Début septembre, mon vélo a fini par être réparé. J'avais eu un petit accident sans gravité en allant au bureau, un mois plus tôt. De vous à moi, j'allais un peu vite, et je circulais sur un trottoir, j'étais donc en tort. Ca reste entre nous. J'ai réussi à sauter du vélo avant la collision, sans me blesser, et c'est lui qui a tout pris. J'aimerais bien que quelqu'un ait filmé la scène, pour comprendre comment j'ai fait. Ca sent l'intervention divine, que je ne méritais pas franchement, sur ce coup-là. M'enfin, c'est pas moi qui décide : la survenue des miracles n'est pas une méritocratie, ça marche plutôt comme le résume un copain : "I prayed to god for a bicycle, but then I realized god doesn't work like that, so I stole a bicycle and prayed for forgiveness." En l'espèce, pendant que le mien était en réparation, j'ai emprunté celui de mon fils, qui m'a regardé partir chaque matin d'un œil inquiet et soupçonneux.
Je ne peux rouler que printemps-été, mon amplitude horaire fait qu'entre octobre et mars, il fait trop nuit pour que j'aille et revienne du bureau à vélo, un parcours de 25 km aller/retour, essentiellement constitué d'un chemin de halage le long de la Sèvre Nantaise, emprunté par les piétons, leurs bambins, leurs aïeuls, leurs chiens, les SDF, les migrants, réfugiés en attente d'asile climatique et autres Palestiniens égarés, et enfin les cyclistes; c'est donc un laboratoire de partage de l'espace public au quotidien.
Le cycliste se doit de ne pas effrayer le piéton, qui reste prioritaire, en signalant sa présence par un avertisseur sonore avant de le frôler à mort à la vitesse ahurissante de 20 km/h, dans un hurlement de freins mal huilés, pour éviter son chien, qui ne regarde et n'écoute que la voie de son maitre, et n'anticipe pas du tout la trajectoire des autres usagers de la route. Arf.
La saison cycliste s'est achevée fin septembre, alors que le Never Ending Summer 2023 était loin d'avoir jeté ses derniers feux. Elle a coïncidé avec une marée haute d'un coefficient de 109 lors de mon ultime trajet de retour, le dernier jour de mon forfait mobilité, conclu au semestre avec l'entreprise, qui me verse une prime mensuelle de 40 euros, à condition que je pédale tous les jours, sans faire aucunement usage de mon véhicule à combustible fossile.
En fin d'année, la prime est intégralement dépensée en pneus de rechange et en réparations diverses, parce que ça me fait quand même 2400 km par an, y'a un coefficient d'usure, en plus des incidents de parcours et des accidents voyageur.
Malgré mon logiciel conscience_lucidité, qui tourne toujours en tâche de fond quand je suis au guidon de mon cheval de fer, j'ai au moins un pépin par an.
Il y a les vieillards maniaques, à ne pas effaroucher, mais il y a aussi les chiens, imprévisibles, et aussi des escarmouches avec les chats, qui bondissent des fossés à la poursuite des souris, en oubliant toute prudence, et c'est pas moi qui leur jetterai l'abbé Pierre.
25 km, ça fait 2 fois 50 minutes/jour de vigilance allumée tout le temps; sur 50 minutes, il y a forcément des trous conscientiels, des instants d'inattention. Or, si Dieu pardonne, le cyclisme rarement. Je ne suis pas de la génération qui porte un casque à vélo, mais suite à une chute mémorable (j'avais emprunté le vélo électrique de ma femme et n'avais pas bien mesuré la vitesse acquise), j'en ai acheté un jaune fluo, et même que je le porte, et c'est pas du luxe.
Ce soir-là, au moment où je rejoins le chemin de halage, la Loire est déjà passée par dessus l'écluse de Pont-Rousseau, elle remonte généreusement dans son affluent, et les bords de Sèvre sont inondés. Me voici débarrassé du risque piéton.
Au début, je trouve ça rigolo de rouler dans 10 à 20 cm d'eau, c'est un plaisir innocent et jubilatoire, ça me ramène à mon enfance, mais elle est un peu boueuse (l'eau, pas mon enfance) (en été, le bassin versant de la Sèvre n'est alimenté que par les usines d'épuration, j'ai appris ça en montant un reportage local sur la sécheresse persistante) et il faut rouler doucement, je ne sais jamais avant d'aborder une section immergée si la profondeur va tolérer mon passage et si je vais pouvoir poursuivre mon trip de vélo d'eau ou rebrousser chemin pour éviter la noyade.
Quand la berge est inondée sur plusieurs centaines de mètres, ça devient chaud patate. Je me transforme en Bernard Lavilliers du trajet domicile/bureau. Je suis en short et en sandales, j'avais anticipé, mais si je tombe, j'ai toutes mes affaires dans mon sac à dos, l'électronique embarquée appréciera moyen. La chaussée engloutie, ça me rappelle aussi l'Afrique, un voyage à moto en Tanzanie à la saison des pluies.
Des préados du quartier, réfugiés sur un banc déjà à moitié submergé pour assister au spectacle de cette petite apocalypse liquide et silencieuse, me saluent avec des bravos et des encouragements. Ils n'en reviennent pas de voir le vieux Charley passer à vélo tandis que l'eau continue à monter; comme il y a quelques négrillons parmi eux, ça y est, je suis en Louisiane, au coeur du bayou. Grâce à ce coefficient de 109, l'imagination m'entraine enfin là où je souhaite aller, et non là où l'avidité m'accule (le mot est faible). Je rentre chez moi un peu mouillé, et pour tout dire déguisé en zone humide, mais transfiguré par cette expérience de vélo dans l'eau.
Je suis un précurseur : selon les plus récentes simulations du GIEC, dans 30 ans, le bassin hydrographique de la Loire se sera considérablement élargi, et tout le monde pédalera dans les flaques; sauf moi, dont le caveau sera inondé.
En rose, projection à 30 ans du bassin hydrographique de la Loire autour de Nantes. Je ne place pas le sticker "Vous êtes ici", sinon vous allez vous inviter à l'apéro. |
Encore plus fort : ci-dessous, un mec sur Reddit a eu l'idée, pour rigoler dit-il, de faire une carte de la Bretagne à niveau marin +70m, quand tous les glaciers auront fondu.
La ville de Rennes a disparu sous les eaux et celle de Nantes est devenue Nantes-sur-mer.
Cette fonte semble inéluctable, quoi que nous fassions dans le futur.
C'est les autonomistes bretons qui vont être contents, à force de réclamer l'indépendance, ils vont l'avoir sans combattre, et ils n'auront plus à envier l'insularité des Corses pour exacerber leur sentiment d'identité.
Références & liens à consulter pour hâter l'avènement de Waterworld :
(à chaque fois que vous cliquez, n'oubliez pas que vous faites chauffer un data Center en Californie, dit-il en cliquant comme un ouf)
https://webzine.voyage/france/cartes/montee-des-eaux-en-france/
J'adore ta plume
RépondreSupprimerMerci, c'est gentil.
RépondreSupprimerN'oublie pas que le mot qui désigne la chose n'est pas la chose, pas plus que l'image de la chose, qui prétend montrer la chose, mais qui n'est pas non plus la chose.
Seule la chose est la chose, m'aperçois-je, après 18 ans de blog.
Ca valait le coup d'attendre.