C'était un temps déraisonnableOn avait mis les morts à tableOn faisait des châteaux de sableOn prenait les loups pour des chiensTout changeait de pôle et d'épauleLa pièce était-elle ou non drôleMoi si j'y tenais mal mon rôleC'était de n'y comprendre rien
Louis Aragon , "Est-ce ainsi que les hommes vivent"
Dans la Légende des Siècles rapportée plus tard par vos deux familles, on raconte que dans votre enfance vous viviez dans le même lotissement de la banlieue de Perros, cette petite voisine avait deux ans de plus que toi, et elle t'apprit à marcher dans le quartier. Presque soixante ans plus tard, tu tangues un peu en prenant appui sur ta béquille, mais enfin, tu marches à nouveau, et tu apprécies ce début d'autonomie retrouvée, en te dirigeant à l'estime vers le cimetière inondé d'un soleil printanier et équanime, qui prodigue lumière et chaleur aux morts comme aux vivants endeuillés.
C'est pas le moment d'en jubiler sous cape, ça foutrait par terre ta couverture de VRP du chagrin qui revient de loin, du haut des décennies qui te séparent de la dernière fois où tu crois l'avoir vue vivante. La disparue. Qui n'a jamais été aussi présente dans ton esprit, depuis bien longtemps.
Dans ton dernier souvenir de votre interaction, elle n'était pas de très bonne humeur.
La rupture n'était pas sereine.
La relation non plus.
Sinon, vous ne vous seriez pas séparés.
Et tu te dis qu'à nouveau, elle guide tes premiers pas, après cette nouvelle naissance, cet accident bête dont tu te relèves, après une maladie plus grave et plus sérieuse, il t'a fallu apprendre sa mort pour te remettre debout pour de bon, tu aurais bien aimé savoir ce qu'elle était devenue, tu caressais l’idée de reprendre contact, pas de te rendre à son enterrement après en avoir appris la bien triste nouvelle, comme on dit dans ta famille.
Des fois ça part en live, des fois ça part en death. On choisit pas toujours. D'ailleurs, sur ce coup-là, si j'avais le choix, il ne serait pas funéraire. |
Tu reconnais que tu ne maitrises pas grand-chose, tu peux seulement moduler un peu tes réactions face à ce que la vie te propose, y compris quand c'est l'option dernier hommage, non négociable.
Tu sentais que tes motivations étaient troubles, tu n’avais pas encore trouvé de prétexte crédible pour l'appeler, alors tu n’as jamais vraiment tenté de renouer, une fois votre histoire finie, sachant que pour toi, dépendant affectif de classe IV, renouer c'était prendre le risque de te rependre, et qu'il te semble aujourd'hui préférable de défaire les noeuds émotionnels, énergétiques, existentiels, tous ces noeuds générés en t’agrippant aux autres pour assouvir tes besoins contradictoires d’intensité, de paix, de sécurité, de folie, d'harmonie, de sagesse et de souffrance. Et comme le disait une amie, rien de tel pour dénouer les nœuds que de le faire sur la corde où ils ont été faits. T'es là pour ça, en fait. Alors merci qui ?
Parti à l'heure où blêmit ta compagne, tu es arrivé au bled en fin de matinée, et comme le rendez-vous pour la sépulture est à 14 heures à l'église, tu passes à la plage, celle avec laquelle tu as un lien fort, que tu ne t'expliques pas, tu t'allonges sur le banc blanc qui claque sous le soleil de Mars, et tu toques à sa portes, et tu talkes à la morte.
Comme elle n'est plus géolocalisée dans son corps, elle est un peu partout, et tu n’as plus besoin d’intermédiaire pour échanger avec elle. En principe. Et surtout pas d'une relation médiatisée par les pingouins sacerdotaux qui t'attendent tout à l'heure avec leurs rituels et leurs fumigènes.
Fais gaffe, quand même : Quand un homme parle à Dieu, on dit qu'il prie. Mais si Dieu lui répond, on pose le diagnostic de schizophrène. Thomas Szasz a dit ça dans Ouest-France, entre deux horaires de marée d'équinoxe. Mais parler à une humaine, morte ? Tu feras quoi si elle te répond ? tu reprendras du lithium ? tu pondras un article sur ton blog de gros tocard ?
nature morte : la disparue |
Je suis venu te laisser partir // avec mes regrets // De n'avoir pas su t'aimer mieux // on est tous passagers de l'A320 de Germanwings // que le copilote dépressif va écraser sur la montagne // Merci pour ton amour // tu n'y es pas allée de main morte // c'était y'a longtemps mais ça sent avant-hier // ma période sex and drugs and rock'n'roll // suivie en toute logique de ma période "porno partout, désir nulle part", Fraternités de 12 étapes et dark ambiant // tanpistanmieux // Sans déconner, ce coup-ci, je suis vraiment venu te dire adieu // Dans mon bureau de la pièce du fond, où je m'enivre encore à la fumée noire de ta combustion lente // en brûlant des quartiers de chêne humide // dans cette cheminée qui contrairement à nous // n'a jamais bien tiré même quand elle était jeune // j'ai ton photomaton de 82 qui m'accroche l'oeil, mais sur la cheminée y'a aussi une photo de ma femme et de mon fils // ils m'attendent à l'étage // peut-être ont-ils l'oeil moins vif que sur les agrandissement que j'ai fait retirer en grand pour tes parents // mais ils sont vivants // et s'inquiètent pour ma santé.//
nature morte : femme au foyer avec enfant |
Respire, puisque ça t'est encore possible.
Au départ, une sœur de la disparue s'est exclamée "on a oublié de prévenir John", son propos t'a été rapporté, ça t'a un peu mis le feu aux poutres : si tu le voulais, tu avais une place dans l'histoire, et une lente alchimie s'est amorcée en toi, comme une levure (de bière !) qui fermente et qui gonfle, tu aimerais qu'elle finisse par ranimer la morte, en même temps ça serait un peu flippant, tout le monde affiche un petit air de sépulcre et y va de sa larme, une résurrection miraculeuse ferait foirer la cérémonie...
Tu reconnais que le risque est minime.
Dans ton beau pyjama froissé de fantôme sorti trop tard du placard, tu ne te sens pas très légitime, mais pas vraiment déplacé non plus, tu reconnais certains visages, même artificiellement vieillis par le logiciel du Temps manipulé par Chat_GPT3 ou une autre entité démente à l'humour un peu noir, d'autres sont méconnaissables, et toi tu es juste surnuméraire.
Les jeunes sexagénaires arborent les stigmates des expériences qu'ils se sont infligées pendant des décennies, tentant de se soigner par l'auto-médication et par des produits aux effets secondaires parfois pires que la mélancolie qu'ils prétendaient combattre. Pas la peine de t'être préparé d'arrache-pied une mine d'enterrement, comme on dit au Cambodge : pour renouer avec tes fantômes, pas de doute, tu es en terrain connu.
Le beau temps se maintient tout l'après-midi. C'est important, car si des funérailles pluvieuses ou venteuses semblent convenir au chagrin funéraire, le soleil persistant nous suggère que la vie peut, et doit, continuer; que parfois la vie doit s'arrêter avant de pouvoir repartir. Tu sembles mûr pour inventer de nouveaux proverbes frappés au coin du bon sens, qui fleuriront le calendrier des marées dans l'almanach du marin breton.
l'église de Saint-Juéry-le Haut n'est pas très engageante. Elle est pourtant chaleureuse, une fois qu'on a poussé la porte. C'est toujours pareil, c'est le premier pas qui coûte. |
Tu te dis que quand même, tu progresses : le mois dernier, tu étais en fauteuil roulant dans l'église glaciale de Saint-Juéry (81) pour la messe de funérailles de ta belle-mère, et tu n'en es même pas ressorti avec des pneus neufs. Le seul miracle fut le burn-out poignant du curé, qui prit les vivants à partie par dessus le cercueil de mamie d'Albi, témoignant qu'il était désormais le dernier curé du Tarn, le dernier de son espèce, en chaire et en os, plus que déçu par le refus implicite des participants de partager avec lui le miracle de la transsubstantiation. Seules deux ou trois grenouilles de bénitier s'avancent dans l'allée pour communier par le pain et le vin, alors que cinq minutes plus tôt, tout le monde a chanté les psaumes de bon coeur.
Enfin, ceux qui s'en rappelaient encore les paroles.
Il propose alors un amendement à la règle ancestrale jamais dépoussiérée par Vatican II, celle qui stipulait qu'on ne pouvait communier sans s'être confessé avant. Pas d'effet notable. Tu ne te sens pas concerné, tu n'es pas baptisé, t'aimes bien le Christ, tu souhaites ardemment son avènement 2.0, mais tu n'appartiens pas à cette confession.
l'église de Saint-Juéry-le Bas, par contre, est passée du côté obscur : on y célèbre un culte hideux à des entités cosmiques oubliées. |
C'est quand même autre chose que mon curé chez les Thaïlandaises Albigeoises, qui se dit maintenant prêt à endosser les erreurs récentes de l'Eglise, si les paroissiens voulaient bien retrouver le chemin de la messe. Nul ne peut qualifier le silence attentif qui s'ensuit, mais personne ne se précipite non plus pour s'étouffer sur le champ avec des hosties consacrées.
Heureusement que Jankélévitch n'était pas là, sinon il aurait sorti sa blague sur le pardon qui est mort dans les camps de la mort, et ça aurait un peu cassé l'ambiance.
la blague sur le pardon de Jankélévitch (nombre minimum de joueurs : 2) |
Ensuite, le curé revient aux figures imposées par la liturgie : « le Seigneur nous l’a donnée, le Seigneur nous l’a reprise. » ...aah ça, pour se mettre une grosse tôle à base d’un bouquet fané d’émotions tristouilles et branchées regrets, pertes et deuils, on est là. Faut pas nous en promettre. Ton fils, qui est venu spontanément aux funérailles de sa grand-mère, malgré la distance et une logistique compliquée par des grèves récurrentes à la SNCF, t'avait jadis déclaré, fier de sa trouvaille : "je sais ce que t'es, papa, t'es un regretteur." Il t'avait bien capté, ce jour-là. Aujourd'hui, tu ne regrettes rien. Pourvu que ça dure. Et on sort en rangs, pour aller au funérarium, et l'église redevient une coquille vide et froide.
nous réconcilier ? on n'était pas fâchés. C'est inutile de se fâcher avec la mort, elle a toujours le dernier mot. En principe. |
Maintenant, tu parviens à n'écrire que quand tu t'y trouves contraint, pour abréagir la douleur, et c'est tant mieux. Même si au passage tu ne peux sans doute t'empêcher d'en remettre une petite dose. Le chagrin, c'est ta came, quand même, tu l'admets, à force de remuer ton doigt dans ton oeil à propos de cette femme qui fut tienne, même si c'était dans une autre galaxie, fort lointaine, tu te rends compte à quel point la tristesse, c'est ton carburant de base, et même si c'est la seule promesse que la vie tient toujours, comme c'est toi le dealer, la peur du manque te pousse à la surproduction. Et quand un dealer ne produit sa came que pour pouvoir la consommer, c'est pas bon pour le commerce...
Seul un producteur de porno t'avait jadis placé un argument aussi faible sur le plan logique, prétendant tourner ses films pour maitriser sa conso, et éviter ainsi de devenir accro...
C'était n'importe quoi, et ça l'est resté. Pauvre John B.Root, et pauvre de toi. Mais pas de pitié pour les camés : au fond, tu sais bien que dans ton effort malsain pour tutoyer la mort, instaurer avec elle une certaine familiarité, tenter de l'amadouer par une morbidité joyeuse, et t'en faire une copine, tu ne vises qu'à dévaloriser les craintes que tu en éprouves, depuis qu'on t'a alerté, bébé, sur ta finitude. C'est de cette angoisse que te vient tout le mal.
Alors tu vas prêchant que la mort n’est qu'un passage, et non un état. Blah-blah blah.
Tu serines à ta cousine Séverine qu'à ta conne essence, la vie n’a pas de contraire, et qu'il s'agit de bien voir comment ça marche, et qui coulisse dans quoi. Que pour l'instant, aucun mort n'est venu infirmer ta théorie. Tu replaces dès que tu peux le fragment de Saint Francis qui t'est comme un mantra secret, et qui selon toi révèle la nature égotiste de ta crainte devant la chose, crainte qui n'est pas non plus la chose mais qui la recouvre d'un voile d'inconnaissance, comme le ferait une bâche goudronnée sur le piano du salon. Ça serait dommage : par beau temps, on peut y jouer du Chopin, amer remède à la mélancolie.
le fragment de Saint Francis : « être conscient, c'est être conscient de ce qui est maintenant, et pas être à l'affut de ce qui était hier ou sera demain ou dans cinq minutes ou quand on va mourir (snif, je me manque déjà). »
Et justement, pendant ce temps, dans le réel, à la maison, à force d'évoquer ton amour de jeunesse à table, devant ta légitime dont tu partages la vie depuis bientôt 35 annuités non remboursables, celle-ci a fini par déclencher une grève surprise du ramassage des poubelles émotionnelles, tu l'as bien cherché, et tu as été prié d'aller bricoler ton unfinished business ailleurs. Du travail pas fini, tu ne sais pas vraiment s'il y en a, peut-être que tu te prends juste les pieds du cœur pas lavés dans ton passé troubleu.
Anyway tu peux bien mimer l'affliction, puisqu'elle est en partie réelle, ce que tu ne peux pas faire c'est recoudre l’irrémédiable, et c'est pas non plus la peine d'envenimer une situation familiale déjà tendue par tes prises de risques en cours, ta tentative de reconnexion à ton émotionnel, l'arrêt du lithium suivi d'un test grandeur nature de microdosage de psychédéliques, et qui t'a mené à ce qui commence à ressembler à une bonne grosse murge émotionnelle, bien que tu ne sois pas vu franchir la ligne rouge que tu t'étais fixée comme garde-fou, mais avec tous ces dépôts d'ordures sauvages en train de cramer doucement aux quatre coins de la baraque, alourdissant l'atmosphère déjà accablée du deuil précédent, cette belle-maman qui était en fin de vie depuis si longtemps qu'on ne croyait plus vraiment à son départ imminent, va savoir si tu y vois encore quelque chose à travers la fumée noire.
Tu as donc pris ton unfinished business et ta béquille sous le bras, et ta voiture de l'autre main, et tu as roulé 300 km vers le nord, jusqu’à ce petit village d'Armorique peuplé d’irréductibles Gaulois qui résistent encore à l'envahisseur romain et aux fraternités de rétablissement en 12 étapes. Ce village dont tu es aussi issu, tu t'en souviens maintenant que tu arrives sur le port, ça te fait des zigouigouis partout, comme un retour chez soi, alors que tu l'as quitté en 1979.
Au début du voyage, voulant t’extirper des embouteillages qui paralysaient le périphérique nantais, et qui te faisaient rouler au pas vers l'Armor, tu as pris un projectile inconnu dans ton aile avant gauche, tu as perçu un bruit avant coureur tugudunn tugudunn Schpofffhh !! un missile anonyme tiré d'un angle mort t’a atteint, sans doute un caillou tombé d’un camion. T'arrêtant sur la première aire pour constater les dégâts, ton aile est toute pétée, n’empêche même que, l’aile avant gauche, sans déconner, ça t’a fait sourire, la symbolique du corps, les organes moteurs n’étaient pas touchés, simplement tu partais le coeur à nu…
Tu repenses à ce que tu as manqué avec l'amie défunte, comme avec d'autres, et qui est suggéré dans cet aparté de Flo, qui te revient hanter à marée haute quand la manie de faire des phrases s'empare des marins restés trop longtemps à quai regarder les enseignes des troquets se décrocher du mur par vent fort...
"C’est très simple d'ouvrir le cœur, pas besoin du kamasutra. Il suffit de regarder l’autre comme une fin en soi, et non comme un moyen (pour reprendre l’expression de Kant). De le voir comme un individu, comme une totalité, au lieu de le voir comme le moyen d’obtenir quelque chose pour soi (de la reconnaissance, des sous, du plaisir…). C’est d’ailleurs pour cette raison que les nanas sont frustrées. Elle sont là comme des huîtres et c’est les mecs qui doivent les ouvrir. Dès ce moment, le mec est considéré comme un moyen (le couteau qui va ouvrir l’huître), donc ça ne risque pas de marcher. D’où la frustration. On a juste pété le bord de la coquille, mais l’huître est toujours fermée. Si l’huître pouvait voir qu’elle a en face d’elle un individu, un vrai, ça irait beaucoup mieux. Et vice-versa. Si les mecs arrêtaient de voir les nanas comme des poubelles où déverser leur frustration, ça irait mieux aussi.
rédigé, raclé & repeint en mars / avril 2023
en écoutant à donf tomber la neige
sur les lunettes de Jan Bang et Eivind Aarset,
jusqu'à en pleurer des phalanges,
transi dans mon K-Way.
Grâces leur soient rendues.
(à suivre...)