mardi 17 décembre 2019

Rebords et soubassements (7)

"Désirer, c'est la vie. 
Faire une fixette sur l'objet du désir, c'est la mort. 
...ce que j'aime bien dans l'expression "L'objet du désir"
c'est qu'elle fait disparaître le sujet, comme par hasard."

John W. 04-03-2008 à 14:11


J'ai vendu les droits de ma unsuccess-story
à Danny Boyle, qui a décidé
de réduire mon temps d'incubation,
de 80 à 28 jours, pour d'obscures raisons de pitch.
En me remettant à chercher du boulot, fin septembre, j'ai bien noté que cette interdiction d'exercer à f*cktv Nantes s'étendait aux autres stations régionales de ce grand groupe hyper-secret de l'audiovisuel public; mais ça ne coûte rien d'essayer, et si j'ai trouvé ça un peu débile de ma part, ça ne m'a pas empêché de prévenir les antennes régionales d'Orléans et de Rennes que j'avais un planning très ouvert jusqu'à la fin de l'année. Rennes m'a dit non puisque j'avais attrapé la peste des 80 jours plus tard, Orléans m'a tout de suite proposé de venir  passer un week-end à la station, puis quelques jours en novembre et en décembre, voire carrément le réveillon si j'étais intéressé.
Il faut dire que la station régionale d'Orléans est à 10 km du centre-ville, que c'est une galère absolue pour la rejoindre en transports en commun, et qu'elle est douillettement blottie au cœur d'un écrin de verdure, à égale distance d'une banlieue résidentielle concentrationnaire, d'un échangeur autoroutier et de grands ensembles de petits HLM dans lesquels s'entassent une bonne partie de l'Afrique et un gros paquet de fiches S.
Les candidats à venir bosser dans le coin ne se bousculent pas. N'empêche, j'en reviens pas, d'être accepté là alors que je suis banni à Nantes. Faut croire que nul névropathe n'est prophète en son pays. D'ailleurs, j'y crois pas, et je finis par me dénoncer quelques jours avant l'échéance de ma venue comme porteur sain (pour l'instant) de la peste des 80 jours. Je ne voudrais pas risquer la déconvenue de l'annulation du contrat au dernier moment, vu que je suis en train de réserver l'hôtel. "Heueueu, dis donc, au fait, on n'en a pas parlé, mais je préfère te dire que j'ai atteint les 80 jours travaillés sur 2019, et à Nantes ils ne veulent pas me réembaucher avant 2020. J'ai bien sûr demandé à la RH d'être requalifié CDD historique, mais ça prend du temps, et j'ignore si ça sera fait d'ici ma prochaine pige à Orléans...
- Pas de souci, la RH sait que tu es en carence dès qu’elle fait le contrat, ce qui veut dire qu’à ce moment-là, je t’ai déjà planifié donc elle pourra faire une dérogation, surtout pour 2 jours chez nous.
Cool. Comme les choses se décoincent un peu niveau ouattzeuf*ckTV, je relance Rennes, en arguant du fait que je rebosse à Orléans, d'ailleurs la responsable du planning breton m'avait déjà appelé pour m'engueuler du fait que mon dossier de requalification en CDD historique n'avançait pas alors qu'elle avait besoin de moi, mais la balle n'est plus dans mon camp, j'envoie toutes les semaines un mail de relance à la RH, faudrait pas qu'elle se sente harcelée non plus.
Je comprends l'intérêt pour elle - et à travers elle, le bénéfice pour l'institution - de laisser pourrir la situation puisque quoi qu'il arrive, fin décembre je serai "blanchi" et à nouveau bon pour le service (jusqu'à ma prochaine accession au seuil des 80 jours...)
Mais ce n'est pas le sens de la question que je lui ai posée : comment peut-on passer 22 ans en CDD et ne pas être reconnu collaborateur régulier ? je ne pense pas être victime de mépris de sa part, c’est plus de l'indifférence : tant que la boutique tourne et que A. trouve des vacataire-remplaçants-de-vacataires-en-disgrâce au planning, à quoi bon s'impliquer ?
J'en discute avec un journaliste intégré depuis longtemps dans la boutique, qui me confirme que la gestion des collaborateurs est épouvantable à Nantes. Du coup il me redit, comme je l'entends dire depuis des années, qu'un jour, il va quitter la boite parce que quand c'est trop c'est tropico. Il me fait penser à moi quand je me dis qu'un jour je serai aimé d'une femme noire. 
Avec le temps, je ne vous cache pas que sans devenir nulle, la probabilité recule.
Le paragraphe que je viens d'écrire est assez ennuyant à lire. La vie qui va avec l'est aussi, heureusement qu'à côté de ça il y a des petits bonheurs, comme cette jeune femme (une jeune c'est quelqu'une qui a 10 ans de moins que moi, une vieille dix ans de plus) qui m'appelle pendant mon calvaire de montage dans le privé pour me dire que depuis que je l'ai accompagnée en réunion AA, elle vient de passer un an sans consommer d'alcool, reportage en léger différé ici, ça c'est chouette, et puis notre fille qui n'a même pas 20 ans et qui vient de décrocher le droit de poursuivre ses études de coréen pendant 6 mois à l'Université de Séoul, c'est chouette aussi.
En décembre, ça sent pire, les responsables de planning sont aux abois du fait de cette règle des 80 jours qui les contraint à aller recruter plus loin, on me propose du boulot de partout. Rennes m'accorde des dérogations, Orléans me rajoute des jours, je refuse Le Mans, Clermont Ferrand et finalement Poitiers, pas plus tard qu'hier, parce que mon emploi du temps est plein. La Corse ne me rappelle pas, c'est dommage. Eux non plus n'ont pas dû apprécier que je je me déplace sans chaussures dans les couloirs d'Ajaccio, sans parler du fait de faire sécher mon maillot de bain en salle de montage.
Et finalement, au bout de 2 mois, la RH de Nantes m'écrit pour me dire que ça va pas être possible de me requalifier CDD historique.
Après analyse de votre situation, votre nombre de jours de collaboration est inférieur aux critères validant la reconnaissance de CDD régulier. Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas été dans le cas de figure d’une maladie longue durée sur la période 2013-2017. Si toutefois, cela était le cas, n’hésitez pas à me transmettre les justificatifs pour réétude de votre situation.
Je suis donc au regret de vous annoncer que je ne peux donner une suite favorable à votre demande.
En lui répondant, je fais bien attention à modérer mes propos, bien qu'elle puisse difficilement me nuire plus qu'elle ne le fait actuellement.
Je ne m'attendais à rien et je suis quand même déçu.
Il vous a fallu deux mois pour articuler "le règlement c'est le règlement" comme unique réponse ?
En ce moment je travaille beaucoup avec d'autres régions, qui connaissent de gros soucis de planning avec cette règle des 80 jours.
Je vous assure qu'ils ne s'embarrassent pas longtemps pour savoir si mes 22 ans de collaboration valident la reconnaissance de CDD régulier ou pas.
Je coûte évidemment deux fois plus cher à F* T* et donc au contribuable, à être défrayé à 350 km de chez moi plutôt qu’à travailler à Nantes, mais ça tout le monde s’en moque, et personne n’en est responsable, bien sûr.
Je commence même à refuser du travail pendant les fêtes...
Et je suis bien sûr ravi de faire des centaines de km en voiture, (Greta Thunberg en serait consternée), et de dormir à l’hôtel pour prouver ma mobilité et ma volonté d’intégration.
De fait, je passe décembre entre Rennes et Orléans et j’ai refusé du travail au Mans, à Clermont-Ferrand... et hier encore, à Poitiers. Ca fait un an que j'essaye d'entrer au planning de Poitiers, ils ne m'appellent que quand ils sont dans la merde pour le lendemain, mais ça fait aussi un an que j'ai pris un rendez vous chez un ORL spécialiste des acouphènes, ça tombe le même jour, le seul jour de la quinzaine où je suis chez moi, tanpis tanmieux.
J'ai une vie de représentant de commerce, sauf que le produit se confond avec le vendeur.
De l'extérieur, on pourrait carrément dire une vie de con, mais quand je suis en déplacement ça me maintient éveillé, d'une certaine manière. Sauf quand je suis à Orléans, où je me recentre sur les valeurs essentielles :
- le buffet chinois à volonté dans la zone industrielle qui jouxte le Leclerc derrière mon hôtel
- les 459 bouquins accumulés dans mon iPad et qui réclament lecture.
Vu l'activité délirante qu'il y avait dans la station d'Orléans le week-end dernier, c'était l'occasion de papoter avec d'autres CDD, dont une de Poitiers qui a été reconnue comme historique, et qui me dit "aah mais alors c'est toi que je remplace à Nantes la semaine prochaine" démontrant que le jeu des chaises musicales est sans fin dans la maison en l'absence de pilote dans l'avion.
C'est aussi l'occasion de penser à la vieille blague de Patrick Font, sur un vieux disque de Font et Val : " les martiens se sont posés sur le toit de la maison de la radio, ils sont formels : il n'y a aucune trace de vie".
Ce qui est faux, si j'en crois l'article plutôt solidement argumenté d'Usbek et Rika.
...en plus, l'écoute musicale de vieux machins c'est une façon de déserter, de n'être ni là ni maintenant, alors qu'avec vipassana on est là, c'est vrai que parfois c'est pénible mais "c'est" est plus déterminant que "pénible". Il faut que je m'y remette le plus vite possible.
Quand je pense que je me suis fait chier pour des conneries tout au long de ma vie, je n'ai pas l'intention de laisser perdurer cet état.

dimanche 15 décembre 2019

Rebords et soubassements (6)

Salut les gars.e.s.
Faut que j'vous dise. J'ai pompeusement titré cette série d'articles "Rebords et soubassements", parce qu'au départ j'étais parti à méditer sur ces peintures de façade acryliques et miraculeuses qui ne se périment pas après 15 ans passés dans une cabane de jardin, et aussi parce que je voulais spéculer métaphoriquement sur des qualités intimes en sommeil dans ma cabane de jardin intérieure depuis un grand nombre d'années, que même Francis Cabrel il n'ose pas venir y pousser sa chansonnette "c'était mieux avant" et entre-temps comme j'ai pris mon temps pour vous raconter des trucs que je savais déjà et que ça ait l'air à peu près clair pour d'autres, j'ai bien évidemment été rattrapé par le démon du blog, mais "Rebords et soubassements" c'était aussi pour l'allitération lointaine avec "Stupeur et châtiment" ou "Cris et chuchotements", voire "Chatières et tremblements", implicites mais jamais nommés, les vieux Bergman qui se mélangent dans mon souvenir avec Amélie Nothomb période japonaise, et bien sûr tous les mangas porno que j'ai lus dans mon enfance, à l'époque où ça n'existait pas.

*

Résumé des épisodes précédents :
fin septembre, le planning ftv de Nantes m'informe que je ne peux plus faire de piges jusqu'à l'an prochain, du fait de l'application subite de la règle des 80 jours travaillés maximum par an pour certains cédédés non homologués qui ne peuvent alors plus prétendre au statut envié de collaborateur régulier - cette nouvelle règle sortie du chapeau d'un DRH créatif évitant en principe au groupe ftv de perdre les procès à répétition que lui intentent les collaborateurs de longue date lassés de se voir refuser des CDI après des milliers de jours travaillés et les attaquant aux Prud'hommes pour abus d'intermittence.
Et pourquoi cette guéguerre ? la boite a besoin de cette "variable d'ajustement" que représente un réservoir apparemment inépuisable de cédédés disponibles et mobilisables sur tout le territoire dans des délais très courts. Les cédédés, eux, ont besoin de bouffer, donc se soumettent aux contraintes d'une disponibilité optimale, et jouent le jeu de rester éveillés nuit et jour devant leur téléphone en attendant l'appel du planning, jusqu'au jour où, en vieillissant, ayant contractés conjoints, enfants et emprunts immobiliers, ils aspirent à une vie moins rock'n'roll et aspirent à des postes à plein temps, faute de pouvoir beaucoup y postuler, car à l'intérieur de la boutique, priorité est donnée à la mobilité interne et aux mutations, un peu comme dans l'éducation nationale.
Pour les cédédés qui n'ont pas eu la chance de monter dans le train de l'intégration quand il passait devant chez eux, et qui insistent pour avoir une seconde chance, ça se passe alors au forceps, parce qu'entre partenaires sociaux les rapports se sont durcis, et puis vous savez, ftv n'a pas vocation à intégrer tous les intermittents de France qui ne peuvent plus bosser ailleurs mon pauvre monsieur, comme on m'a dit parfois. Et cette mesure des 80 jours, censée prévenir tout recours des CDD aux Prud’hommes en bridant la fréquence et le volume de leurs interventions, a pour effet premier de les précipiter dans les bras des cabinets d’avocats spécialisés dans ces actions prud’homales contre ftv.

Salvatore, par Nicolas de Crécy
Il y a deux ans, j'ai contacté un de ces avocats, j'ai fait mes comptes, je totalisais à peine 800 jours de travail chez ftv en 20 ans, ça fait une moyenne de 40 jours par an, c'est pas terrible par rapport à beaucoup d'autres, mais j'ai toujours bossé ailleurs en parallèle vu que j'étais un vrai intermittent et que ftv ne me proposait pas beaucoup de boulot... et puis j'ai mis 18 ans à comprendre que si l'on voulait entrer à plein temps dans la boite il fallait "prouver sa mobilité" (sic) et bouger dans les régions ; les avocats spécialisés m'ont suggéré de continuer en CDD, je n'avais pas assez de jours au compteur pour risquer le banco, j'ai obtempéré, aujourd'hui j'en suis à un peu plus de 1000 jours en 22 ans, c'est pas beaucoup plus mais je suis rendu un peu grognon par ma mise à pied que j'estime légèrement abusive sur les bords, tout en sachant très bien que personne à l'intérieur de la boutique ne me méprise ou ne me fait grief de quoi que ce soit pour m'imposer cette mise à l'écart, il n'y a juste pas de pilote dans l'avion et on applique le règlement sans états d'âme, néanmoins un ou deux postes à plein temps vont prochainement se libérer dans le coin, et vu mon âge avancé, je me renseigne auprès des syndicats, sans la menace d'un procès le rapport de force risque de m'être défavorable, il ne faudrait pas que je loupe le coche, ça me fait suer d'aller au conflit, mais j'en vois tellement qui ont obtenu gain de cause par ce biais, il n'y a peut-être pas d'autre voie avec ces gens de ftv. Des gens qui sont capables de te pondre une mesure discriminatoire en pensant qu'ils vont économiser de l'argent alors qu'au final ça leur en fait perdre puisque quand ils sont obligés de fournir le planning en fin d'année il leur faut transgresser la règle qu'ils se sont fixés, et importer à grands frais des CDD Canal Historique d'autres régions. Ou faire des dérogations aux CDD sans foi ni loi comme moi.
Depuis fin septembre que je suis à l'arrêt, ce qui est mieux que d'être aux arrêts, je n'en disconviens pas, tout en acceptant ce temps de rumination et d'interrogation forcée, je positive mon temps libéré, en essayant de pas trop ruminer quand même, je fais de menus travaux chez moi, abattre des arbres, remonter des murs, je réactive mon réseau d'agents dormants sans trop croire que je vais retrouver du boulot ailleurs, celui de la préfecture de Paris qui s'est mis à dessouder ses collègues de bureau l’autre jour c’était une erreur, je l’ai tiré un peu fort de son sommeil, j’essaye de jouer ça plus finement, c'est tenter des trucs ou ne rien faire, ce qui serait black et mortifère pour moi, puis je rebosse un peu, pas beaucoup mais très soudainement dans le privé; je trouve ça difficile, je n'ai plus l'habitude, je commence peut-être à ressembler à un petit vieux qui travaille à Fr***e 3, à un moment donné, ça prend même un petit air de catastrophe industrielle, mais ça finit bien, et en plus, le réalisateur veut rebosser avec moi, par contre, rien que le résumé des épisodes précédents fait déjà la taille de l'article que je voulais écrire, pardon pour la tartine.
Hérodote complètement.

(à suivre...)

jeudi 12 décembre 2019

Rebords et soubassements (5)

« Le mystère de l'homme, c'est de se dépasser, et c'est pourquoi 
ce mystère est si beau alors que l'homme est si moche." 

(dans les lettres à Cioran du Père Molinié)

Mi-novembre, un réalisateur me contacte donc pour monter deux sujets de 6 minutes pour un magazine sur la 5. Un réal du privé ! Un truc qui ne m'est pas arrivé depuis 2007 !! Du fait d'un choix technique que je croyais pertinent mais qui s'avère un peu hasardeux à l'usage, je passe une semaine à faire dans ma culotte suer sang et eau pour que les media ne disparaissent pas de la timeline pendant le montage, au lieu de me concentrer sur les images et le sens à leur donner, ce qui est quand même mon coeur de métier. Heureusement, un ami parisien qui est un demi-dieu du virtuel m'offre un précieux soutien logistique, par mail puis par téléphone, de sa science occulte de Final Cut Pro X, à distance et sans abonnement. Qu'il en soit ici remercié, même si je ne le nomme pas pour ne pas lui faire du tort alors que j'ai choisi d'exhiber ici mes manques, mes béances, mes fêlures, alors que j'avais juré que plus jamais never blog again.
Le pire, c'est que quand je ne suis pas en train de me battre contre l'entropie qui ronge souterrainement les fichiers du projet et de me consumer en mantras pour l'intégrité des backups quotidiens, je sens bien que je suis rouillé du regard, et pas uniquement parce que je suis débordé par cette technique capricieuse... ça fait trop longtemps que je ne monte plus que des sujets news, ça a raboté mon sens esthétique au-dessous du niveau de l'amer et je peine pour dépasser ma condition et me remettre au niveau magazine où je suis attendu : sujets aérés, séquences musicales etc; le réalisateur, qui se révèle heureusement un être humain de qualité et qui reste d'humeur égale malgré mes difficultés, m'invite à me concentrer sur ce que je fais, et à ne pas monter "à la France 3" (sic).

Les messages d'erreur m'angoissent beaucoup,
surtout quand je n'arrive pas à isoler l'origine du bug.
Avec le logiciel que j'ai choisi pour cette session, je n'ai jamais eu auparavant à exporter de fichiers audio, mais là le mixage va se faire à Paris, j’essaye donc de sortir un AAF avec X2ProLE Audio Convert, dont j’ai trouvé une version hackée par des russes dans un recoin de mon ordi.
Elle est obsolète et me sort des résultats incohérents. J’ai dû la collecter pendant l'horreur d’une profonde nuit bipolaire qui ne date pas d’hier, car je n’en ai aucun souvenir.
Mais comme tout cela se joue dans le cadre de mon plan de retour à l'emploi, je suis motivé : j'ai 2 jours de montage payés à 260€ brut/jour mais avant même de commencer le montage j’ai déjà investi $149,99 dans ce programme de conversion audio, dont la version payante marche à peu près mieux et me garantit de ne pas être appelé à trois heures du matin par un mixeur furibard dans quinze jours, quand je serai dans l'impossibilité de le dépanner parce que reparti vers d'autres latitudes.
A la maison ils en ont plus que marre que je ne parvienne pas à parler d'autre chose que de mes tracas numériques. Pour eux, ça tourne à l'obsession; pour moi, j'essaye juste de me dépatouiller de mes échéances, j'en suis un peu malade, mais pas trop parce qu'il faut livrer, et passer à autre chose; ma petite bipolette me fait tourner à 5 heures de sommeil par jour, c'est pas assez pour dissiper les brouillards de cyber-hébétude qui commencent à m'estomper grave les contours.
Comme j'en suis à l'an 5 de l'ère du Lithium c'est quand même plus facile maintenant, car le lithium rabote creux et bosses de l'humeur, quoique son action sur les creux soit plus visible que sur les bosses, le taux d'excitation/déprime est largement inférieur à ce qu'il serait si l'incident était de nature affective et sexuelle, comme on dit chez les DASA.
Les bosses dues à la fébrilité, au stress, restent supportables. Certes, je me suis mis dans une position délicate en acceptant un travail pour lequel mes compétences et/ou mon matos étaient un peu surévaluées, mais j'étais dans l'attitude juste, donc maintenant faut juste gérer jusqu'à la sortie du tunnel, et d'ailleurs je te rappelle dès que je suis sorti de l'enfer que je me suis créé.
N'empêche que quand je parvenais, pas plus tard que le mois dernier, à glisser 25 minutes de vipassana / méditation de pleine conscience par jour dans mes pratiques, il était plus z'aisé de voir venir les trucs de loin et de les gérer plus finement.
Bon cette semaine y'a pas eu moyen, mais je garde un souvenir ému d'octobre, et pourtant il ne fut pas rose (je dis ça à force d'arpenter des villes comme Albi et La Rochelle qui fêtent "Octobre Rose" le mois du dépistage du cancer du sein en suspendant des parapluies roses dans les rues, et pis quand y'a tempête, ça devient un peu surréaliste)

Rien de tel qu'une bonne flambée
pour s'envoyer des tutoriels chiants.
Et pour un happy-end hollywoodien, j'avoue que j'ai eu des problèmes jusqu'à la fin, mais grâce à une certaine maitrise du lâcher prise, lol, et au suivi de mon ami aussi parisien qu'imaginaire, je finis le projet sans être aiguillonné par la terreur née du risque de tout perdre. Au final j'ai bossé 5 jours au lieu de 2, j'ai refusé du boulot à Rennes parce que j'avais les mains pleines de cambouis numérique, mais j'ai  fini mon montage et livré mes fichiers le lundi matin suivant.
A l'issue de quoi c'est décidé : ancien thuriféraire de Final Cut X, là j'ai eu trop de soucis, je passe à l'ennemi, et je me mets à Adobe Première. D'ailleurs c'est la condition sine qua non pour que le réal me refasse bosser, ma contre-performance technique ne l'ayant pas braqué contre moi mais contre le logiciel de chez Apple, pour lequel je n'ai pas été une publicité vivante.
Tout le monde peut se tromper un moment, un peu de monde peut se tromper tout le temps, mais tout le monde ne peut pas se tromper tout le temps.
Cet hommage à la citation d'Abraham Lincoln est foiré, mais vous voyez ce que je veux dire.

(à suivre...)

mardi 10 décembre 2019

Rebords et soubassements (4)

 « Quand savons-nous que tout est perdu ?
Quand même ceux qui vous aiment se taisent. » 
 Albert Sánchez Piñol, "Victus"


Bonsoir, je suis tellement
conscient de moi-même
que je suis Philippe Sollers.
Putain de moine, quand j'y repense en commençant à galérer sévère pour Silence, ça coince mi-novembre, finalement, le mois dernier, grâce à l'exercice physique, la méditation et une bonne hygiène de vie consistant à éteindre l'ordinateur dès midi, j'étais enfin présent à moi-même, j'étais dans le "je suis là" (vanté par les plus grandes marques de Krishnamurtis et de Kristofandrés du siècle), et je sens bien que depuis, je suis redescendu de quelques marches dans l'escalier conscientiel et énergétique, mon état n'est plus du tout optimisé, certes l'angoisse est muselée par le lithium dont je saupoudre mes corn flakes tous les matins, bien sûr en novembre-décembre les énergies sont basses, tout le monde commence à vivre à crédit dans l'attente du solstice du 22 décembre après lequel les jours commenceront enfin à rallonger, de plus à chaque fois que ma mère meurt à nouveau dans la nuit du 19 au 20 novembre je subis une petite perturbation de l'anticyclone de mes Açores, j'ai beau prétendre que non, je vois bien que chaque année je trouve toujours un prétexte. En 2018 c'était un été indien inattendu en Corse, au cours duquel je me suis mis à imaginer des choses qui n'étaient pas, suivi d'une intervention chirurgicale en zone sensible, j'étais certain d'avoir écrit un billet là-dessus en direct du service d'urologie pour blasphémer contre mes emballements affectifs, mais en remontant dans mes archives, je semble être resté d'une discrétion exemplaire, ce qui m'étonne beaucoup, enfin bref, dès la mi-novembre je regrette amèrement ce mois d'octobre consacré au développement personnel par la réfection victorieuse de mon habitat et la respiration consciente dans les interstices, l'approche scientifique ayant porté ses fruits dans le choix et la pose d'une sous-couche sur le mur d'enceinte avant d'y appliquer du gibolin qui lui, respire consciemment à travers les interstices du mur ; en effet il y a 15 ans j'avais voulu masquer  les joints en ciment vernissé noir sur ma façade en les recouvrant de gibolin, hé bien laissez-moi vous dire que le ciment vernissé n'est pas un support propice au gibolin, qui au fil du temps a commencé à s'écailler par plaques (penser à mettre une photo ou un lien) pour laisser réapparaître l'odieux vernis; alors que là, tout a été fait sous contrôle et dans l'esprit du grand rabbin de chez Monsieur Bricolage.
Et donc, fin octobre j'ai commencé à perdre en clarté car nous sommes allés à Albi superviser le chantier de changement de linoléum chez mamie, les industriels réalisent maintenant des revêtements de sol qui imitent à s'y méprendre l'élégance et le confort du parquet flottant alors que c'est du vil plastoque, il a fallu vider et  démonter des meubles réputés inamovibles et c'était pas une légende, on a dû faire appel à des paysans tarnais tout rocailleux, aller passer une nuit au motel du coin tandis que les ouvriers réagrégaient le sol (à l'aide d'une sorte de gibolin liquide à prise rapide) par-dessus la chape de béton du salon qu'ils avaient non sans peine réussi à mettre à nu alors que des gougnafiers avaient collé l'antique lino directement dessus cinquante ans plus tôt, et j'ai brièvement croisé le démon familial - la colère - qui rôde encore autour de ma belle-famille, ou plutôt ce qu'il en reste : je me suis habitué au fait d'être le seul mec dans une dynastie féminine où tous les hommes, pour la plupart désagréables, ont disparu depuis longtemps, mais c'est toujours malaisant pour moi d'être sollicité par mamie (91 ans) ou encore pire par sa fille (60 ans, et il se trouve que c'est aussi ma femme, quelle tuile) pour du bricolage, et de me retrouver à farfouiller dans des étagères remplies d'outils dépareillés, endommagés et à l'utilité au-delà de ma compréhension, sans y trouver le tournevis cruciforme tout con qui conviendrait pour faire la réparation demandée, à chaque fois je sens le regard des morts par-dessus mon épaule, la moitié des pièces de la maison sont impraticables du fait de renoncements face à des monceaux d'objets, de meubles et d'ustensiles qui s'y sont sédimentés et dont l'usage a été abandonné et la fonction perdue, ça m'épouvante secrètement, surtout qu'il semble qu'un jour c'est moi qui vais hériter de ce merdier, et puis à un moment donné je me suis retrouvé à hurler sur ma belle-mère de 91 ans qui n'avait plus de mots dans son sac à mots pour m'expliquer qu'elle voulait que j'aille vider le sac de l'aspirateur dans le jardin et qui avait fait des gestes que j'avais interprétés peut-être un peu vite comme me signifiant mon incapacité à comprendre facilement ce qu'elle voulait me dire du fait de mon allergie fréquente à l'implicite alors qu'en fait elle maudissait sa perte locutoire, en tout cas elle m'est apparue excédée et je me suis cru à l'origine de son excession, qui n'était peut-êtr qu'un effet de sa vieillerie, à tort ou à raison mon sang n'a fait qu'un tour dans son sac et je l'ai littéralement agonie d'insultes, ce qui n'était jamais arrivé en 30 ans de fréquentation affectueuse, c'est vrai j'ai de meilleurs rapports avec elle qu'avec feu ma mère, mais là je sais pas, comme j'estimais pour ma part n'avoir que des informations tronquées sur ce que je devais faire, que je ne pouvais pas tout deviner, et qu'entre la mère, la fille et la belle-soeur c'était une belle bande de radasses sibyllines qui me disaient jamais les trucs de la façon dont j'aurais compris ce que je pouvais en faire, ça a été la colère, j'en ai eu d'un coup ras-le-cul, ça a duré 30 secondes, je suis allé me calmer au jardin en répandant le contenu du sac de l'aspirateur sur les betteraves d'hiver, après-coup je me dis que c'est peut-être moi qui suis désorienté par le chantier, en tout cas je voulais aborder l'épreuve de montage qui suivit mi-novembre, mais c'est râpé pour ce coup-ci.
Et le chantier lino s'est achevé sans autre incident notable, sinon qu'une fois de plus j'ai raté les Utopiales à Nantes comme chaque fois qu'on va chez mamie à la Toussaint.

(à suivre...)

samedi 7 décembre 2019

Rebords et soubassements (3)

 Malheureusement, mes intentions et mon destin ne suivaient pas la même direction. 
Albert Sánchez Piñol, "Pandore au Congo"   

J'ai même pas eu d'accident du chômage en tronçonnant l'arbre
que j'avais fait tomber dans le petit bois derrière chez moi.
En octobre, planque ton zob, en novembre, touche ton membre, nous suggère le proverbe inventé de toutes pièces par un paysan du bas-Berry cyberdépendant sexuel.
Plus humblement sans doute, moi, en octobre j'ai cherché du boulot et coupé du bois, parce que l'hiver sera rude et que l'arbre avait failli tomber sur la cabane des poules, mais en novembre je n'ai pas beaucoup de retombées de ces recherches d'emploi, et encore moins sur  la demande de grâce présidentielle formulée auprès de la responsable Ressources Humaines locale pour pouvoir profiter à nouveau des faveurs du planning techniciens de ce grand groupe de télévision régionale public hyper-secret auquel je suis quand même très attaché puisque c'est mon seul employeur depuis 18 mois.
A la maison, les travaux d'hiver sont achevés, le mur d'enceinte resplendit de ravalement et si rien ne se décoince avant Noël, il me reste encore  à tirer deux mois d'exil au large du business, ça va devenir plus tendu de rester serein.
Je lis et relis inlassablement « charte d’éthique de ftv » (droits et devoirs des collaborateurs) ainsi que « code de conduite anti-corruption ftv » (un thriller, un vrai) sans oublier « règlement intérieur » (plus didactique, celui-là) que quelque soldat anonyme et farceur des Ressources Humaines a cru bon de m’envoyer à mon domicile, et qui sont une source d’émerveillement perpétuel, car j’adore la science-fiction. Rien que la plaquette « charte d’éthique de ftv », c’est déjà toute une affaire : originellement publiée en quadrichromie dans un somptueux format à l’italienne, elle m’est délivrée sous forme de photocopie grisâtre sur un A4 horizontal tronqué et pas du tout homothétique, ce qui la rend à la fois illisible et disgracieuse. On y distingue sans doute les bonnes pratiques de celles qui sentent le caca, risquant d'attirer l'opprobre et les journalistes de BFMTV, mais franchement, gravés en Garamond corps 8 sur du papier pelure, ça fait pas envie, à part d'aller chez l'oculiste pour une visite de contrôle.
Je note dans mon Journal d'un blacklisté que j'ai démarré à la plume dans un cahier d'écolier à grands carreaux : " j'ai cru que FT allait finir par me rappeler, mais c'était une forme dégradée d'érotomanie (= quand on est persuadé d'être aimé de quelqu'un alors qu'il n'en est rien) professionnelle.
Ai-je été un fichu branleur pour en arriver là, à ne rien voir venir avant d'atterrir dans le mur ?
... d'abord on ne dit plus branleur, on dit personne en situation de handicap au moment du passage à l'acte ", me fait remarquer un lecteur exigeant logé dans mon lobe temporal gauche.
Pendant ce temps nécessaire de remise en cause et de recueillement, quelqu'un fait passer mon nom à quelqu'un d'autre, et un réalisateur qui habite à deux pas de chez moi me contacte pour monter rapidement deux reportages pour Silence ça pousse, émission plantophile sur la 5, dans des conditions qui me rappellent le bon temps du privé, quand j'étais parigot tête de veau.
C'est là qu'on mesure les ravages du chômage sur mon esprit affaibli : en vrai je n'ai connu aucun bon temps  du privé quand j'habitais Paris, mais le stress, l'intensité, la pression mémorables, oui, bien sûr.
D'accord, je bossais pour M6, Canal +, Arte, la 5... mais qu'est-ce que j'y ai gagné, à part faire des piges de 72 heures pendant les grandes grèves de 1995 parce qu'il n'y avait plus moyen de transport pour rentrer de Boulogne et que je m'étais engagé à livrer tout l'habillage d'une soirée thématique sur Avid on-line dont c'était les balbutiements broadcast sur des vieux Quadra 950 bi-moteurs avec des processeurs boostés à 33 Mhz ?
au final, j'ai dû m'asseoir sur une brique d'heures supplémentaires, parce que le réal, héroïnomane en sevrage, ne pouvait plus s'arrêter de modifier le montage et que seule la livraison des masters à la chaine a interrompu sa compulsion interactive.
 Sauf que là, le mec m'appelle un vendredi soir pour démarrer le lundi suivant, il veut faire ça sur Adobe Première, que je ne connais pas, les enfants viennent ce week-end et je ne veux pas le passer sur mon ordi à apprendre un nouveau logiciel, alors je lui propose de lui installer Final Cut Pro X dont je suis plus familier, même si ça fait 18 mois que je ne le pratique plus.
Il n'est guère emballé mais il accepte, je n'ai pas d'obligations de moyens mais de résultat.
Ce choix logiciel s'avère peu adapté, ou alors c'est Lovecraft qui s'est emparé de la bécane, car dès le lundi matin l’acquisition des données pédale gravement dans la semoule, certains fichiers issus de la caméra C300 ont été convertis en mov, d’autres en mxf, je n'arrive pas à comprendre pourquoi, les performances de lecture de 2 heures de rushes issus d’une FS 7 (codec XAVC Intra 422/10 Class 100) avec 8 pistes son sont très dégradées, d’accord 8 pistes son c’est beaucoup, mais quand même, même les Avid de FT y parviennent, c'est dire, et le Mac mini du réal a mouliné deux heures au ralenti avec du son saccadé pour écrire les waveforms, ces représentations graphiques des courbes de niveaux sonores, sans amélioration notable de la fluidité.
Ce qui ne nous arrange pas vraiment en termes de timing, il y a entre deux et trois heures de rushes par sujet et il faut en descendre un par jour.
Me v'là beau.

(à suivre...)

jeudi 5 décembre 2019

Rebords et soubassements (2)

soubassement :
1. Partie inférieure (d'une construction…) sur laquelle porte l'édifice.
2. Socle sur lequel reposent des couches géologiques.

Dans mon plan de retour à l'emploi, pour rebondir dans le privé avec un plus gros élastique, je commence par faire un mail à la responsable Ressources Humaines de la boite en lui demandant de me requalifier comme CDD historique. Je sais, je n'aurais pas dû arpenter pieds nus les couloirs de la station l'été dernier, j'ai vu dans son regard que ça lui avait déplu, mais on ne sait jamais, mon éloquence épistolaire proverbiale peut entr'ouvrir la porte au dialogue social. 
Quand j'étais jeune, j'ai carrément séduit des filles par courrier. 
C'était y'a longtemps, je sais.
Mais je fais des efforts, la preuve : je me suis retenu de lui envoyer mon flyer d'autopromo visant à relancer ma carrière déclinante, que je réserve à des collaborateurs mieux en phase avec mon humour.
Merci à Nicolas Cage de m'avoir prété son selfie dans "Mandy" (2018)
Je lui signale sobrement que si je viens tout juste d’atteindre les 1000 jours travaillés, c'est parce qu'en 22 ans de collaboration avec FT, j'ai privilégié la multiplicité des expériences et des employeurs, jusqu'à début 2018. Ce n'est que depuis deux ans que j'ai compensé la diminution de mes contrats dans le privé en allant travailler dans les régions Centre Val de Loire et Bretagne. 
Ce que la règle des 80 jours m'interdit de faire aujourd'hui.
En plus du pot de gibolin pour m'occuper pendant mon chômage, j'ai aussi retrouvé ce paragraphe propitiatoire :
« les collaborateurs proches des seuils définis pour être reconnu collaborateur régulier n’ayant pu atteindre ces seuils du fait d’un évènement personnel exceptionnel (congé maternité, maladie longue durée…) pourront demander à faire l’objet d’un examen de leur situation par leur responsable RH afin d’apprécier l’opportunité de les intégrer à la population des CDD réguliers ».
Je ne peux certes pas faire passer ma polyvalence pour une maladie longue durée. 
Mais au vu de mon ancienneté, de ma mobilité en régions et de ma motivation dont tu as pu avoir un aperçu lors de nos entretiens, je souhaiterais intégrer la population des CDD réguliers.
A ta disposition pour en discuter
C'est sobre, non ?
Sur le moment, elle prétend vaguement qu'elle relaye ma demande jusqu'aux instances parisiennes et décideuses, puis se mure dans un silence minéral. Quelques semaines plus tard, elle est toujours muette face à mes mails de relance,  je me dis qu'elle a tout intérêt à laisser pourrir la situation, puisque quoi qu'il arrive, une fois mes trois mois de bannissement écoulés, je serai "blanchi" et à nouveau bon pour le service (jusqu'à ma prochaine accession au seuil des 80 jours...) ma carence sera finie, mon compteur remis à zéro, mon casier judiciaire à nouveau virginisé; et je n'aurai pas accumulé assez de jours travaillés ni pour prétendre à une intégration (je postule depuis 15 ans pour rentrer à plein temps dans la boite, mais je dois avoir une très forte odeur corporelle, je ne sais pas, ça ne marche jamais) ni pour les traîner devant les tribunaux prud'hommaux.
Mais ce n'est pas le sens de la question que je lui posée et à laquelle elle se garde bien de répondre : comment peut-on passer 22 ans en CDD et ne pas être reconnu collaborateur régulier ?
Les gens qui ont imaginé ce plan social de prévention des risques sur le dos des CDD, variable d'ajustement de la boutique depuis tant d'années, se prennent pour des génies du mal du droit social mais sont en fait des imbéciles. Cette mesure visant à nous empêcher (nous les CDD, obligés de ravaler leur dignité, puisqu'en France quand on te prive d'emploi ta dignité c'est la première chose qu'on te confisque) d'intenter puis de gagner des actions en justice ne peut que nous précipiter dans les bras des cabinets d'avocats spécialisés dans ce type de litige, en plus de leur créer de sévères problèmes de recrutement en fin d'année, mais ne divulgâchons pas la suite de notre programme.

Je ne sais pas si j'ai ravalé ma dignité, mais j'ai ravalé mon mur.

Ceci n'est pas un banc de méditation, c'est une photo.
Dans le même temps, je me fais un putain de programme d'action.
Le mur de la propriété à rénover.
Le chêne rongé par les termites qui s'est coincé entre deux arbres en tombant à la limite du jardin.
25 minutes de méditation par jour.
La recherche de nouveaux employeurs privés, la rédaction et l'envoi de courriers et de curriculums.
L'extinction de l'ordinateur à partir de midi tous les jours, pour prévenir tout risque de débordements cybernétiques.
Trois heures de jogging par semaine.
Des séries télé avec modération, pour me stimuler l'esprit sans le noyer sous de capiteuses fictions.
Et je retourne une fois par semaine en réunion Alcooliques Anonymes, comme au bon vieux temps des pionniers du Phare Ouest.
Ainsi, le mois d'octobre se passe comme on avait dit : je retape le mur, je parviens à abattre l'arbre et le débiter sans finir aux urgences, je fais tous les jours de la méditation de pleine conscience, et je m'adonne à la cueillette saisonnière des champignons; à la fin du mois j'encaisse en toute sérénité la moitié de mon salaire en allocations chômage, c'est la première fois depuis 30 ans que je passe un mois entier sans travailler, pensant naïvement que la société profite de mon épanouissement relatif comme individu qui refuse de se complaire dans la morbidité de son inutilité sociale temporaire, ce qui est relativement nouveau pour moi.

(à suivre...)

mercredi 4 décembre 2019

Rebords et soubassements (1)

Je retrouve un gros pot de gibolin, vieux de 15 ans mais à peine entamé, dans l'appentis au fond du jardin. Je l'ouvre : à vue de nez, il en reste bien 10 litres. A la surface, une mince pellicule s'est formée, sans dégénérer en l'infâme croûtasse solidifiée qui nous fait foutre en l'air les pots de peinture conservés trop longtemps dans l'attente d'éventuels raccords.
Les composants chimiques s'en sont un peu désémulsionnés, mais ça se touille, ça se tente. Le commercial de la boite de ravalement m'avait tellement vanté les vertus de cette résine acrylique avant de m'en tartiner la façade, que j'appelle ça du gibolin, autant par dérision que par hommage aux vertus réelles du produit; car le gibolin reste étanche en toutes saisons, mais permet les échanges thermiques entre l'intérieur et l'extérieur de la maison, et aussi aux murs de respirer.
Le gibolin, le vrai, avait été imaginé par les Deschiens au milieu des années 1990, ils en buvaient comme fortifiant, dégrippaient des pièces de moteur en les faisant tremper dedans, l'utilisaient comme détachant, en mettaient dans des bouillottes, etc...
Après travaux, il me reste bien 5 litres de gibolin.
Je vais les mettre sur Le bon coin.
Sur le couvercle du pot y'a marqué "soubassements", ça doit être la teinte qu'ils ont utilisée pour faire le bas de la façade, très hydrofuge, légèrement plus foncée, dans les tons chair malade, cireuse. Ca ira bien : mon projet du jour consiste à reboucher les fissures du mur d'enceinte de la propriété, qui a tendance à se lézarder, comme beaucoup de murs dont certains sont pourtant mes amis, puis à l'enduire de ce gibolin pâteux, perdu puis retrouvé, prodiguant à l'ouvrage maçonné un rafraîchissement inattendu à peu de frais, dont tout le quartier se moquera éperdument mais moi ça m'occupe, la route est passagère et par mauvais temps les camions maculent les façades que beaucoup de riverains laissent partir en sucette. Ca me coûte juste l'effort de mémoire qu'il m'a fallu fournir pour me  rappeler où j'avais entreposé les restes du chantier de ravalement de la façade, suite à une remarque de ma femme qui trouvait le mur crado.
Je suis stupéfait que le produit ait si peu souffert après 15 ans de stockage dans cette cabane de jardin pas du tout isotherme, où les vélos accusent le coup en se piquetant doucement de rouille, et je n'y stocke rien de sensible.
Par ailleurs, je sais en moi des richesses & résolutions discrètement entreposées depuis une durée au moins aussi longue, et dont je n'ai pas fait grand chose pour l'instant (je dis ça en comparant les résultats attendus à l'époque à ceux obtenus réellement) et dont je peux craindre qu'elles aient beaucoup moins bien encaissé l'écoulement du temps.
Si j'en retouille le pot, quand je l'aurai retrouvé, pourrai-je les remettre en branle pour m'en tartiner la façade, une décennie et demie plus tard ?
Rien n'est moins sûr, madame Chaussure.
Fin provisoire de la parenthèse métaphorique.


Un des nombreux tutoriels de bricolage de Daniel Goossens
qui m'ont bien aidé à rénover ma maison.
En ciment/maçonnerie je me trouvais assez nul, mes ponts sur le Bosphore s'effondraient les uns après les autres, mais un jour je suis tombé sur le bon tutoriel, et depuis, j'enduis mes murs de ciment pur au lieu de faire un mortier avec du sable, ça tient mieux au corps. Bon, j'en ai quand même quarante mètres linéaires à reboucher &repeindre, mais c'est pas un problème, j'ai été mis à pied pour trois mois par mon employeur unique, un grand groupe de télévision publique régionale pour lequel je suis vacataire depuis 22 ans, et qui applique une nouvelle règle discriminante envers les CDD, pour interdire à ceux-ci d'attaquer leur employeur aux Prud'hommes pour abus de recours à l'intermittence : soit t'es labellisé "CDD historique" et reconnu comme collaborateur régulier, auquel cas tu peux continuer à bosser, mais attention les conditions d'admission au club sont assez strictes : 
les intermittents, cachetiers, pigistes ayant effectué 120 jours travaillés sur chacune des 3 années 2015 à 2017 ou 500 travaillés sur la période 2013/2017 en ayant travaillé au cours du second semestre 2017 (...) tous les collaborateurs pouvant attester de plus de 1000 jours payés avec FT au 1er septembre 2018 et ayant travaillé avec FT au cours du 1er semestre 2018. »
...soit tu ne l'es pas, et alors, quand tu as travaillé 80 jours dans l'année civile pour la boite, on te fout dehors remercie cesse de t'appeler jusqu'à l'année prochaine. C'est pour pas que tu deviennes dépendant d'un employeur unique, tu comprends ? ça t'encourage à chercher d'autres employeurs, et à rebondir dans le privé.
Mon cul. De l'aveu même des responsables de planning, c'est pour t'interdire de pouvoir prétendre à l'intégration en exhibant un trop grand nombre de jours travaillés. L'hypocrisie du prétexte invoqué ne trompe pas même les responsables Ressources Humaines de la boite.
Un copain m’écrit : «  J'aime beaucoup l'expression CDD historique. Vu le nombre d'année de CDD que tu cumules, tu dois frôler le CDD pré-historique. Ils devraient inventer la catégorie du CDD Paléontologique à ton intention. »
A défaut d’avoir du boulot, c’est chouette d'avoir un bon copain.
Cette année la sanction m'a touché fin septembre.
Du jour au lendemain, mon contrat en cours est annulé, sans sommations.
Et je suis banni des plannings pour trois mois.

Pendant ces 22 ans de collaboration régulière non-reconnue comme telle et sans doute franchement irrégulière, j'ai toujours eu de multiples employeurs et activités, il n'y a que depuis 18 mois que FT est devenu mon seul employeur. D'où cette déconvenue à me retrouver enfermé dehors, alors que j'ai même pas rien fait pour mériter ça, plaquette Vapona.
Pour éviter de me calimériser, je songe que l'an dernier la mesure avait touché Carole M. (à l'époque j'étais "jeune CDD migrant" en Corse et j'avais autre chose en tête) et je n'avais rien dit, je n’étais pas Carole M. (et je ne le suis toujours pas à l’heure qu’il est, 13h46, mais la journée est loin d’être finie.) Et quand ils sont venus me chercher cette année pour faire un exemple, Carole M. n'a rien dit, elle bossait moins que moi et mon absence du planning allait lui ouvrir un boulevard... le temps qu'elle atteigne elle aussi les 80 jours d'espérance de vie, un peu comme dans L'âge de Cristal, quoi. 
En apprenant ma mise à pied, alors que je mettais les bouchées doubles cette année encore pour prouver ma mobilité en allant bosser dans d'autres régions et leur démerder le coup en faisant l'ambulance pour les vacances et les week-ends, je me dis qu'il faut que je sois hyper-vigilant pour que l'inactivité forcée ne me fasse pas retomber dans mes pires travers de porc, le téléchargement illégal, la pornographie en ligne, signes de radicalisation sur internet et de déni du réel, et pire si affinités.
J'ai suggéré à mes collègues CDI de lancer une pétition de soutien genre « Ca nous rendra pas Steve mais ça nous rendra peut-être Warsen », je voyais déjà les cases à cocher au bas du tract :
Je manifeste mon soutien à cette noble cause en donnant :
- 100 000 €
- une clé de douze
- un organe de mon choix mais pas trop vital quand même
mais il n'y a personne de moins mobilisable qu'un salarié qui a le ventre plein et qui n'a pas lu l'Entr'aide de Paolo Servigne. Pour l’instant, je ne me plains pas de cette carence, et me débrouille pour n’être pas oisif, car l’oisiveté est mère de tous les vices.
Mais à mon âge et vu mon poids, pour rebondir dans le privé, il va me falloir un plus gros élastique.

(à suivre...)