans, dont la culture est menacée, ont pu exposer leur situation, échanger, imaginer des alliances. Le public a expérimenté leurs rituels collectifs avec bienveillance, souvent ému et enthousiaste des soins individuels qu’ils procurent. »
Auteure de Rêves en colère (Plon, 2004), qui a contribué à faire connaître le concept aborigène d’espace-temps des rêves ou « dreaming », Barbara Glowczewski a travaillé avec des chamans australiens. Elle a réalisé, en 2017, un entretien filmé avec le guérisseur Lance Sullivan, qui explique sa manière – tant physique que spirituelle – de soigner selon la tradition de son peuple, les Yalarrnga. L’anthropologue souligne qu’aujourd’hui, des chamans aborigènes, hommes et femmes, interviennent dans plusieurs hôpitaux d’Australie du Sud et sont réputés pour soigner des problèmes rénaux. Elle rappelle que de plus en plus de scientifiques reconnaissent la pertinence des savoirs des chamans sur les plantes médicinales, les énergies terrestres, les étoiles et le climat.

Dialogues Nord-Sud

Barbara Glowczewski trouve important que des habitants des pays riches qui refusent « la destruction des milieux de vie par les industries extractives et les désastres écologiques cherchent des sources d’inspiration auprès des peuples autochtones et des cosmovisions chamaniques pour lesquelles la terre et l’eau sont vivantes et les plantes “enseignantes” ». C’est justement ce qui attire les jeunes Occidentaux qui cherchent une nouvelle relation au monde, et « tentent précisément d’expérimenter le fait que nous pouvons être habités ou traversés par des entités naturelles, esprits animaux, végétaux, feu ou pluie ». L’anthropologue y décèle « l’apparition de nouvelles manières d’habiter la Terre, plus respectueuses, où les humains cherchent à retrouver des liens spirituels avec toutes les formes du vivant ». « Il ne s’agit pas d’exotisme, mais d’explorer ce que l’Occident a perdu, de se réancrer avec la mémoire des lieux », insiste-t-elle.
Ce mouvement d’échanges et de dialogues Nord-Sud, réévaluant l’apport du chamanisme à la culture mondiale et à la pensée écologique, ne date pas d’aujourd’hui, rappelle Barbara Glowczewski. Il poursuit l’évolution des conceptions de nombreux chercheurs en sciences humaines qui ont réétudié la richesse de la « pensée sauvage ou archaïque », leur manière de considérer la nature, et revisité la notion de chaman. Le mot vient du toungouse « saman ». Il signifie « remuer l’arrière-train » et désigne l’agitation du rut animal. Les Toungouses vivent en Sibérie, où ils ont longtemps pratiqué la chasse aux rennes. Animistes, ils pensent que les animaux sont dotés d’un esprit, auquel le chaman s’adresse. Pour ce faire, comme l’explique l’anthropologue Roberte Hamayon dans Le Chamanisme (Eyrolles, 2015), il se choisit une femelle renne imaginaire, qu’il séduit au cours d’une cérémonie où, jouant du tambour, portant des ramures, « il simule un renne mâle, brame, donne des coups de tête pour faire fuir les rivaux, roule des hanches ». Une danse qualifiée de « diabolique » par les prêtres chrétiens.
« Epousant » la femelle en esprit, le chaman pénètre alors l’univers des
rennes afin de s’attirer leurs faveurs, et d’apporter chance et divination aux chasseurs de sa communauté. C’est là, explique Roberte Hamayon, le rôle essentiel du chaman, au sens premier. Mais, à la fin du XIXe siècle, on découvre son rôle de guérisseur, tandis que dans les pays colonisés, les Européens observent l’action des « sorciers », des « magiciens » et autres « hommes médecines » autochtones, assistent à des séances de possession et à des cérémonies d’évocation des esprits (de la nature, des ancêtres), souvent assorties de consommation de breuvages psychotropes. Bientôt, les ethnologues du début du XXe siècle se disputent sur le rôle social, la fonction – guérisseur, prêtre, sorcier ? – de tous ces « chamans ».

Transes psychédéliques

En 1951, Mircea Eliade publie Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, la première étude comparative de ces pratiques animistes, dans laquelle il préconise de ne pas limiter la notion de chaman aux devins sibériens, mais de l’étendre à tous leurs homologues des sociétés premières. Pour M. Eliade, contredisant le mépris chrétien, le chamanisme constitue la « première mystique ». Il voit le chaman comme un « psychopompe » réalisant un « vol magique » dans un monde d’esprits, explorant des états modifiés de conscience ou « transes », grâce à des psychotropes ou à d’autres techniques (jeûnes, musiques…). Il définit le chamanisme comme l’expérience religieuse primordiale. Il l’universalise. Même si M. Eliade a été critiqué pour certaines généralisations, cette conception a réévalué le rôle spirituel du chaman et marqué l’anthropologie. C’est elle qui séduit aujourd’hui les passionnés de néochamanisme, qui veulent à leur tour « chamaniser ».
David Dupuis, anthropologue à l’université de Durham (Royaume-Uni), qui a codirigé le numéro 17 des Cahiers d’anthropologie sociale, titré « Images visionnaires » et consacré aux visions suscitées par la tabernanthe iboga, le peyotl et l’ayahuasca, avance une autre raison à cet engouement : l’histoire mouvementée de la découverte, au XXe siècle, des propriétés psychédéliques des plantes chamaniques « par des ethnologues, certains chimistes, les écrivains beatniks et nombre d’artistes pop ».
Un des pionniers de cette exploration est Albert Hofmann, chimiste de la firme Sandoz, qui teste, le 19 avril 1943, une microdose d’un alcaloïde tiré d’une moisissure de l’ergot du seigle, un champignon responsable de plusieurs cas de folie collective au Moyen Age. Il s’agit de l’acide lysergique ou LSD. Cette expérience, au cours de laquelle il ressent l’effroi – « un démon sarcastique triomphait de ma volonté » –, des visions fantastiques – « des images multicolores arrivaient sur moi, s’ouvraient en cercles ou en spirales » –, puis l’extraordinaire « impression que le monde a été recréé », le mène à s’intéresser aux effets psychoactifs des plantes utilisées dans les rituels dionysiaques grecs et les transes chamaniques.

Castaneda et l’« herbe du diable »

« Il n’est pas le seul à l’époque », rappelle David Dupuis. En effet, en 1955, l’ethnomycologue Robert Gordon Wasson est le premier Occidental à participer, à Oaxaca (Mexique), à une cérémonie de prise d’un champignon sacré, supervisée par la curandera mazatèque Maria Sabina, et à éprouver une intense connexion avec la nature. En 1957, dans Mushrooms, Russia and History (Pantheon Books), Wasson révèle au grand public l’importance des champignons psychotropes – « la chair des dieux », d’après les Mayas – dans de nombreuses traditions chamaniques et religieuses autour du monde.
Parallèlement, dans les années 1950 et 1960, les écrivains beatniks William Burroughs et Allen Ginsberg partent prendre du yagé (l’ayahuasca) en Amazonie avec des curanderos, et rapportent des expériences mystiques : « J’ai commencé par ressentir ce que je pensais être l’Etre suprême, un fragment de Lui, pénétrant mon esprit comme un grand vagin mouillé », écrit Ginsberg. Entre 1968 et 1977, l’anthropologue américain d’origine péruvienne Carlos Castaneda relate, dans plusieurs best-sellers, les enseignements du chaman yaqui Don Juan Matus et de son « herbe du diable », tandis que les Beatles et le professeur de Harvard Timothy Leary popularisent les champignons psychotropes et le LSD, qu’ils considèrent comme des « amplificateurs de conscience ».
Toutes ces recherches, ces voyages, ces « trips » font qu’en 1979 un collectif d’ethnobotanistes et de mythologues américains, dont Wasson, le professeur d’études classiques Carl Ruck et le botaniste Richard Schultes, forge le concept d’« enthéogène » – du grec entheos, « être inspiré », « possédé par le divin », et genesthai, « qui vient dans l’Etre » – pour qualifier les plantes psychotropes utilisées dans de nombreuses civilisations à des fins religieuses et spirituelles. Ils avancent que les transes des Mystères d’Eleusis, en Grèce, s’expliquent par l’ergot de seigle contenu dans la boisson prise par les initiés, le kikeon. A leur suite, plusieurs anthropologues et préhistoriens (Weston La Barre, Jean Clottes, David Lewis-Williams, Michael Harner…) se sont demandé si les plantes psychédéliques n’ont pas joué un rôle décisif dans l’émergence du sentiment mystique et religieux dans l’humanité – une conception bien sûr très critiquée.

« Voie de salut »

David Dupuis estime que ce mouvement de recherches, tant expérimentales et anthropologiques que littéraires, a inspiré la vogue chamaniste contemporaine. Ses adeptes ne cherchent plus tant dans les drogues, comme les jeunes générations des années 1990, une plus-value ludique, festive ou sexuelle, mais une expérience enrichissante, entre la psychanalyse sauvage, le voyage spirituel et la connexion visionnaire avec la nature : une expérience « enthéogène ». Par ailleurs, ajoute M. Dupuis, avec la mondialisation, Internet et l’accélération des échanges Nord-Sud, les voyages éprouvants et solitaires des beatniks à la recherche des chamans et des magic mushrooms se sont démocratisés. Banalisés. Et commercialisés…
Plusieurs enquêtes sur la vogue néochamaniste ont été menées par l’Observatoire du religieux d’Aix-en-Provence, sous la houlette du philosophe et sociologue Raphaël Liogier, qui l’a dirigé de 2006 à 2014. Il fait une analyse proche de celle de M. Dupuis : « Le chamanisme a tout pour plaire à des Occidentaux en perte de mythologie, inquiets des ravages du matérialisme, parce qu’il symbolise la religion non dévoyée, plus spirituelle que religieuse, non monothéiste donc non dogmatique ni moraliste, écologique car sacralisant la Terre-Mère, enfin visionnaire et extatique grâce à la prise de plantes psychotropes. »
Le chamanisme, a constaté M. Liogier, a également l’avantage de se présenter comme « une médecine holistique soignant l’esprit et le corps en même temps », et favorisant donc toutes « les pratiques spontanéistes pour se retrouver, s’exprimer, lever ses blocages ». Voilà pourquoi les festivals chamaniques se sont multipliés, où le public s’exerce « à l’ensauvagement en redevenant son animal de pouvoir, tel que l’a décrit Carlos Castaneda », s’enferme « dans les huttes de sudation des Sioux Dakota pour un vol spirituel » ou se « libère de son stress grâce à la danse de la lune noire ».
Pour le sociologue, qui publie à la rentrée un Manifeste métaphysique (LLL, avec Dominique Quessada), toutes ces pratiques n’illustrent pas une régression dans l’irrationnel, ni la nostalgie d’un monde primitif perdu, mais perpétuent au contraire « la quête radicale d’une individualité hypermoderne libérale décidée à tout essayer pour s’autonomiser et s’épanouir, pour qui le chamanisme et les enthéogènes relèvent d’une pratique de développement personnel ». Plus encore, continue M. Liogier, en se pensant « tous chamans », « les individus globalisés espèrent échapper à leur finitude et au risque planétaire en cherchant de nouveaux mythes et une voie de salut dans des expériences visionnaires inspirées par ceux qui croient encore à la puissance régénératrice de la nature et ne sont pas responsables du désastre environnemental ». Tous chamans aujourd’hui. Et demain ?

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C'est vrai, ça, et demain ? Où aller prendre de l'ayahuesca pour les fêtes ? 
Jean Castex vient de trancher : chez mamie d'Albi, mais pas entre 20 h et 6h.

vendredi 4 décembre 2020

Black Fridays (4) : Moins 50% sur les terrines de chevreuil aux champignons

Résumé des épisodes précédents : 
Une bonne éducation, c'est primordial. 
Faut vraiment mettre ça avant tout le reste.  
C'est ce qui ressort après-coup des parcours de vie de Noëlla Rouget, mais aussi de Jacques Vasseur, son bourreau gracié malgré ses bourrelets disgracieux (article précédent), d'Abdoullakh Anzorov, le Tchétchène décapiteur qui détestait les fromages polythéistes (article d'avant) et de Michel Fourniret, pervers freelance aujourd’hui confiné à l’Ehpad pénitentiaire Henri-Mondor de Créteil (article précédant l'article d'avant le précédent).
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Il n'y a que dans le coeur de Noëlla
et dans les films de Tarantino
qu'on voit Jésus gagner contre Hitler.
Par quel mystère les parents de Noëlla Rouget, "fervente catholique, au parcours exemplaire" lui transmirent-ils la foi ? une foi en inox, et qui dura dans le temps, et qui fut à l'épreuve des évènements, insoutenables, qui la démentaient inlassablement ? Elle fut successivement rescapée de la guerre, de la Résistance, des camps de concentration, mais aussi de la haine, du deuil, puis de l’âge. Si ça se trouve, elle était plus chrétienne que le Christ, et pas loin d'être une publicité vivante pour le message de Jésus, dont j'ai entendu dire que c'était un mec assez cool, que ce soit par Gérald Messadié (l'Homme qui devint Dieu), Emmanuel Carrère avant qu'il devienne ouf (le Royaume) et Joseph Arthur (The Ballad of Boogie Christ), trois témoins également dignes de foi, sauf peut-être Carrère quand il fait de l'auto-fiction, mais on peut difficilement les suspecter de collusion avec les deux autres. Et pourquoi donc la foi soulève-t-elle des montagnes qui retombent joyeusement sur la tête de ceux qui ne l'ont pas ? et et comment adhérer, sans abdiquer son intelligence, comment croire à la Résurrection, pièce maitresse de la doctrine, alors que ça se voit à vue d’oeil que toute chair est comme l'herbe, elle est comme la fleur des champs / épis, fruits mûrs, bouquets et gerbes, hélas ! vont en se desséchant... ?
C'est bien mystérieux tout ça. 
Le christianisme serait-il un chamanisme ? 
Si l'on en croit Jacques Dartan, son avènement historique est mathématiquement improbable :
« Les hommes animés du besoin de servir sont cent fois moins nombreux que ceux qui préfèrent se servir. Cent fois, mille fois supérieurs en nombre, les singes l'ont emporté sur l'homme, toujours et partout - sauf sur le terrain spirituel, où c'est le contraire : les hommes plus humains que leurs contemporains sont invincibles. L'histoire est toute faite de la lutte - désespérément inégale - de sinistres hordes de singes ligués contre l'Homme, contre l'Homme invincible quoique toujours vaincu, contre l'Homme toujours voué à la défaite : il ne peut l'emporter sur les singes que dans la défaite parce que la victoire est simiesque. Toute cause qui «triomphe» est immédiatement singifiée, exploitée par les puissants. Le christianisme se dégrade en religion, le socialisme en communisme totalitaire, le libéralisme en capitalisme agressif. L'humanitarisme lui-même donne naissance à des singeries comme la Sécurité Sociale et l'Education Nationale." 

même dans les vieux Astérix, Jésus a du mal à s'avouer vaincu par Hitler.

Moi qui vous cause, je connais une femme dont je croyais la foi en acier trempé, et très impliquée dans la vie diocésaine, ainsi que son mari, et pas du tout prosélytes, avec ça, des gens avec vraiment le coeur sur la main, mais après que plusieurs membres de sa famille soient venus finir leur vie chez elle, elle a trouvé que trop c'est trop, elle a rendu son tablier, sur Jésus-Christ elle a fait une croix.
Leur relation n'était sans doute pas assez intime pour résister aux accidents qui surviennent les jours où Dieu n'est pas au bureau; mais au fond, la foi est-elle vraiment si désirable à l'incroyant, pour peu qu'il se croie exclu du Royaume de Dieu, alors que normalement il y a droit ? parce que la foi c'est aussi ça : certains Américains croient tellement dans les âneries qu'on leur raconte, qu'au Texas, on entend un patient hospitalisé en soins intensifs dire à une infirmière que le virus est une « fake news », ou une infirmière californienne faire l’objet de moqueries pour avoir porté un masque. « Alors qu’une nouvelle vague de Covid-19 frappe les Etats-Unis, les personnels hospitaliers sont aux prises avec les conséquences de la machine de désinformation du président Trump », raconte Vanity Fair. 
La foi ne suffit donc pas, il faut aussi une vue juste.

Noëlla n'avait pas lu ce livre,
mais elle n'aurait pas été d'accord.
Mais Noëlla, non seulement elle a la foi et une vue juste, mais elle pardonne au bourreau qui a fait tuer son mari. 
Pour ne pas risquer de devenir comme lui. 
Alors qu'il est condamné à mort, elle écrit au président du tribunal pour demander sa grâce :
« Les horreurs vécues sous le régime concentrationnaire m’ont sensibilisée à jamais à tout ce qui peut porter atteinte à l’intégrité tant physique que morale de l’homme, et j’ai rejoint les rangs de ceux qui pensent que, s’il faut combattre l’erreur, nous n’en avons pas, pour autant, le droit de disposer de celui qui a erré, qu’il faut lutter contre la maladie et non tuer le malade, de ceux qui font campagne pour l’abolition de la peine de mort. (…) Nous nous sentirions moins bonne conscience pour accuser nos bourreaux d’autrefois, devenus bourreau nous-mêmes, fût-ce par procuration… Et puis, si l’on veut bien y réfléchir, d’un côté nos milliers de morts, nos souffrances… de l’autre, la mort de Vasseur… Cela ne fera jamais le poids. » (...) «A plusieurs reprises, il m’arriva d’entendre, de la bouche d’une ancienne victime de l’accusé, une exclamation de ce genre : “Pourquoi le juger ? Qu’on le remette entre nos mains, nous saurons bien le faire mourir à petit feu.” Dans les yeux de celui ou de celle qui parlait, je retrouvais alors la lueur de haine qui brillait dans le regard de nos tortionnaires d’autrefois. (…) Je pense, avec Jean Rostand, que “la civilisation marque un point, que l’humanité est gagnante chaque fois que, dans une conscience, l’horreur de détruire une vie a parlé plus haut que toute autre répugnance”. (…) Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de nous affranchir de l’esprit de vengeance qui nous retient prisonnières de ce cercle de haine dont nous avons tant souffert et nous empêche d’être disponibles pour des attitudes autrement constructives ? » (…) « Après avoir été des témoins de la haine portée à son paroxysme, devenons les promoteurs de la compréhension entre les hommes et du respect foncier de la vie(…) C’était, agissant ainsi, être plus fidèle à la mémoire de nos mortes, qui avaient fait le sacrifice de leur vie en rêvant d’un monde plus fraternel. »

Eckard Tolle a réalisé mon rêve :
sortir avec Oprah Winfrey
Cette attitude n'est pas à la portée de tout le monde. Disons que la plaidoirie est à la hauteur du vécu. Moi, pour m'éclairer sur ces choses, dans la période actuelle, je n'ai guère qu'Eckard Tolle pour me guider, Eckard Tolle qui ressemble plus à un nain lubrique qu'autre chose, on a les gourous qu'on mérite, Eckard Tolle qui me suggère que face à une situation inacceptable, on peut soit l’accepter, soit la changer, soit se barrer. Et se consoler en errant au rayon spiritualité vivante de la Fnac, en cherchant un bouquin intellectuellement satisfaisant sur le pardon. En évitant ceux d'Emmanuel Carrère. C'est là que j'ai trouvé Eckardt, sur une étagère de la Fnac Spiritualité, lors d'un Black Friday précédent. Intellectuellement, je vois le truc. Mais émotionnellement, c’est plus coton. Dieu pardonne, moi pas, disait Trinita. Sur le plan humain, je sens instinctivement qu'il avait raison. Le pardon n’est pas toujours à notre portée, et c’est alors plus sain d’y renoncer, plutôt que de se faire des noeuds dans le gros intestin.

Noëlla disait : "Jésus est dans l'hostie,
comme le chevreuil est dans ce pâté"
Est-ce que le chevreuil pardonne au chasseur, en comprenant qu'il va finir en terrine de la mère à Bambi ? Peut-être, si et seulement si, juste avant de croiser le chasseur, il a grignoté des champignons magiques dans un fourré : certains sont bourrés de psilocybine. 
En effet, j'ai récemment redécouvert dans Voyage aux confins de l'esprit de Michael Pollan la recette de cet épatant remède de grand-mère au manque de foi : 
« Typiquement, seuls le fondateur et quelques-uns de ses premiers disciples sont en mesure de revendiquer l’autorité qui découle d’une expérience directe du sacré. Pour ceux qui leur succèdent, il ne reste que la maigre consolation des histoires, des rites symboliques et de la foi. Le temps atténue la puissance originelle de l’expérience, qui se déroule désormais par l’intermédiaire des prêtres. Mais le culte des psychédéliques offre une promesse extraordinaire, celle pour quiconque d’accéder, à tout moment, à l’expérience religieuse originelle grâce au sacrement, qui se trouve être une molécule psychoactive. La foi devient dès lors superflue. »
Plus loin dans l’ouvrage, le narrateur recueille le témoignage de Karin Sokel, coach de vie et guérisseuse dans la cinquantaine, qui décrit une expérience «qui a tout changé et l’a profondément ouverte».
A la fin, Noëlla confondait la Bible
et son recueil de recettes psychédéliques.
"Au paroxysme de son voyage, elle a rencontré un dieu qui se donnait pour nom «Je Suis». En sa présence, «chacun de mes chakras a explosé. Et la lumière fut, la pure lumière de l’amour et de la divinité, elle était avec moi et aucune parole n’était nécessaire. J’étais en présence de cet amour absolu, divin, avec lequel je fusionnais, dans cette explosion d’énergie… Rien que d’en parler me donne encore la chair de poule. Ça a été comme une révélation. Le fondement de notre existence était l’amour, j’en avais désormais la certitude. Au pic de l’expérience, je tenais littéralement le visage d’Oussama ben Laden entre mes mains, je le regardais dans les yeux, je ressentais un pur amour venant de lui et je le lui rendais. Le fondement n’est pas le mal, c’est l’amour. J’ai vécu la même chose avec Hitler, puis avec un Nord-Coréen. Je pense donc que nous sommes le divin. Ce n’est pas une construction intellectuelle, c’est une connaissance fondamentale.»
Je lui ai demandé ce qui la rendait si certaine que ce n’était pas un rêve ou un fantasme causé par la drogue. « Ce n’était pas un rêve. C’était aussi réel que notre conversation, là, maintenant. Je ne l’aurais pas compris non plus si je n’en avais pas fait l’expérience directe. Maintenant, elle est gravée dans mon esprit et je peux m’y connecter, ce que je fais souvent. »
Un autre mycologue amateur, intellectuel doté d’un sens développé de l’ironie, a peiné à mettre des mots sur les vérités profondes qui sont l’essence même de notre humanité et qui lui ont été révélées durant l’un de ses voyages sous psilocybine :
"J’ai parfois été presque gêné par ces révélations, comme si elles exprimaient une vision cosmique du triomphe de l’amour que l’on associe en général et avec une certaine dérision aux platitudes des cartes de vœux. Et pourtant, les visions élémentaires qui ont été les miennes pendant ces séances me semblent encore, pour la plupart, irréfutables."

J'ai enfilé mon vieux déguisement
de chevreuil (tout rapiécé au Q)
pour faire du jogging sans dérogation.
C'était une erreur.
Ce qui est proprement stupéfiant c'est qu'une fois de plus, tout se passe comme dans la vieille prophétie auto-réalisatrice cherokee : c'est dans le coeur de chaque être humain que se déroule le combat de Jésus contre Hitler, et c'est celui que tu nourris qui gagne. De toute façon, je me suis laissé dire que Hitler, il vaut mieux l'avoir en photo qu'en pension. C'est que ça bouffe, un nazi, quand c'est d'assez bonne humeur pour refonder le IIIème Reich. Je comprends soudain pourquoi ma femme n'apprécie guère quand je fais des blagues douteuses en prenant un fort accent allemand, même si c'est pour dénoncer les pornographes qui ont fait à l'amour ce que Hitler a fait à la Pologne. 
Et incapable à ce stade de trancher le débat entre foi et champignons, je crois qu'il y a un temps pour la réflexion, et un temps pour l’action, alors ce matin j'ai fait un jogging, je n'ai pas vu de champignons mais les chasseurs ont déconfiné, c'est clair. 
Les chevreuils aussi, à croire qu'ils sont générés par leurs bourreaux, puisqu'il s'en tue plus de 650 000 par an, en tout cas chaque année que Dieu fait.
Les survivants feront autant d’adhérents potentiels au GRRR. (Groupe de Réalité Réelle Ratée) mais je n'ai plus le temps d'en parler aujourd'hui. 

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Sinon, pour résumer un peu ma rédaction niveau troisième, s'il ne peut trouver :
- ni la foi en Dieu, même par le truchement de Noëlla Rouget et ses terrines de pâté de bourreau, 
- ni en l'Esprit de l'Univers par les champignons, 
l'Homme peut éventuellement contempler ses propres oeuvres, par lesquelles il redécouvre les symboles du mysticisme le plus païen en même temps que le sens de sa vie, tandis que la mer et les crabes montent.
Et s'il ne le peut pas, c'est tant pis pour lui, je peux pas tout faire à sa place non plus.

image trouvée sur ce site beau à pleurer où elles sont à vendre en toute légalité :
https://www.thisiscolossal.com/2020/12/jon-foreman-stone-land-art/


Moi aussi, j'ai essayé de faire crever une souche par la méditation de bio-contrôle enseignée par Eckardt Tolle dans le port d'Amsterdam, mais c'est quand même moins concluant que de percer des trous Ø 18 à la chignole à la base du tronc, et d'y verser une dose généreuse de chlorate de potassium.