jeudi 21 juin 2018

Mon nombril, ma bataille (8)

Ce qui m'a sans doute aidé à pallier l’effondrement cérébral et la montée en stupeur panique pendant ma dernière période "tout est vain" de ce premier semestre, c'est d’aller au bout de la lecture de "Jérusalem" le monumental roman d'Alan Moore, acheté et entamé huit mois plus tôt sur un coup de tête, avec l'argent des cigarettes. 
Un million de mots. Je les ai comptés. Sans les lire. Ça a été dur. Et après, je les ai lus, et là ça a été encore plus dur.
Pourtant, lire, c’est le truc que je savais le mieux faire quand j’étais petit, quand j'y repense. Voyager immobile. Je croyais à la fiction. Littérature d'évasion. Tu parles. Il eut mieux valu que je m'intéresse aux conditions objectives de mon incarcération.
Je me voulais barbare et je ne fus que geek.
Paraphrasant ainsi l'oraison funèbre d'Edgar Faure apocryphement attribuée à Clémenceau : "il se voulait César, il ne fut que Pompée".
N'empêche, je deviens ainsi le premier humain à ma connaissance (à part l'auteur, le traducteur, la mère de l'éditeur, un chroniqueur de France-Culture et deux ou trois blogueurs azimutés) à avoir achevé l'ouvrage.
J'avais fini par en faire une affaire personnelle; c'était lui ou moi.
Le livre est découpé en trois parties, j'hésite à parler de périodes parce qu'on y glisse beaucoup à travers les siècles et les époques, au gré des 35 novelettes stylistiquement hétérogènes qui le composent de fait, et seule la partie centrale, le segment dit "Mansoul" m'est apparu lisible(1), dans le sens où j'ai pu y prendre un peu de plaisir, lisible comme le serait un épisode un peu copieux du Club des cinq mettant en scène des spectres et autres enfantômes évoluant dans différentes qualités d'au-delà, enchaînant les péripéties tout à fait dans l'esprit des nains de Terry Gilliam qui ont dérobé la carte du Temps à l'Etre Suprême  dans Time Bandits, et qui s'en servent pour se promener à travers l'Histoire, et accessoirement se soustraire au regard de Dieu.
Il n' y a pas d'Etre Suprême dans Jérusalem, mais des Démons et des Anges, ça oui, des palanquées, qui troublent la raison des hommes de bien des façons.
Je ne ferai pas de critique du Très Saint Livre, j'aurais l'impression de filmer ce que j'ai acheté au supermarché, et puis on ne critique pas un monument, on emprunte discrètement et respectueusement ses couloirs et allées pour passer d'une salle à l'autre, quand au détour d'un souterrain bas de plafond on débouche soudain sur une plage de galets ensoleillée, on retourne d'un air dubitatif chacun des cailloux qui tapissent la grève de son univers fictionnel pour les soupeser, savoir si c'est du lard ou du cochon, bien que tout y soit souvent plus exotérique qu'ésotérique, malgré les dénégations du traducteur, tout ça pour y déchiffrer sous chaque pierre le logo d'AlanMoor© gravé en tout petit, et se rappeler que nous sommes ici  autoséquestrés dans un livre-monde qui cultive la modeste ambition d'offrir l'immortalité à ses lecteurs.
Alan Moore a accouchié brique par brique d'un interminable morceau de bravoure littéraire à la gloire du prolétariat anglais, d'accord, bravo, mais en ce qui me concerne, c'est un peu indigeste. C'est décidé, la prochaine fois je me contenterai des interviews de l’auteur, tout aussi brillantes, mais plus courtes. En fait, c'est bien trop riche, comme nourriture. Moore à l’arrivée. Par overdose. Ce qui me pose question (une) : comment se fait-il qu'on ait (que j'aie) beaucoup de mal aujourd'hui à assimiler un niveau de langage - vocabulaire, syntaxe, construction du récit - hérité d'il y a un siècle ou deux à peine, et qui nous (me) demandait moins d'efforts de décodage il y a 40 ans, quand on se (je me) tapait Jules Vernes, Tolstoï, Balzac et Dostoïevski ?  
Néanmoins soulagé d'avoir fini de gravir le monument au Moore, je me jette alors dans "4321", le dernier Paul Auster, qui ne fait que 1000 pages, offert par une belle-mère attentive (je ne pouvais pas piffer Paul Auster sans en avoir lu un traitre mot), à moins que ce soit sa vengeance pour lui avoir fait lire "2966" de Roberto Bolano. 
Auster est un conteur, qui ne nous bassine pas avec "Tout est déjà écrit" (Moore) ou "Tout est vain, et je ne suis pas à la hauteur" (Warsen). Auster n'est pas austère pour un sou, lui c'est plutôt "Dieu n'existe pas, mais y'a des bons moments dans la vie, surtout dans le New York des années 70". Ca demande moins de moyens intellectuels pour gravir le monticule au pied de la table de chevet, bien qu'il soit plus encombrant que le Moore (imprimé sur papier bible, c'était le minimum).

Les liens suivants ont été validés par notre comité de rédaction comme pouvant offrir une alternative à ceux qui pensaient trouver ici une sorte de critique littéraire du livre de Moore :


https://carbone.ink/chroniques/jerusalem-alan-moore/


https://www.actualitte.com/article/interviews/avec-jerusalem-alan-moore-realise-certainement-son-meilleur-film-claro/84825


mais finalement lé plous clair c'est le wiki anglais

https://en.wikipedia.org/wiki/Jerusalem_(Moore_novel)

 (1)Je suis parviendu à lire le reste, mais sincèrement, j'ai bien galéré. Entre les 400 premières pages qui mettent en scène des personnages qui n'ont aucun lien perceptible entre eux, le chapitre 26 écrit en yaourt divinatoire en direct de l'asile d'Arkham, les virgules qui font référence à l'oeuvre complète de James Joyce & quelques autres blagouzes indicibles, c'est du sport cérébranque de haut niveau. Nan mais je nie pas le côté farce, et peut-être qu'après ça, je je vais emmener tout Pynchon en vacances et que ça va me détendre.

[Edit]
et 2 interviews exclusives (les inrocks + le magazine littéraire) dont je ne me souviens plus ousque je les ai trouvées 

mercredi 6 juin 2018

Mon nombril, ma bataille (7)

Ce matin, j'ignore pourquoi, mais "ça court". Je le sens au départ du parcours, il y a un peu de dénivelé, le trajet doit faire dans les 9 km, je n'ai jamais mesuré, je ne suis pas du genre à courir avec un smartphone/podomètre collé au bras pour pouvoir cracher des statistiques de performances toutes les 10 minutes, l'autre jour j'ai accidentellement croisé le voisin à mi-parcours, près du camping et de la base de canoës, le voisin ou plutôt le mari de la nana avec qui j'avais fait un stage de prévention de la rechute dépressive par la méditation de pleine conscience et les mp3 de Christophe André avant de découvrir qu'elle habitait à 400 m et de faire la connaissance de son conjoint avec lequel je n'ai aucune affinité sinon les tendances dépressives de sa femme, bref le mari de la voisine courait sur quasiment le même trajet, donc je lui ai civilement proposé de remonter la côte ensemble, mais il avait son centre multimédia attaché au biceps, et il me crachait notre vitesse instantanée toutes les 5 minutes et il a failli me faire exploser le moteur, heureusement il a écouté du hard rock au casque toute la remontée du parc, moi je préfère écouter les oiseaux, déjà qu'ils ont été décimés par la sixième extinction de masse en cours je trouve qu'ils font encore un sacré raffut, de toute façon depuis que j'ai repris le jogging pour éviter de prendre trop de poids avec l'arrêt du tabac (c'est plus raisonnable que de rêver en perdre) je mets péniblement 70 minutes à descendre au parc par les vignes et à remonter, dans une foulée crispée et inquiète, il y a 10 ans je mettais 55 minutes, et alors ? Tout est vain, je ne suis plus à la hauteur (si je l'ai jamais été).

on dirait pas comme ça
mais c'est méchamment vallonné 
En 10 ans j'ai donc perdu 15 minutes de vitesse et de fluidité, qui je le sens bien, ne reviendront pas. Mais ce matin, contrairement à toutes mes croyances erronées, "ça court", et je n'ai qu'à me laisser porter par la foulée. D'accord, j'ai mis mes chaussures jaunes fluorescentes, elles m'ont l'air moins usées que l'autre paire avec laquelle je me suis obstiné à trottiner ou plutôt à racler la chaussée ces dernières semaines, c'est important les chaussures, je me suis chopé des douleurs crâniennes (au plaques du crâne, en fait, que je massais par dessus) à courir dans des chaussures fichues, et un t-shirt en coton, parce que quand je mets une saloperie fluo microfibres, c'est abrasif, je finis toujours avec le téton droit en sang, c'est éros et thanatos + les dieux du stade en même temps, il faudrait que je coure avec un wonderbra parce qu'avec le temps mes pectoraux se sont un peu affaissés, ils ondulent et frottent contre le tissu synthétique, ah je vous jure que j'ai fière allure avec ma flaque de sang diluée dans la sueur du plastron en microfibres, l'écarlate fait l'amour au vert fluo pour donner une auréole sombre d'une teinte indéfinissable et peu ragoûtante, je ne peux pas courir avec un wonderbra dans le quartier, sauf à vouloir finir cloué sur la porte d'une grange, je pourrais aussi me protéger le bout des tétons avec du sparadrap mais je me mettrais à ressembler à un clip de bondage SM et l'envie subite de m'auto-enculer dans un fourré ferait baisser ma moyenne horaire dont j'ai prétendu qu'elle m'était indifférente, il tombe un fin crachin sur ce début juin qui simule fin novembre pour faire marrer ses potes, et à l'arrivée de mon chemin de croix habituel je refais un temps proche de ce qu'il fut jadis, 60 minutes, et je ne vois vraiment pas pourquoi, à part l'assiduité à l'effort et les bénéfices mécaniques de l'entraînement, je n'avais d'ailleurs pas envie d'aller courir ce matin, mais dans ces cas-là je court-circuite la case états d'âme, je ne suis donc pas prisonnier de ces lourdeurs que je cultive puisque j'ai réussi à m'en abstraire pendant 60 minutes sans avoir trop de pensées obsessionnelles autour du fait que je pourrais éventuellement en faire un article, je ne veux pas retomber dans ce genre d'autisme assisté par ordinateur, et puis après j'ai une crise de génie en réparant coup sur coup la prise d'antenne de la télé du salon alors que ça faisait des années que je me cassais les dents sur une histoire de sertissage du coaxial, et le néon du garage dans la foulée, parce que j'ai remis le nez dans mon matos de bricolage et je me suis rappelé l'histoire des starters pour tubes fluorescents (improprement appelés néons), dont il existe désormais un modèle LED.
Bon c'est pas tout ça, faut que je mette mes affaires en ordre pour partir tout à l'heure pour Orléans, afin de poursuivre mes aventures de CDD : si je n’avais aucune ambition, au moins de ce point de vue, n'ayant accédé à aucune situation enviable, ma vie est pleinement réussie, et j'ai peine à ne pas m'en faire une joie, mais faut quand même faire bouillir la marmite.