Riss : « Tout le monde n’est pas obligé d’aimer “Charlie” »
Propos recueillis par Alexandre Piquard
LE MONDE ECONOMIE Le 20.01.2015
Riss « va mieux », même s’il a encore le bras en écharpe à cause de la balle qui l’a blessé le 7 janvier dans l’attaque mortelle à Charlie Hebdo. A la veille de sortir de l’hôpital, le dessinateur raconte au Monde comment, depuis l’attentat, il a vécu les événements, entre son angoisse que des tueurs viennent « achever » les rescapés et le réconfort apporté par le soutien massif à Charlie Hebdo. Malgré les doutes et « l’hécatombe », il confie son envie de poursuivre le travail et de « réinventer le journal ». Directeur de la rédaction depuis 2009 aux côtés du directeur Charb (tous deux étaient aussi actionnaires principaux), Laurent Sourisseau, 48 ans, se dit prêt à « diriger le journal » mais pas « seul ». « C’est la dynamique collective qui donnera la direction », affirme-t-il. « Il faut transformer cette épreuve en quelque chose de créatif. Ce n’est pas évident », estime le dessinateur, qui dit aussi entendre les « voix dissonantes » autour de la mobilisation « Je suis Charlie ».
Quels sont vos souvenirs de l’attentat contre « Charlie Hebdo » ?
On était en conférence de rédaction. On discutait. Et puis on a entendu une première détonation, dont on n’a pas bien identifié l’origine. J’ai cru au début que c’était un radiateur qu’on venait d’installer et qui explosait… Et puis, deux autres coups et là, cela a fait très bizarre dans la salle de rédaction. Tout le monde s’est levé, d’un seul coup. Tout le monde a compris que ce n’était pas normal. Et à cet instant, la porte s’est ouverte, un type en noir a surgi avec une mitraillette. Il s’est retrouvé nez à nez avec Charb. Et là, j’ai vu que les autres autour de moi essayaient de regarder à droite et à gauche, peut-être pour trouver une porte de sortie. Ils étaient debout. Moi, je me suis jeté par terre, face contre terre. Et à partir de ce moment-là je n’ai plus entendu que des sons. Et les sons en question, c’étaient des coups de feu. Pas de cris, pas de hurlements. Juste des coups de feu.
Que s’est-il passé ensuite ?
Moi, j’ai fait le mort, si on peut dire. Le tueur qui était entré m’a tiré dessus un peu au juger. J’ai pris une balle dans l’épaule mais je pense qu’il s’est surtout attardé sur ceux qui étaient debout. Au bout d’un moment, l’un des tueurs a parlé à un autre, il lui disait « non, non, pas les femmes ». Ensuite, ils se sont approchés de Charb – qui était allongé à côté de moi, et ne bougeait pas, je pense qu’il a fait partie des premières victimes – et se sont attardés en disant : « Oui, c’est Charb, c’est bien lui. »
Ce qui était impressionnant, c’est qu’il y avait du silence. A part Nicolino, personne ne gémissait. Donc cela voulait dire que tous les autres étaient morts
Après, j’ai entendu des coups de feu mais dans la rue. J’ai compris qu’ils étaient sortis et que la fusillade se poursuivait dehors mais je continuais à ne pas bouger parce que je me demandais s’il n’y en avait pas un qui était encore là, peut-être à attendre de nous piéger, de voir qui était rescapé et de nous achever. Ce dont j’avais peur, c’était qu’on nous achève.
Puis j’ai commencé à entendre Fabrice Nicolino, un collaborateur, qui gémissait, puis une collaboratrice qui parlait, donc j’ai compris qu’il n’y avait plus personne de dangereux dans la pièce. Ce qui était impressionnant, c’est qu’il y avait du silence. A part Nicolino, personne ne gémissait. Donc cela voulait dire que tous les autres étaient morts. Ce qui foutait les boules, c’était le silence…
Vous avez été amené à l’hôpital, comment avez-vous depuis vécu les événements ?
Je les ai vécus à travers ce que les gens me racontaient, les proches, la famille, les gens du journal… J’ai toujours voulu qu’il y ait un petit décalage entre les événements et le moment ou j’allais en prendre connaissance.
Au début, j’étais assez angoissé à l’idée que les tueurs viennent à l’hôpital m’achever. Je me demandais s’il n’y avait pas une autre équipe en sommeil, chargée de chercher les rescapés. La première nuit, j’ai entendu une porte qui claquait et j’ai commencé à me demander s’il valait mieux me planquer dans les toilettes, quitte à révéler ma présence à cause du loquet fermé, ou dans le placard sans loquet, en misant sur le fait que les gars n’auraient peut-être pas l’idée de regarder dans le placard… Voilà le genre d’idées que j’avais à cette époque-là, donc les manifestations me semblaient un peu loin.
Vous êtes-vous demandé si vous pourriez redessiner ?
Oui. Dans les locaux de Charlie, avec les pompiers, je me disais « je ne ferai plus ce métier ». Car on ressent le rejet de plein fouet. On ne veut pas de vous. Alors on n’a qu’à disparaître.
Avec le recul, j’ai vu que des gens nous aimaient toujours. Mais c’est une vraie question. C’est pour cela qu’il nous faut réinventer le journal. Il faut transformer cette épreuve en quelque chose de créatif. Ce n’est pas évident. Au journal, certains ont du mal à dépasser cela. Moi-même, je ne sais pas si, une fois sorti de l’hôpital, j’arriverai à le faire. On va essayer, en tout cas. Ce qui plombe tout cela, c’est de penser à ceux qui sont morts. On y pense tout le temps. Tout ce qu’on va créer ensuite, même si ça peut être génial, ce sera toujours un peu entaché par le fait qu’ils ne sont plus là.
L’équipe de « Charlie » n’est-elle pas trop affaiblie, après la perte de Cabu, Wolinski, Charb ?…
Malgré l’hécatombe, il y a toujours une équipe. Peut-être pas pour faire dans l’immédiat un journal de 16 pages, mais de 12… Après, il y a le problème du dessin, qui est capital pour l’identité de Charlie. Et là, on a vu disparaître des poids lourds et ce n’est pas demain la veille qu’on trouvera des gens aussi extraordinaires. Un jour peut-être, mais il y a presque une autre génération de dessinateurs à faire venir : peut-être est-ce à nous de former les dessinateurs de demain. Le dessin de presse, c’est un genre un peu marginal. Et un métier pas facile. Transmettre aux plus jeunes, c’était une obsession de Cabu, notamment quand il a vu arriver des gens comme Luz, Charb ou moi. Il a réussi. C’est à notre tour.
Quel est l’avenir concret du journal ?
Dans l’immédiat, le but est de reparaître. Il ne faut pas casser le fil rouge. Il faut que nous voyions avec l’équipe ce que nous voulons faire. Le prochain numéro ne paraîtra pas le 28 janvier mais dans les semaines à venir. A plus long terme, il faudra une refondation. Mais il faut la mûrir.
Comment voyez-vous votre rôle ?
La notion de direction à Charlie Hebdo, c’est très collectif. Je vais diriger le journal mais je ne vais pas le diriger seul : il y aura Gérard Biard, le rédacteur en chef, avec moi, et tout le monde. Moi, je suis là pour donner des orientations, pour trancher quand il y a des problèmes, pour motiver. Mais c’est la dynamique collective qui donnera la direction.
On disait qu’il y avait deux patrons à « Charlie », Charb et vous, l’un plus rond, l’autre plus dur. Pouvez-vous diriger seul ?
Il faut refaire des binômes. Je vais travailler avec Gérard Biard. Sinon, je suis dur, moi ? [Rires.] Cela me surprend de temps en temps d’entendre ça. Parfois, certaines choses me paraissent évidentes mais bon… Je peux me tromper.
Que pouvez-vous dire des dons reçus ?
On a reçu plein de dons [1,6 million d’euros, précise l’avocat Richard Malka]. On va demander l’aide de la Cour des comptes, pour les recevoir, les distribuer et les contrôler. Certains ont fait des dons pour les familles des victimes, d’autres pour le journal et d’autres pour « Je suis Charlie » – ce n’est pas une association mais nous sommes en contact avec Joachim Roncin [le journaliste et designer auteur du slogan] pour en faire quelque chose. Les recettes des ventes du numéro en cours vont, elles, à l’entreprise Charlie Hebdo.
Que pensez-vous des gens qui n’ont pas eu envie de dire « Je suis Charlie » ?
Vu l’énormité de la mobilisation, il fallait s’attendre à ce qu’il y ait des voix dissonantes. On a le droit de dire « Je ne suis pas Charlie ». La question est de le dire pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Si c’est pour défendre des terroristes, là j’ai du mal… Après, on est en démocratie. Tout le monde n’est pas obligé d’aimer Charlie.
Gérard Biard ou Richard Malka insistent sur le combat pour la laïcité…
Ils ont eu raison de rappeler que Charlie Hebdo a toujours été attaché au combat pour la laïcité, pour la distinction entre la religion, qui doit rester privée, et la chose publique. Il n’y a rien qui change de ce point de vue.
Charlie, on s’est retrouvé au centre de toutes les attentions sur la laïcité. En 1992, quand on a relancé le journal, on ne pensait pas que faire des dessins sur la religion nous emmeraient là où nous avons été emmenés. Nous nous intéressons aussi à l’écologie, l’économie, le cinéma, la culture… Charlie Hebdo a été fait le symbole du combat pour la laïcité à notre grande surprise. Pourquoi sommes-nous en première ligne ? Ca en dit long sur la société française. On aimerait que d’autres prennent le relais.
Faut-il que la laïcité devienne un combat central pour Charlie Hebdo ?
Charlie restera dans la même ligne. Au-delà, il ne faut pas cela devienne obsessionnel et nous empêche de penser à d’autres sujets.
Attendez-vous quelque chose des hommes politiques sur la laïcité ?
On est en droit d’attendre beaucoup d’eux : quand on voit les revendications des religions dans le monde, la laïcité est un vrai projet de société moderne, un sujet en or pour un homme politique.
On a beaucoup parlé du risque d’amalgame et de stigmatisation des populations musulmanes et maghrébines, qu’en pensez-vous ?
Au bout d’un moment, on va quand même finir par comprendre que tous les musulmans ne sont pas destinés à être terroristes. On peut être musulman dans une démocratie, ce n’est pas un problème. Seuls des esprits malhonnêtes font l’amalgame. Et on voit très bien d’où cela vient. Les terroristes n’ont rien à voir avec l’immense majorité des Français de confession musulmane.
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