Nouvelles Révélations Accablantes : Le personnage en « une » de « Charlie Hebdo » n'est pas le Prophète !
Par Ruth Grosrichard (professeur agrégée de langue arabe et de civilisation arabo-islamique à Sciences Po Paris)
LE MONDE Le 20.01.2015
Le numéro de Charlie Hebdo publié après l’attentat meurtrier du 7 janvier 2015 qui a décimé la rédaction de l’hebdomadaire satirique a suscité la réprobation, voire l’indignation, de nombreuses chancelleries arabes – pourtant représentées dans les premiers rangs de la marche parisienne du 11 janvier – et déclenché la colère de milliers de musulmans à travers le monde. D’Alger au Caire en passant par Amman, Dakar, Niamey, Nouakchott ou Jérusalem, des manifestations violentes ont eu lieu pour dénoncer une nouvelle offense, un blasphème de plus dans la couverture de ce numéro dit des « survivants », où le Prophète Mahomet – non explicitement nommé –, la larme à l’œil, brandit la pancarte désormais légendaire « Je suis Charlie ».
Qui nous dit qu’il s’agit bien là du Prophète Mahomet ? C’est le dessinateur Luz. En 2011 déjà, il avait croqué le personnage sous ces traits. En le nommant, Luz est dans son rôle de caricaturiste attaché à la devise « ni Dieu ni Maître », farouche défenseur de la liberté d’expression et de l’esprit libertaire qui anime Charlie Hebdo. Mais la parole de Luz doit-elle être forcément prise pour parole d’Évangile ?
De nombreux lecteurs, sympathisants ou non du journal, ont vu et verront peut-être Mahomet dans ce personnage. Faut-il pour autant que les musulmans y voient leur Prophète vénéré ? Faut-il qu’ils voient dans cette image caricaturale celui qui dans la tradition musulmane est le modèle de l’excellence et de la perfection humaines ?
En effet, si le Prophète est d’abord et avant tout un homme comme il l’affirme lui-même : « je suis un homme comme vous, à qui il a été révélé que votre Dieu est le Dieu unique » (Coran, Sourate 41), il n’en est pas moins, selon le Coran et la Sunna, un individu hors du commun, un modèle à suivre pour tous les musulmans.
À lire les descriptions de ceux qui, dans la tradition musulmane, affirment n’avoir « jamais vu, ni avant lui ni après, quelqu’un comme lui », on ne peut pas ne pas être frappé par le caractère d’exception du Prophète Mahomet, sur tous les plans. Sur le plan moral : il est décrit, entre autres, comme un esprit supérieur, aux dispositions spirituelles précoces, comme une âme juste, sensible au sort des plus démunis, et bien sûr comme étant infaillible dans la prophétie dont Dieu l’a chargé. Sur le plan physique, son corps est caractérisé par le juste milieu et l’absence de traits marqués à l’excès : « Il n’était ni d’une grandeur excessive ni d’une petitesse ramassée mais d’une taille moyenne. Ses cheveux n’étaient ni très crépus, ni droits, mais longs et ondulés. Son visage n’était pas trop gros ni ses joues trop gonflées. Sa peau était blanche, teintée de rose. Ses yeux étaient très noirs et ses cils longs… Il portait entre les épaules le sceau de la prophétie, lui qui était le Sceau des Prophètes… ». Tel apparaît le Prophète Mahomet aux yeux d’Ali, son gendre et cousin (le premier des imams dans la doctrine chiite).
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Autant de qualités qui, comme il est énoncé dans le Coran, font de l’Envoyé de Dieu « l’exemple par excellence » pour les croyants, sur le plan moral et physique. Dès lors se dessine, pour le musulman, un idéal à atteindre et se met en place une forme d’imitation du Prophète. Imitation impossible à réaliser totalement même si l’on peut tenter de s’en approcher, car le prophète est au commun des mortels ce que la langue du Coran est à l’arabe profane, à savoir inimitable. Du coup, de ce point de vue, toute image qui prétend le représenter – a fortiori si elle charge le trait comme il est de règle dans une caricature – ne devrait-elle pas être considérée comme une représentation invraisemblable plutôt que comme négative ou dégradante ? L’invraisemblance se justifiant précisément par l’inimitabilité du prophète Mahomet aux yeux des musulmans.
Il existe pourtant de nombreuses représentations islamiques du Prophète – miniatures notamment. Sur certaines, on voit les traits de son visage, tandis que sur d’autres, un voile les dissimule. L’une d’elles, fameuse, le peint paradoxalement en train d’assister à la destruction des idoles sous forme de statuettes de la Kaaba, lorsqu’il prend La Mecque en 630.
L’idée couramment admise est que l’Islam interdit toute représentation par l’image. Mais qu’en est-il au juste ? Dès les débuts de sa prédication, Mahomet enseigne qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et combat en conséquence tous ceux qui vouent un culte à d’autres dieux qu’Allah.
C’était le cas des Bédouins de La Mecque adorateurs de plusieurs divinités, représentées par des pierres et des statuettes. Il s’agissait donc au départ d’un affrontement entre le monothéisme prôné par le nouvel Envoyé de Dieu et l’idolâtrie pratiquée par certains de ses détracteurs.
Dans son ouvrage Y a-t-il une question de l’image en Islam ? (éditions Téraèdre, Paris, 2004), Silvia Naef nous invite à revenir au Coran. Elle affirme, à juste titre, qu’on n’y trouve pas de « théorie de l’image », ni même de position explicite à ce sujet. En effet, le mot « sûra » qui signifie « image » n’y apparaît qu’une seule fois, à propos de la création de l’homme. Quant au verbe « sawwara », « former, façonner, modeler » qui en dérive, il renvoie uniquement à l’action créatrice de Dieu. Pour la religion musulmane, comme pour le judaïsme et le christianisme, Dieu ne saurait avoir de rival. Lui seul donne vie aux créatures humaines et animales, en leur insufflant le souffle vital (al-rûh). Le Coran dit d’Allah : « Il est le Dieu créateur et formateur ». On ne s’étonnera donc pas que plusieurs sourates du Livre sacré condamnent le culte des idoles (terme qui vient du grec et signifie précisément « image »).
Quant aux hadiths (recueils des dires et actes attribués au Prophète, fixés plus de 150 ans après sa mort), nombreux sont ceux qui font référence à l’image. Qu’ils soient sunnites ou chiites, ils la proscrivent pour trois raisons : d’abord l’image est impure et souille le lieu où elle se trouve, le rendant impropre à l’exercice de la prière : « les anges n’entreront pas dans une maison où il y a un chien, ni dans celle où il y a des images » ; ensuite elle présente le risque que le musulman ne succombe à l’idolâtrie ; enfin celui qui la produit (le peintre, par exemple) se pose en rival de Dieu.
Cela étant, certains Hadiths acceptent l’image sous certaines conditions. Ainsi, un hadith rapporte qu’Ibn Abbas (cousin du Prophète et éminence religieuse) aurait dit à un artiste : « fabrique des arbres et tout ce qui n’a pas d’âme » et il aurait répondu à un peintre perse qui lui demandait si, avec l’Islam, il pourrait encore dessiner des animaux : « Oui, mais tu peux les décapiter pour qu’ils n’aient pas l’air vivants, et faire en sorte qu’ils ressemblent à des fleurs ». C’est donc bien pour se prémunir contre le risque d’idolâtrie et empêcher la créature de rivaliser avec son Créateur que la Tradition musulmane rejette l’image.
On comprend alors pourquoi les artistes musulmans – depuis les peintures arabes et miniatures persanes du XIIIe siècle jusqu’à l’imagerie populaire contemporaine – se sont ingéniés à représenter notamment l’histoire sacrée dans des univers invraisemblables où les personnages ne ressemblent à personne ; où la nature n’a rien de naturel avec ses montagnes roses ou bleues, ses arbres aux branches couvertes d’émeraudes et de perles, et où le cheval ailé du Prophète (Al-Bouraq) est peint en rouge avec des taches blanches…
Comme l’indique Alexandre Papadopoulo dans ses travaux de référence sur l’esthétique islamique, le « principe d’invraisemblance » a permis d’échapper à l’interdit et de rendre licite la production des artistes musulmans qui n’entendaient pas imiter le réel. En somme, ces artistes ne nous disent-ils pas sans l’avoir écrit : « nos images n’ont rien à voir avec la réalité » ? Ce qui les rend singulièrement modernes quand on pense au tableau de Magritte représentant une pipe sous laquelle le peintre belge a inscrit : « Ceci n’est pas une pipe ».
En ce sens, les musulmans pour qui le Prophète est inimitable parce qu’il n’a pas d’égal, ne pourraient-ils pas simplement hausser les épaules et dire - en toute logique et en toute sagesse - de toute caricature du Prophète de l’islam : « riez-en autant que vous voulez. Pour nous, ceci n’est pas le Prophète Mahomet » ?
Mamadou est bien déçu.
Comme 7 millions de Français bernés par l'emballement politico-médiatique,
il ira se faire rembourser son exemplaire au Ministère du Blasphème.
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