...brouillon de courrier aux parents de Marie après sa disparition, dans l'espoir de les faire mourir de chagrin, assorti d'une magnifique photo d'elle à 22 ans. Suggestions de passages à enlever surlignés en jaune par sa jeune sœur, sollicitée pour relecture avant envoi; lettre ni finalisée ni envoyée; et l'article est complètement antidaté, j'ai rédigé ça dans la semaine qui a suivi la mort de Marie, et ça fait déjà un an qu'elle nous a quittés. Enfin, je fais le malin, mais ça faisait 30 ans qu'on ne s'était pas vus.
----------------
Bonjour M*,
Bonjour H*.
H*, je suis désolé de n’avoir pas trouvé le temps de te saluer le jour de l’enterrement de votre fille, quand j’ai révélé ma présence à M* juste après l’inhumation, les vannes se sont ouvertes, son accueil chaleureux a déclenché en moi un petit tsunami, et j’y suis allé de bon coeur, après tout les funérailles sont des endroits où l’on peut pleurer aussi fort que pissent les vaches, et conserver néanmoins une certaine dignité, voire y accéder un peu tard, comme dans la chanson de Brel sur les toros, quand il évoque les épiciers qui se prennent pour Montherlant au moment de la mise à mort, ou un truc du genre.
Et après ça, je me suis laissé porter par le moment présent, et puis il fut l’heure de raccompagner W* au train de Guingamp, et de la remercier pour m’avoir suggéré de venir à la cérémonie, alors que à l’annonce du décès huit jours plus tôt je ne me sentais pas tellement légitime de m'y rendre, après 40 ans de silence peut-être attentif, en tout cas partagé, après une relation interrompue en 1983 et qui n’avait pas repris, pour des raisons dont on peut désormais se tamponner raisonnablement le coquillard, avec toutes les choses qui apparaissent soudain inutiles et vides face au départ d’un être cher et irremplaçable.
La Marie que j’ai connue, au sortir hésitant de nos adolescences, était une insoumise, une sauvageonne. Une vraie Peau-Rouge. Et moi je me sentais comme un petit Blanc...bec, ravi d’avoir été capturé et rééduqué à la culture indienne, après avoir craint un délicieux moment d’être purement et simplement dévoré à la sauce barbecue cheyenne, c'est-à-dire tout cru et sans même une pauvre feuille de salade. Nous avons ensuite vécu une relation magique et trouble, confuse et saccadée, trois années de rang : nous étions ivres de notre liberté de jeunes adultes, entièrement soumis au principe de plaisir et voulant tout ignorer ou presque des conséquences de nos actes, tant que cela a été possible.
A tel point que nous ne pûmes nous pardonner certaines erreurs, et dûmes nous séparer.
Bref. Je vous la fais courte, j’aimais beaucoup Marie, je crois bien qu’elle aussi, elle a beaucoup compté pour moi, avec sa fantaisie, sa générosité et sa cheyennité, on pensait naïvement que la liberté consistait à faire ce qui nous plaisait et l’apprentissage des responsabilités de la vie d’adulte, et des épreuves qui attendent les gens qui se mettent «en couple» nous intéressait bien moins que d’expérimenter des trucs et des machins, quitte à se faire mal et à en tirer des leçons de vie, mais pas toujours. C’est ça qu’est chouette, dans la vie, finalement : on fait ses choix, et quand on se trompe, on peut en changer.
Tant qu’elle met longtemps à devenir courte.
Alors que quand on est mort, tout se fige sous la glace de l’irréversible.
Et je dis pas ça pour réinventer la pâte à tartiner les regrets éternels, je suis pas le mieux placé pour ça, avec ma tenue de petit ami défraichi, resté auto-confiné dans un placard d’absence depuis 83. Ma mère me l’avait pourtant bien dit : il vaut mieux faire envie que pitié. Tant pis. J’ai toujours conservé cette méfiance vis-à vis de mes envies de renouer le contact avec Marie : me connaissant, je ne parvins jamais à croire à la pureté de mes motivations, et craignant de vouloir renouer au risque de me rependre, je préférai rester à distance pendant ce que j’ignorais alors être le reste de l’existence qui lui fut proposée. Je ne voulais pas lui nuire, ou faire tort à d’autres, ni à la mémoire de notre amour passé.
Comme le rappelle aussi un lama qui ne s’appelle pas Serge, « Il est des souffrances inévitables, et d'autres que nous nous créons. Trop souvent, nous perpétuons notre douleur, nous l'alimentons mentalement en rouvrant inlassablement nos blessures, ce qui ne fait qu'accentuer notre sentiment d'injustice. Nous revenons sur nos souvenirs douloureux avec le désir inconscient que cela sera de nature à modifier la situation – en vain. Ressasser nos maux peut servir un objectif limité, en pimentant l'existence d'une note dramatique ou exaltée, en nous attirant l'attention et la sympathie d'autrui. Maigre compensation, en regard du malheur que nous continuons d'endurer. »
Ce risque de lui nuire s’étant éteint avec elle, je suis venu lui rendre un dernier hommage.
Pour tout dire, je la croyais fâchée. J’appris cette semaine qu’elle avait conservé un intérêt constant pour mon parcours, qu’elle s’en informait auprès d’amis communs, et qu’elle me nommait parfois « son amour de jeunesse ».
Que demander de plus, dans ces circonstances ? Je me sentais juste un peu ballot, voire concon, et sa soeur F* ajouta à mon trouble, quand je lui avouai n’avoir trouvé aucun prétexte valable pour reprendre contact, elle me regarda comme si je me moquais d’elle (alors que je mimais une honnêteté sans doute un peu contrite) « aucun prétexte ? un gars comme toi ? avec toute l’imagination que tu as ? » elle n’avait sans doute pas tort, mais la messe était dite. Et j’ai dit que je vous la faisais courte.
J’espère avoir tiré assez d’exemplaires pour que vous puissiez en distribuer à la fratrie, aux conjoints et ex-conjoints, aux enfants de Marie, que je ne connais pas mais que j’aurai plaisir à croiser si l’occasion se présente; encore un peu encombré de mon problème de fantôme, je ne vais pas vous courir après, mais j’aurai plaisir à échanger avec vous si vous me sollicitez.
En vous remerciant encore de votre accueil et de votre écoute,
Chaleureusement votre,
Christophe