dimanche 25 janvier 2015

La peur d’une communauté qui n’existe pas

"La peur d’une communauté qui n’existe pas"

Par Olivier Roy, chercheur spécialiste de l’islam

LE MONDE | 09.01.2015 

L’émotion qui a saisi la France après la tuerie de Charlie Hebdo est plus qu’une réaction d’horreur ou une manifestation de solidarité : elle est un fait de société. Car cet acte terroriste est lui aussi plus qu’un crime : c’est un événement politique, non pas parce qu’il est l’attentat le plus meurtrier commis en France depuis 1961 ou parce qu’il touche à la liberté d’expression et à celle de la presse (des attentats, il y en a eu et il y en aura encore, sous quelque drapeau que ce soit, et la liberté d’expression a connu et connaîtra bien d’autres menaces), mais parce qu’il transforme un débat intellectuel en question quasi existentielle : s’interroger sur le lien entre islam et violence conduit à s’interroger sur la place des musulmans en France.

Soumission à rebours

L’enjeu, au-delà d’une dimension purement sécuritaire qui est parfaitement gérable (non, il ne s’agit pas du 11-septembre français, – un peu de tenue et de retenue !), est celui de la présence musulmane en France. Cet enjeu se posait bien avant l’attentat contre Charlie Hebdo, mais dans des termes politiquement « localisés » : l’obsession populiste anti-immigration, les angoisses civilisationnelles d’une droite conservatrice se réclamant d’un christianisme identitaire, ou bien la phobie antireligieuse d’une laïcité venue de la gauche, mais qui s’est elle aussi transformée en discours identitaire attrape-tout récupéré par le Front national (FN).
Désormais, l’inquiétude au sujet de l’islam et des musulmans de France est devenue un thème plus diffus, moins marqué politiquement, qui va au-delà des familles idéologiques, et donc qui n’est plus sensible à un traitement moralisateur ou culpabilisant (l’antiracisme ou les appels creux et donc vains au vivre-ensemble). Rien ne sert de cibler le FN, les thèmes qu’il a développés sont désormais dans le domaine public et le petit jeu de savoir qui est responsable n’a plus guère de sens. La parole s’est libérée et l’on se confronte aujourd’hui à l’islamophobie de l’honnête homme, au moment même où chacun a, par ailleurs, un honnête et bon copain musulman.
Pour simplifier (mais tout est simplification aujourd’hui), deux discours se partagent l’espace public. Le discours désormais dominant (même s’il prétend toujours s’opposer au « politiquement correct », alors qu’il est devenu « le » politiquement correct) considère que le terrorisme est l’expression exacerbée d’un « vrai » islam qui se ramènerait en fait au refus de l’autre, à la suprématie de la norme (charia) et au djihad conquérant, même si ces choix se font plus par défaut et par ressentiment que par certitude de détenir la vérité. En un mot, tout musulman serait porteur d’un logiciel coranique implanté dans son subconscient qui le rendrait, même modéré, inassimilable, à moins, bien sûr, de proclamer haut et fort sa conversion publique à un improbable islam libéral, féministe et « gay-friendly », si possible sur un plateau télé sous les coups d’un journaliste pugnace et intransigeant, lequel pourrait se rattraper de ses complaisances envers les grands « chrétiens » de ce monde. Cette demande de « soumission » est désormais récurrente (« pourquoi vous, les musulmans, ne condamnez pas le terrorisme ? »). Et c’est sans doute par antinomie que Michel Houellebecq invente la soumission à rebours.
Le deuxième discours, minoritaire et qui a du mal à se faire entendre, est celui que je qualifierais d’« islamo-progressiste », mis en avant par des musulmans plus ou moins croyants et par toute la mouvance antiraciste. Not in my name, « pas en mon nom ». L’islam des terroristes n’est pas « mon » islam, et ce n’est pas l’islam non plus, qui est une religion de paix et de tolérance (ce qui pose un problème d’ailleurs pour nombre d’athées d’origine musulmane, qui oscillent entre la surenchère dans la condamnation du fondamentalisme et la nostalgie d’un islam « andalou » qui n’a jamais existé). La vraie menace, c’est l’islamophobie et l’exclusion qui peuvent expliquer, sans l’excuser, la radicalisation des jeunes. Tout en participant au chœur du grand récit de l’union nationale, les antiracistes ajoutent un bémol : attention à ne pas stigmatiser les musulmans.
La juxtaposition de ces deux discours conduit à une impasse. Pour en sortir, il faudrait d’abord prendre en compte un certain nombre de faits, têtus, qu’on ne veut pas voir et qui montrent que les jeunes radicalisés ne sont en rien l’avant-garde ou les porte-parole des frustrations de la population musulmane, et surtout qu’il n’y a pas de « communauté musulmane » en France.
Les jeunes radicalisés, s’ils s’appuient bien sur un imaginaire politique musulman (la oummah des premiers temps), sont en rupture délibérée tant avec l’islam de leurs parents qu’avec les cultures des sociétés musulmanes. Ils inventent l’islam qu’ils opposent à l’Occident. Ils viennent de la périphérie du monde musulman (à savoir l’Occident : la Belgique fournit cent fois plus de djihadistes pour Daech que l’Egypte, proportionnellement à la population musulmane présente sur le territoire), ils se meuvent dans une culture occidentale de la communication, de la mise en scène et de la violence, ils incarnent une rupture générationnelle (les parents désormais appellent la police quand leurs enfants partent en Syrie), ils ne sont pas insérés dans les communautés religieuses locales (mosquées de quartier), ils pratiquent l’autoradicalisation sur Internet, recherchent un djihad global, et ne s’intéressent pas aux luttes concrètes du monde musulman (Palestine). Bref, ils n’œuvrent pas à l’islamisation des sociétés, mais à la réalisation de leur fantasme d’héroïsme malsain (« J’ai vengé le Prophète », clamait un des tueurs de Charlie Hebdo). La grande proportion de convertis parmi les radicaux (22 % de volontaires qui rejoignent Daech, selon la police française) montre bien que la radicalisation concerne une frange marginale de la jeunesse en général et non le cœur de la population musulmane.

Cliché

Inversement, si l’on peut dire, les faits montrent que les musulmans français sont bien plus intégrés qu’on ne le dit. Chaque attentat « islamiste » fait désormais au moins une victime musulmane parmi les forces de l’ordre : Imad Ibn Ziaten, militaire français tué par Mohamed Merah à Toulouse en 2012, ou le brigadier Ahmed Merabet, tué lorsqu’il a tenté d’arrêter le commando des tueurs de Charlie Hebdo. Au lieu d’être cités en exemple, ils sont pris en contre-exemple : le « vrai » musulman est le terroriste, les autres sont des exceptions. Mais, statistiquement, c’est faux : en France, il y a plus de musulmans dans l’armée, la police et la gendarmerie que dans les réseaux Al-Qaida, sans parler de l’administration, des hôpitaux, du barreau ou de l’enseignement.
Un autre cliché veut que les musulmans ne condamnent pas le terrorisme. Mais Internet déborde de condamnations et de fatwas antiterroristes. Si les faits démentent la thèse de la radicalisation de la population musulmane, pourquoi sont-ils inaudibles ? Pourquoi s’interroge-t-on autant sur une radicalisation qui ne concerne que les marges ? Parce qu’on impute à la population musulmane une communautarisation qu’on lui reproche ensuite de ne pas exhiber. On reproche aux musulmans d’être communautarisés, mais on leur demande de réagir contre le terrorisme en tant que communauté. C’est ce qu’on appelle la double contrainte : soyez ce que je vous demande de ne pas être. Et la réponse à une contrainte ne peut être qu’inaudible.
Si, au niveau local, celui des quartiers, on peut constater certaines formes de communautarisation, il n’en est rien au niveau national. Les musulmans de France n’ont jamais eu la volonté de mettre en place des institutions représentatives et encore moins un lobby musulman. Il n’y a pas l’ombre du début de la mise en place d’un parti musulman (désolé pour Houellebecq, mais il a l’excuse de la fiction) ; les candidats à la vie politique qui sont d’origine musulmane se répartissent sur l’ensemble du spectre politique français (y compris à l’extrême droite). Il n’y a pas de vote musulman (ce que le PS découvre à son détriment).
Il n’y a pas, non plus, de réseaux d’écoles confessionnelles musulmanes (moins de dix en France), pas de mobilisation dans la rue (aucune manifestation sur une cause islamique n’a rassemblé plus de quelques milliers de personnes), presque pas de grandes mosquées (lesquelles sont presque toujours financées de l’extérieur), mais un pullulement de petites mosquées de proximité. S’il y a un effort de communautarisation, il vient d’en haut : des Etats, et non des citoyens. Les prétendues organisations représentatives, du Conseil français du culte musulman à la Grande Mosquée de Paris, sont tenues à bout de bras par les gouvernements français et étrangers, mais n’ont aucune légitimité locale. Bref, la « communauté » musulmane souffre d’un individualisme très gaulois, et reste rétive au bonapartisme de nos élites. Et c’est une bonne nouvelle.
Et pourtant, on ne cesse de parler de cette fameuse communauté musulmane, à droite comme à gauche, soit pour dénoncer son refus de vraiment s’intégrer, soit pour en faire une victime de l’islamophobie. Les deux discours opposés sont fondés en fait sur le même fantasme d’une communauté musulmane imaginaire. Il n’y a pas de communauté musulmane, mais une population musulmane. Admettre ce simple constat serait déjà un bon antidote contre l’hystérie présente et à venir.

Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen, où il dirige le Programme méditerranéen. Spécialiste de l’islam internationalement reconnu, il est notamment l’auteur de L’Islam mondialisé (Le Seuil, 2002), Le Croissant et le chaos (Hachette 2007), La Sainte Ignorance (Le Seuil, 2008) et d’En quête de l’Orient perdu, entretiens avec Jean-Louis Schlegel (Seuil 324 p., 21,00 €).

samedi 24 janvier 2015

« Ma génération choisissait l’extrême gauche, eux le djihad »

LE MONDE | 09.01.2015 

« Ma génération choisissait l’extrême gauche,
eux le djihad »

Par  Cécile Chambraud

Ils sont parfois très jeunes, tantôt ­convertis, tantôt de famille musulmane, ruraux ou urbains, issus de milieux en difficulté ou des classes moyennes et parmi eux des jeunes filles, des couples avec enfants… Les Européens sont pris de vertige en découvrant dans les médias, semaine après semaine, le nouveau visage de leurs enfants qui, par centaines et même par milliers, partent en Syrie s’enrôler dans les rangs de l’insurrection djihadiste – ou en éprouvent la tentation. « Nos capacités ont atteint leurs limites », s’est récemment alarmé le procureur général d’Allemagne, Harald Range, devant le nombre d’enquêtes ouvertes. En France, les services de l’Etat évaluent à un millier le nombre de personnes qui sont parties ou revenues de la « guerre sainte ».
Que signifie cet engouement à rejoindre des combattants dont la majeure partie de l’opinion ne retient que des têtes tranchées, des otages exécutés et des localités entières martyrisées ? Comment comprendre ce qui convainc des jeunes, parfois jugés bien insérés, d’aller risquer leur vie – et même de vouloir mourir – pour une cause à laquelle, parfois, rien ne semblait les prédestiner ? Comment interpréter la vitesse à laquelle ces jeunes semblent se décider, comme en témoignent des parents atterrés et impuissants ?

Ce sont les convertis à la religion musulmane qui, pour le chercheur Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, livrent une première « clé de compréhension » du phénomène. « Leur fort pourcentage (20 % à 25 %) montre qu’il ne s’agit pas de la radicalisation d’une partie de la population musulmane, observe-t-il. C’est une constante depuis quinze ans. Il y en avait la même proportion dans le gang de Roubaix », composé pour la plupart d’anciens membres de milices défendant la cause musulmane pendant la guerre de Bosnie, au milieu des années 1990.
« Le phénomène dépasse largement les communautés musulmanes, approuve le sociologue Farhad Khosrokhavar, auteur d’un livre intitulé Radicalisation (Maison des sciences de l’homme, 2014). Depuis un an et demi, il est beaucoup plus global. Il touche maintenant la tranche des 15-17 ans, les classes moyennes. » « Daech, analyse Olivier Roy, n’est pas l’expression d’une culture traditionnelle musulmane. Ses membres se posent comme seuls détenteurs du savoir, comme seuls vrais musulmans et considèrent tous les autres comme des hérétiques. »
Comment expliquer cette vague d’enrôlement ? Pour Olivier Roy, ces jeunes seraient pris dans un « mouvement générationnel », marqué par une forme de nihilisme. « Dans les messages que certains laissent, ils disent : “J’avais une vie vide, sans but.” La vie telle qu’ils l’appréhendent dans leur famille “ne vaut pas d’être vécue”. Ma génération choisissait l’extrême gauche, eux le djihad, car c’est ce qu’il y a sur le marché. »

L’attrait de l’abcès syrien

Pour comprendre cet engagement de génération, il faut revenir à l’origine, c’est-à-dire à la révolte syrienne contre le régime de Bachar Al-Assad. Car on oublie qu’avant ce moment-clé, comme l’explique Samir Amghar, chercheur à l’université du Québec à Chicoutimi, « on était dans une phase de déclin du djihadisme ». La mort d’Oussama Ben Laden, l’emprisonnement de nombreux cadres, la réinsertion d’autres par des régimes du Golfe se conjuguaient pour que le mouvement s’étiole. « Les “printemps arabes” lui ont donné un second souffle, résume le chercheur, notamment avec la libération de nombreux djihadistes emprisonnés, comme en Tunisie et en Libye. Et la Syrie est venue fournir une zone de conflit, une nouvelle utopie. »
Le changement, confirme Mohamed-Ali Adraoui, auteur d’un essai intitulé Du Golfe aux banlieues, le salafisme mondialisé (PUF, 2013) a précédé l’avènement de l’Etat islamique (EI). « Beaucoup sont partis se battre contre Assad. C’est la clé, cela en a convaincu un bon nombre. »
Le fait que les Occidentaux aient renoncé à intervenir militairement contre le régime de Bachar Al-Assad à l’été 2013, après qu’il eut fait usage d’armes chimiques, a pu renforcer la révolte contre le sentiment d’abandon de l’opposition syrienne. « Il n’y a pas eu une seule autocritique là-dessus » chez les Occidentaux, relève Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris. « Il y a quelques mois, en France, tout le monde était d’accord pour renverser Assad, note Olivier Roy. Eux tentent de le faire aujourd’hui. »
Pour décrire ce qui fait l’attrait si puissant de l’abcès syrien, au point que certains soient prêts à tout abandonner pour le rejoindre, Mohamed-Ali Adraoui fait un parallèle à première vue audacieux avec la capacité de mobilisation d’une organisation non gouvernementale. Une ONG « fonctionne à la mondialisation et à l’utopie, explique-t-il. Lorsqu’une catastrophe se produit quelque part, des personnes animées par l’esprit de solidarité partent sur ce théâtre ». Cette catastrophe, c’est le conflit syrien, avec ses images d’enfants tués, de civils pris pour cible ou empoisonnés à l’arme chimique.
Dans les motivations de ceux qui sont partis ces derniers mois, affirme aussi Farhad Khosrokhavar, « il y a une réinterprétation de l’humanitaire. Une bonne partie d’entre eux ne sont pas dans le djihad comme l’était Mohammed Merah. Il y a un mélange d’humanitaire et de néocommunautaire. Ils sont prédjihadistes. Une fois sur place, avec l’endoctrinement, ils peuvent se transformer ». La facilité d’accès aux scènes de guerre contribue aussi à faire du phénomène une vague sans précédent, selon Jean-Pierre Filiu. « On part de Paris le matin, on y arrive le soir. »
Depuis la première guerre d’Afghanistan jusqu’à la Syrie et à l’Irak aujourd’hui, en passant par la Tchétchénie, la Bosnie, le Cachemire, des non-musulmans d’origine se sont impliqués dans des conflits. « A condition que les théâtres soient accessibles, nuance Mohamed-Ali Adraoui. Ce n’est pas le cas par exemple de la Palestine ou de la Chine, pays où le djihad demeure endogène. » L’Algérie des années 1990, cadre d’un très sanglant affrontement entre l’Etat et les islamistes, représente aussi un contre-exemple instructif. En dépit des liens entre ce pays et l’Europe, et singulièrement la France, il n’avait pas eu un tel effet d’appel sur de jeunes Européens. C’est, explique Farhad Khosrokhavar, que contrairement au drame syrien il ne s’inscrivait pas dans le contexte d’espérance collective des révolutions arabes.
Le chercheur discerne aussi une dimension proprement européenne à cette tentation djihadiste. D’abord parce que de nombreux pays du continent sont touchés à une même échelle, bien davantage, proportionnellement, que les Etats-Unis. « Il y a un malaise européen. La nation, au cœur de la construction européenne, est en crise. L’Europe ne parvient plus à donner un horizon d’espérance à sa jeunesse », analyse-t-il.
Auteur de L’Apocalypse dans l’islam (Fayard, 2008), l’historien Jean-Pierre Filiu insiste sur l’importance de la dimension apocalyptique, associée au territoire sur lequel l’EI étend son emprise. Le « Cham », l’équivalent du Levant avec, au centre, le continuum syro-irakien, est affilié dans la tradition musulmane à des prophéties eschatologiques sur fond de bataille de la fin des temps. Elles sont au cœur du discours des djihadistes et participent, aux yeux de ces spécialistes, à la « séduction » exercée par ce champ de bataille. « Moins la culture musulmane des candidats au djihad est forte, plus elles ont d’emprise », souligne Jean-Pierre Filiu. « Cette dimension est liée à la fascination de la violence, à la culture gore que l’on retrouve partout, estime Olivier Roy. C’est un phénomène profondément moderne et générationnel. La dimension apocalyptique est dans notre culture. On ne veut pas voir que Daech est un produit de notre modernité », affirme-t-il.

« Amateurisme » et « théâtralisation »


Cet univers s’illustre à travers certains des documents, notamment vidéo, mis à disposition des candidats au djihad sur Internet. Dounia Bouzar et le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam étudient depuis des mois ce que des jeunes tentés par un départ regardent sur le Web. La chercheuse note une sophistication récente de la propagande djihadiste, qui présente maintenant « des offres individualisées » pour se couler dans « les univers de référence » variés de ces jeunes. Certains mettent en avant des « valeurs humanistes » et altruistes, d’autres empruntent à l’univers des jeux vidéo (notamment d’Assassin’s Creed), d’autres insistent sur la « communauté de substitution » que des jeunes ayant du mal à trouver leur place rechercheraient dans cet engagement. « Au départ, relève Dounia Bouzar, ils sont captés sur Internet par des choses qui n’ont parfois rien à voir avec l’islam, notamment des théories du complot, des récits de manipulations… »
La chercheuse décrit aussi longuement dans son rapport « les techniques des dérives sectaires » utilisées par les « recruteurs » du Net : isolement puis rupture avec les proches, dépersonnalisation, théories du complot. Cette approche est critiquée par certains. La théorie de l’emprise sectaire « est un refus de comprendre, selon Olivier Roy. C’est nier à quelqu’un la raison de son action. Ces jeunes sont volontaires. Ce sont eux qui vont chercher sur des sites ».
La Toile serait-elle donc le premier agent recruteur du djihad ? Samir Amghar en doute : « Internet est un lieu de socialisation, d’alphabétisation djihadiste. Mais ce n’est pas Internet qui incite à partir. C’est plutôt un copain, une rencontre, un leader charismatique. » Le Web et les réseaux sociaux, quoi qu’il en soit, servent puissamment une autre dimension dans l’engagement de ces jeunes qui a trait à la construction de soi. Désormais, ceux qui partent font parfois profiter les internautes de leur parcours en postant photos et vidéos de chaque étape. Ils s’affichent avec une kalachnikov, un drapeau noir, même s’ils n’ont jamais combattu. « La personne se transforme, résume Jean-Pierre Filiu. Elle devient chevalier. Maxime Hauchard, [un Français qui apparaît sur des vidéos de décapitations] devient Abu Abdallah Al-Faransi, il porte des explosifs, des armes. La transformation physique aussi est impressionnante. Ils finissent par ressembler à Al-Baghdadi », le chef de l’Etat islamique.

L’« amateurisme » de ces nouvelles recrues va de pair avec la « théâtralisation » de leur engagement, selon Samir Amghar. « C’est une esthétisation de l’islam. On rejoint moins la Syrie pour combattre Assad que pour montrer qu’on est capable de partir. C’est une posture. Ces jeunes sont le produit d’une société occidentale où l’image est centrale et où il est difficile de vivre dans l’anonymat. Même sans trop de talent, on peut devenir une vedette. » Et jouer avec la mort.

vendredi 23 janvier 2015

C’est pas le moment de chroniquer Houellebecq

C’est pas le moment de chroniquer Houellebecq, par Christine Angot


LE MONDE DES LIVRES | 14.01.2015

 Quand on m’a proposé, fin décembre, d’écrire sur Houellebecq, je n’ai pas voulu. Je n’avais pas envie de m’intéresser à lui, il ne s’intéresse pas au réel, qui est caché, invisible, enfoui, mais à la réalité visible, qu’il interprète, en fonction de sa mélancolie et en faisant appel à nos pulsions morbides, et ça je n’aime pas. Au lendemain des attentats, je me suis dit, tant pis, je vais dire ce que je pense. Je sais que ce n’est pas le moment de chroniquer Houellebecq. Mais je sais aussi que tout le monde y pense. Tout le monde a remarqué le carambolage des dates. Et quelque chose d’autre, de bizarre. Pas la question de l’islamophobie ou -philie. Je peux même comprendre qu’il ait envie de suivre les opinions mortifères générales, qui se situent à la crête des vagues, et qui permettent d’ignorer les fonds. Il observe les opinions, les synthétise, les interprète, et offre sa vision aux lecteurs qui la confrontent à la leur. Les articles ont commencé à pleuvoir. Positifs ou négatifs, ils avaient un point commun, les négatifs parlaient de ratage mais s’accordaient sur : c’est un grand écrivain. Un grand écrivain ne se contente pas du symptôme. Il part de la réalité visible, mais elle ne le satisfait pas. Après avoir creusé il tombe sur du vide, derrière une opinion il y a une autre opinion, un fantasme de plus, qu’on peut romancer, à partir des subdivisions sociales et mentales, forgées par les réseaux, les chiffres, avec comme seule conclusion possible vanité des vanités tout est vanité, ou je m’en lave les mains. Le grand écrivain se dit  : « Il doit y avoir quelque chose derrière il faut encore creuser, ou attendre, il doit y avoir un réel caché. » Houellebecq, lui, à partir du moment où il arrive à définir des types sociaux qu’il réduit à leur physique et à leur discours ça lui suffit, il les promène dans son dispositif comme des Playmobil, et c’est tout, le « bon vieil épicier tunisien de quartier ». Bon. Vieil. Epicier. Tunisien. De quartier. Vous croyez qu’il y a une seule personne qui corresponde à ce portrait ?
Dans ses livres, on est tous réduits à ça, à des choses. Ou à des animaux. A de la statistique sociologique. Mais on n’est pas obligé de s’y soumettre. On peut ne pas croire à cette religion-là. Un grand écrivain, après s’être aperçu que l’observation ne l’amenait que là, se dit qu’il va tout abandonner parce que c’est trop compliqué. Ensuite, il se relève. Il se demande ce qu’il y a derrière. Ce qu’il y a derrière la réalité visible c’est le réel. Et le réel c’est nous. Mais c’est le nous qu’on ne voit pas. Qui ne se trouve ni dans le miroir, ni sur l’écran, ni sur les réseaux sociaux, et pourtant c’est nous.
La réalité visible peut alimenter des fresques sociales ou des autofictions, la division n’est pas là, ce n’est pas un territoire qu’on se partage, c’est en profondeur que ça se passe. L’image n’est pas celle d’une surface, d’une carte et d’un territoire, ni de la surface plane d’un miroir où on se voit, mais d’un puits à sec sous la surface, dans lequel on s’obstine quand même à envoyer des seaux pour essayer de remonter quelque chose. Le sentiment que l’être a de son humanité. Voilà. Ce sentiment n’est pas dans le seau. Mais dans le fait de ne rien trouver et de ne pas s’y résoudre. De chercher encore. Et de finir par trouver un mini-indice qui n’était pas visible. Ça, Houellebecq ne le fait jamais. Non seulement il ne le fait jamais, mais il le détruit, il le raille. Il raille Mai 68, l’humanisme, l’antiracisme, la psychanalyse, les universitaires, ceux qui essayent de trouver quelque chose derrière la réalité, ceux qui se disent que l’humain ça doit exister, et pas besoin d’avoir recours à Dieu pour ça.
Si « la religion la plus con c’est quand même l’islam », comme il le disait en 2001, pourquoi la mettre au pouvoir ? Si DSK est un cochon, pourquoi en être amoureuse ? Pour montrer qu’on a bien réfléchi. Houellebecq ne fait pas de différences fondamentales entre chien et humain, animalité et humanité, regard morne de l’animal et regard de souffrance de l’humain. L’humain n’a rien de spécial. Les droits de l’homme pourraient être les droits du chien. Tout cela, selon un raisonnement qui se présente comme imparable, calme, et surtout : intelligent. Mais d’une intelligence qui se trouverait au-dessus de l’intelligence. Trissotin avait ce type d’intelligence. Bouvart et Pécuchet ne s’énervaient jamais. Ils avaient une capacité à discuter calmement. Et les médecins de Molière parlaient doctement. Le dialogue par article et livre interposés entre Carrère et Houellebecq est un modèle du genre. « Houiii très cher, on est un peu troublé, certes, au début, de ne plus voir de femmes en jupe, ni bientôt dans l’espace public, mais la France, houii houii, retrouve un optimisme qu’elle n’avait plus connu depuis les “trente glorieuses”. Houi houi c’est moi qui vous le dis, moi qui ai fait un livre sur la montée du christianisme religion orientale au départ, houi houi, appbsolument, appbsolument, houii. » Qu’il défende Houellebecq est normal, il fait à peu près la même chose en moins réussi, pour lui c’est une sorte de maître. Ils ne se soumettent pas à la littérature mais à la pente.
La veille des attentats, Pujadas sur France 2 : « Mais quand même, Michel Houellebecq, vous, que pensez-vous de votre narrateur, vous êtes d’accord avec lui ? » Réponse sur un ton aussi docte que désabusé : je ne sais pas, on ne sait pas, quand on écrit, on ne sait pas. On ne juge pas.
Comment ça on ne juge pas ? Comment ça on suspend le jugement ? Comment ça le roman c’est la suspension du jugement moral ? On le suspend à l’égard du roman, mais on est capable d’en juger les personnages. Quand on a fini le livre, quand on est sorti de la fiction et qu’on est revenu sur terre. Bien sûr que, comme un dessin satirique, un roman même plus ou moins cynique ne se juge pas sur le plan moral, et que s’il avait ce livre à faire il a eu raison de le faire. Mais l’auteur sait, aussi bien que le dessinateur, ce qu’il pense de ses personnages. Houellebecq : « Je ne sais pas, on ne sait plus, quand on fait un roman on ne sait pas. » Bien sûr que si on sait. C’est même tout l’intérêt. Comprendre. Faire comprendre. Sentir, faire sentir. Et pouvoir juger quand même.
Quand j’ai écrit Une semaine de vacances [Flammarion, 2012], je comprenais ce qui excitait le personnage masculin regardant sa fille candide de 13 ans nue devant lui, qu’il ait envie de l’humilier, je comprenais son plaisir, je l’écrivais, je le ressentais puisque je voulais le faire ressentir, ce plaisir d’humilier cette conne qui croit à la vie et à l’avenir, mais je trouvais ce personnage dégueulasse. Je savais quoi penser de lui, et de la société patriarcale qui rendait possible le viol par son père de cette jeune fille. Si chaque fois qu’on comprend quelque chose, on suspend le jugement, ça va devenir intenable. Comprendre, et, juger, il faut les deux en même temps.
La littérature travaille, sans passer par l’opinion, le rapport entre le réel et la pensée, la perception que chacun peut ressentir intimement du fait d’être un humain. Le but, à travers la littérature, n’est pas de nier l’humain ni de l’humilier. Le roman c’est la suspension du mépris. La société a des pulsions mortifères qui l’ont conduite à porter aux nues Marine Le Pen, Zemmour et Houellebecq, dans une suite logique, MLP, l’action, Z, le raisonnement, H, la rêverie, ça ne nous oblige pas à faire le même choix. On peut reconnaître que le discours est bien prononcé, MLP, bien envoyé, Z, bien écrit, H, mais s’apercevoir qu’il est blessant et le refuser. C’est dur de soulever la chappe. Il faut d’abord admettre qu’on est blessé. Déjà, ça, on n’aime pas. Quand je lis un livre de Houellebecq, je ne me sens ni mal à l’aise, ni influencée, ni choquée, ni sur un terrain glissant, je ne glisse pas, je suis blessée. Quelque chose me blesse, me fait mal. Ça ne me heurte pas, ça me blesse. Ça m’humilie. Quand je lis que le narrateur s’interroge sur une relation possible avec une collègue universitaire de son âge et se dit : « Que pourrait-il s’en suivre ? Panne érectile d’un côté, sécheresse vaginale de l’autre ; il valait mieux éviter ça », ça me blesse. Je lis ça et je me considère comme une femme ménopausée, c’est tout. Ou comme le bon vieil épicier tunisien de quartier. Je pourrais me dire « H fait l’impasse sur l’essentiel », mais non, je me sens ravalée à rien. A un tissu creux, desséché, sommé d’être fasciné par sa mort prochaine. Quand j’ai lu Les Cent Vingt Journées de Sodome, c’était dur, violent, difficile, mais je n’ai jamais senti que Sade cherchait à m’humilier. La description du système était sans complaisance, la lectrice que j’étais ne se sentait pas trahie par Sade, il ne me parlait pas comme à une chose, ou à un numéro. Avec H j’ai l’impression d’être un bout de chair affaissée, une merde. J’ai l’impression que je ne suis pas quelqu’un.
Soumission est un roman, un simple roman, mais c’est un roman qui salit celui qui le lit. Ce n’est pas un tract mais un graffiti : Merde à celui qui le lira.
Le narrateur remarque que chaque fois qu’il entreprend une relation avec une femme, celle-ci finit toujours par lui dire que ça s’arrête parce qu’elle a « rencontré quelqu’un », et il s’interroge : « Et moi, je n’étais pas quelqu’un ? » H veut nous mettre à nous aussi cette idée dans la tête. Que peut-être on n’est pas quelqu’un. Puisque l’humanisme le fait vomir.
H se trompe. Non, il n’y a pas de retour du religieux, c’est la fin au contraire, et c’est bien pourquoi ils veulent nous tuer. Non, les femmes ne rentreront pas à la maison, et c’est bien pourquoi il parle de notre « sécheresse vaginale » passé un certain âge et de l’affaissement de nos chairs. Non l’être humain n’est pas un produit, et c’est bien pourquoi il tient à le calibrer.
Céline n’aurait pas été Céline s’il n’avait fait que ses pamphlets, avec ses points de suspension. Dans ses grands romans il n’y a pas la moindre petitesse. Ses personnages sont tous quelqu’un.
Les attentats des 7, 8, 9 janvier sont une autre façon de dénier l’humanité à des gens. En subordonnant la notion d’humanité au respect du droit des prophètes sur leur image. En contrant l’idée qu’on se faisait de la communauté humaine. Groupe constitué d’êtres humains dont chacun est unique. En nous prenant en otages pour nous assigner à des communautés réduites. On n’arrive plus à être unique depuis que ça s’est passé. On n’arrive plus à dire qui on est. Des chiens, des humains, des Tunisiens, des policiers, des juifs, des femmes, des Arabes, on dresse des listes.
D’après le narrateur de Soumission, la littérature, art majeur de l’Occident, est en train de mourir. Il n’explique pas pourquoi. Houellebecq non plus. Ils le décrètent. Sous couvert de neutralité normcore, il dit dans son roman que si on fait barrage au Front national les Arabes vont diriger la France. Il serait allé au bout d’une peur et c’est ça qui serait génial. Une peur c’est creux, comme un fantasme, le travail de la littérature c’est de les détricoter. La littérature ne mourra pas, parce qu’elle est le lieu où la notion d’humanité, cette chose invisible, devient sensible, en même temps que l’insoumission qui en découle. C’est ça qu’on vient chercher dans un livre, le sentiment, réciproque, que quelqu’un qui n’a rien à voir avec soi est son frère humain.
Christine Angot

jeudi 22 janvier 2015

ISLAMISTES : Lexique en cinq définitions


Sunnisme 
Le courant religieux majoritaire de l’islam regroupe plus de 85 % des musulmans du monde. Il est souvent perçu comme le représentant de la ligne orthodoxe de la religion. Au Moyen-Orient, il est confronté à la montée du chiisme, l’autre branche de l’islam, majoritaire en Iran, en Irak, et au sein de l’islam libanais. 


Chiisme 
A la mort de Mahomet, en 632, les conflits de succession ont engendré la première scission au sein de l’islam. Les partisans d’Ali (chiites), gendre du Prophète et quatrième calife, ont reconnu son fils Hassan comme nouveau calife. Mais la nouvelle dynastie omeyyade installée à Damas n’était pas prête à céder le califat. L’assassinat à Kerbala, en 680, de Hussein, deuxième fils d’Ali, a irrévocablement séparé ces deux branches de l’islam. Le chiisme a été adopté par les Perses, après leur conversion à l’islam et il est devenu leur religion d’Etat, il a été marginalisé et exclu du pouvoir au Moyen-Orient, jusqu’à la victoire de la révolution islamique en Iran. 


Alaouites 
Minorité apparentée au chiisme, implantée dans le nord de la Syrie et constituant 10 % de la population syrienne. En 1970, le coup d’Etat mené par Hafez El-Assad a consacré la mainmise de cette communauté, jadis pauvre et marginalisée, sur l’Etat syrien. 


Al-Qaida 
Née en 1987, Al-Qaida (la Base) est un mouvement islamiste violent fondé par le Saoudien Oussama Ben Laden. Le 11 septembre 2001, elle mène son action la plus mortelle sur le sol américain, l’attaque des Twin Towers (près de 3 000 morts). Depuis, elle a multiplié les attentats terroristes dans de nombreux pays et créé des “filiales” notamment en Afrique et au Moyen-Orient. En Syrie, deux mouvements islamistes se revendiquent actuellement d’Al-Qaida : le Front Al-Nosra (Jabhat Al-Nusra), né avec la guerre civile en Syrie. Ce groupe islamiste de rebelles violents (djihadistes) semble plus enclin au compromis avec les autres rebelles syriens non islamistes que son rival qui se revendique aussi d’Al-Qaida ; l’EIIL (l’Etat islamique en Irak et au Levant, connu aussi sous le nom de Daesh). L’EIIL s’est illustré par de nombreux massacres de civils syriens. 


Le Hezbollah 
Le Parti de Dieu, fondé en 1982, est un mouvement politique et militaire chiite financé et soutenu par l’Iran. Il est actuellement le seul mouvement libanais à garder les armes, au nom de la lutte contre Israël. Sa guerre contre l’Etat hébreu en 2006 l’a rendu très populaire dans tout le monde arabe. De nombreux groupes militaires chiites irakiens combattent au côté du Hezbollah en Syrie.



MERCENAIRES
Le djihad international
Selon les services de renseignements israéliens, relayés par The Washington Post, la guerre en Syrie attire beaucoup plus de combattants étrangers que les guerres d’Irak ou d’Afghanistan. Dans le camp des rebelles, on estime que 6 000 à 7 000 jeunes sunnites étrangers ont rejoint les mouvements affiliés à Al-Qaida. La grande majorité viendrait du Moyen-Orient et du Maghreb, mais on compterait un millier d’Européens, souvent des fils d’immigrés musulmans. Les combattants chiites qui soutiennent le régime Assad seraient encore plus nombreux, entre 7 000 et 8 000, venus majoritairement du Liban et d’Irak.

source : courrier international

mercredi 21 janvier 2015

Les racines du radicalisme

article paru dans Courrier international

Le culte d’un passé glorieux et le rejet de la modernité ont alimenté l’islamisme politique dans ses versions sunnite comme chiite.

 Le phénomène contemporain du fonda­mentalisme musulman trouve son expression à la fois dans l’islam chiite et sunnite. L’“islam politique” est le terme fourre-tout qui sert à désigner le fondamentalisme dans ces deux branches de l’islam. Si un grand nombre de musulmans sunnites et chiites du Moyen-Orient n’ont pas le sentiment de participer aux conflits religieux actuels, plusieurs interprétations politiques de l’islam ont transformé la région en un théâtre de guerre. Ces interprétations ont des structures idéologiques très similaires, ainsi que des racines historiques communes.

L’islam fondamentaliste que nous connaissons est un phénomène récent qui est apparu il y a une centaine d’années seulement. Ce mouvement était une réaction à la fragilité et à la faiblesse des pays islamiques par rapport à leur passé glorieux. Ainsi, les fondamentalistes ne sont pas venus des milieux conservateurs, mais plutôt des mouvements réformistes qui cherchaient à créer un “éveil islamique”.

L’objectif du fondamentalisme est en réalité un retour au texte sacré, visant à appliquer scrupuleusement ses dogmes sans les interpréter et à rejeter ses interprétations historiques officielles plus conservatrices. Pour les fondamentalistes, revenir à une lecture originelle et éviter toute interprétation ultérieure est la solution à tous les problèmes actuels. Les fondamentalistes regrettent un “âge d’or” perdu, bien que la signification de cet “âge d’or” ne soit pas la même pour les sunnites et les chiites. Pour les sunnites, le but est de revenir à l’époque glorieuse du califat. De leur côté, les chiites espèrent l’avènement d’un système régi par les imams. Quoi qu’il en soit, les deux groupes s’accordent à dire que l’avenir idéal ressemble à leur illustre passé.

Pour cette raison, ils se rejoignent sur les grands critères suivants :
1. Le retour aux racines sous la forme d’une opposition à la modernité : pour les fondamentalistes, le manque de développement dans leurs sociétés est dû au totalitarisme interne et au colonialisme externe, deux phénomènes issus de la modernité. A leurs yeux, la solution est l’élaboration d’une interprétation politique de l’islam ainsi que sa mise en œuvre dans la société.

2. La compatibilité avec la charia : les fondamentalistes souhaitent que les règles de leur société soient compatibles avec celles de la charia. Selon eux, c’est la solution à tous les problèmes actuels. Toute autre méthode prescrite pour gouverner la société relève de l’innovation, ce qui en fait une aberration. Selon eux, la démocratie n’est qu’un outil qui doit servir à ouvrir la voie en vue de préparer la société au règne de la charia.

3. La violence : pour les fondamentalistes, toutes les formes historiques de châtiment sont légitimes et applicables. Ainsi, les actes comme la lapidation, la décapitation et la flagellation, entre autres pratiques qui appartiennent à un lointain passé, sont considérés comme des formes légitimes de sanction à notre époque. C’est pour cette raison qu’ils sont pratiqués aujourd’hui en Arabie Saoudite et en Iran, deux exemples d’Etats fondamentalistes sunnite et chiite.

4. L’idéologisation religieuse : selon les fondamentalistes, l’islam est un système politique, social et économique complet qui devrait être appliqué à la société quels que soient l’époque et l’endroit. Pour eux, l’islam n’est pas uniquement une religion.


Origine commune. Il est intéressant de noter qu’une étude de l’histoire du fondamentalisme – dans l’Islam chiite et sunnite – permet de révéler leur origine commune. D’une manière générale, le fondamentalisme est apparu à peu près au même moment dans trois territoires musulmans différents. Dans la péninsule arabe, les wahhabites exigeaient un retour au Salaf (le premier âge de l’islam) et ils ont trouvé un gouvernement qui leur convenait à la suite d’une coalition avec la famille Saoud [en 1932, création du royaume de l’Arabie Saoudite]. Dans le sous-continent indien, le Pakistanais Abul Ala Maududi [1903-1979] proposait de faire renaître le califat et de créer un gouvernement uni pour tous les territoires musulmans. Ses idées ont aussi été une grande source d’influence pour Sayyid Qutb [1906, exécuté en 1966], le principal idéologue des Frères musulmans en Egypte, qui a diffusé l’idéologie de Maududi pour raviver le gouvernement islamique et s’opposer à l’Occident.

Dans le monde chiite, Mohammad Baqir Al-Sadr [1935, exécuté en 1980], inspiré lui aussi par la pensée de Maududi, a présenté et publié une nouvelle version de la Constitution du gouvernement islamique. De plus, lorsque la Constitution iranienne était en cours de rédaction, il a présenté aux doyens religieux d’Iran un modèle comportant la structure globale de l’Etat islamique. Ce modèle a été remis aux doyens au moment où le gouvernement intérimaire iranien venait de présenter à l’assemblée constitutionnelle d’experts un projet de constitution séculaire. Par conséquent, Mohammad Beheshti – le vice-président de l’Assemblée – a immédiatement préparé un nouveau projet fondé sur les écrits de Mohammad Baqir Al-Sadr et finalement, après quelques modifications, c’est ce projet qui a été adopté par l’Assemblée. Ainsi, le principe du velayat-e faqih [gouvernement du docte] a été intégré à la nouvelle Constitution.

En outre, il existe d’autres éléments de preuve concernant l’origine unique du fondamentalisme dans les branches chiite et sunnite de l’islam. Les fidèles de Mohammad Baqir Al-Sadr et les leaders religieux d’Iran ont tous été subjugués par les idées de Sayyid Qutb. Ses écrits restent la principale source idéologique du Parti islamique Dawa. Ce parti chiite a été inspiré et dirigé par Mohammad Baqir Al-Sadr, et c’est actuellement le parti le plus puissant d’Irak. Le dirigeant actuel de l’Iran, le grand ayatollah Ali Khamenei, a également traduit plusieurs ouvrages de Sayyid Qutb en persan et, à plusieurs occasions, il a fait l’éloge de ses illustres pensées et croyances.

—Ali Mamouri
Publié le 18 octobre 2013 dans Al-Monitor (extraits) Washington

mardi 20 janvier 2015

Les religions de la haine

lu dans Courrier International

MONDE ARABE : Les religions de la haine

Les communautés sont plus préoccupées de s’entre-tuer que de construire des Etats démocratiques.


Depuis que j’ai écrit que les chiites commettaient une grave erreur en persécutant les sunnites d’Irak, de Syrie et du Liban – du moins depuis 2003 –, presque tous les chiites que je connais me disent que je ne suis pas objectif. “Et les chiites de Bahreïn, d’Arabie Saoudite et d’Afghanistan [opprimés par les sunnites] ? objectent-ils. Pourquoi ne parlez-vous pas d’eux ?” 

Il est impossible pour un esprit sectaire de dénoncer une injustice sans dénoncer toutes les injustices. Et, puisque chaque secte peut se prévaloir d’avoir été persécutée quelque part à quelque moment de l’Histoire, ses représentants estiment souvent que leur statut de victimes leur donne le droit de tyranniser leurs adversaires. Ce raisonnement alimente la haine entre les sunnites, les chiites et les autres communautés du Moyen-Orient. 

Essayez de convaincre un chrétien qu’il a l’obligation morale de soutenir les victimes du régime de Bachar El-Assad, de ses armes chimiques, de ses bonbonnes de chlore et de ses barils de TNT, il vous répondra immédiatement : “Et les religieuses du couvent de Maaloula, alors [elles ont été enlevées en Syrie par des groupes islamistes anti-Assad] ?” Les chiites entretiennent une haine vieille de quatorze siècles contre les sunnites en célébrant chaque année la mort de leur troisième imam, Hussein [commémorations de Kerbala]. J’ai essayé de discuter avec des chiites de l’utilité de maintenir le souvenir d’un épisode aussi sanglant. 

L’histoire de la mort de l’imam Hussein à Kerbala ne sert pas à grand-chose d’autre qu’à entretenir le sentiment antisunnite. Les sunnites d’aujourd’hui sont-ils responsables des erreurs commises par les Omeyyades il y a 1 334 ans ? Loin de se laisser déborder par la rhétorique haineuse des chiites à leur égard, les sunnites alimentent eux aussi cette inimitié. 

Pour eux, les chiites sont le résultat d’un complot mondial visant à affaiblir une nation islamique harmonieuse. D’aucuns affirment qu’un certain juif yéménite du nom d’Abdullah ibn Saba aurait infiltré la communauté musulmane et créé le mouvement chiite afin de la diviser. Aux yeux des sunnites, les chiites, souvent traités de Perses, se sont alliés avec Israël et l’Occident pour combattre l’islam. 

De leur côté, les chiites accusent l’alliance supposée des sunnites et des juifs de faire exactement la même chose. Ces deux communautés attisent la haine contre les juifs, qui le leur rendent bien. Rares sont ceux qui, au Liban, en Syrie et en Irak, comprennent les notions d’Etat, de démocratie, de souveraineté et de citoyenneté. La majorité des pays du Levant sont peuplés d’individus sectaires qui, en dépit de leurs beaux discours sur la coexistence, ne sont en réalité que des bigots prisonniers d’un jeu à somme nulle. 

Ils se préoccupent plus de mener bataille contre les sectes rivales que de construire de bonnes institutions de gouvernement. Ces communautés sont conçues pour s’épanouir dans des climats de peur et de haine et pour perpétuer la violence. Tant que leurs fondements resteront inchangés, il sera impossible de ramener un semblant de calme dans la région et la paix ne régnera pas sur terre. Du moins pas au Moyen-Orient. 

—Hussain Abdul-Hussain
Publié le 22 décembre 2014 dans Now. (extraits) Beyrouth

Et j'avais oublié celui-ci, excellent :




lundi 19 janvier 2015

Requiem pour Charlie

Bande à part

M le magazine du Monde | 15.01.2015 

Avec la mort des vieux dessinateurs de « Charlie », c'est toute une époque, née dans la foulée de mai 1968, qui s'efface. Un monde qui ne tenait plus qu'à un fil et qui vient de se rompre, définitivement.

Par Judith Perrignon



Et puis la radio a dit « Cabu serait mort ». Ces deux syllabes dessinaient soudain plus qu'un homme, plus qu'une silhouette douce, obstinée, poétique et immuable : elles dessinaient un paysage, une vallée reculée du temps, qui ressemble à l'enfance.
Et puis la liste s'est allongée. Ils partaient en bande, comme ils dessinaient en bande à la télé, chez Polac, le samedi soir, il y a trente ans. Le deuxième jour, sur son lit d'hôpital, le chroniqueur Philippe Lançon, également journaliste à Libération, blessé miraculé qui ne peut pas encore parler, a écrit sur une ardoise : « Ce petit journal qui ne faisait de mal à personne. »

Philippe allait comme toujours à l'essentiel. Charlie Hebdo, c'était un petit journal, un repaire de vieux dessinateurs libertaires et de leurs quelques fils spirituels. Tout le monde est Charlie aujourd'hui, mais plus grand monde ne le lisait. Même ceux qui l'avaient aimé avaient tendance à l'oublier. « On est un putain de fanzine, un fanzine de lycéens », martelait Luz samedi, veille de manifestation monstre. Les lycéens avaient pour beaucoup l'âge d'être grand-père.
Ils sont nés au dessin dans la fureur joyeuse des années 1960 glissant vers 68. Ils étaient les lointains héritiers de ces anarchistes de la fin du XIXe siècle, qui firent tourner les rotatives fraîchement inventées, proclamaient en première page - « Si Dieu existe, il faut l'abolir » -, avaient la tentation du grand soir et des armes, dessinaient la jeune Marianne républicaine au bras d'un gras capitaliste et la traitaient de salope.
Charlie Hebdo, ce seraient les mêmes un demi-siècle plus tard, après deux guerres mondiales, la Shoah, des révolutions égalitaires muées en blocs totalitaires, des idéologies épuisées. Il ne leur restait que le rire, arme vengeresse de ceux qui ont compris qu'ils ont perdu. Ils sont devenus des clowns, toutes sortes de clowns - scato, duduche, féroce, obsédé. La gauche officielle les méprisait puisqu'ils se fichaient du pouvoir, la gauche extrême s'en méfiait, elle aimait trop la discipline. De Gaulle les a censurés.
Ils n'entraient pas dans toutes les maisons, loin de là - tout le monde n'avait pas la chance d'avoir papa et maman syndiqués, déroulant des banderoles pour l'avortement et achetant pour l'hiver les pulls qui grattent tricotés par les réfugiés de la dictature chilienne. Mais leurs traits s'infiltraient partout. Les femmes rêvaient d'être aussi libres et sexy que celles de Reiser et de Wolinski, mettant la main au cul des bonshommes. Les lycéens et les étudiants en duffle-coat avaient de faux airs de Grand Duduche, les dictateurs prenaient en vieillissant la sale gueule que Charlie leur dessinait depuis longtemps.
Ce n'était pas que le talent de Charlie, c'était celui de l'époque. Briseuse de tabous, ouverte à tous les vents, tous les minoritaires. Les écolos apparaissaient. Les radios libres émettaient clandestinement : « Il n'y avait que Charlie et Libé pour nous défendre. Les petits canaux faisant sauter le monopole, ça leur plaisait », se souvient l'un de ces pionniers, l'historien des médias Antoine Lefébure.

La France était terre d'asile. « En prison, on était convenu que, lorsqu'on sortirait, on se retrouverait au mur des Fédérés, au Père-Lachaise, à Paris », sourit Carlos Schmerkin, ancien militant argentin venu à Paris après cinq ans passés dans les geôles de son pays. « Nous étions des réfugiés politiques, nous étions reçus comme des héros, les gens vous écoutaient, vous invitaient », ajoute le réalisateur Alberto Marquardt, arrivé quelques années après lui.
Ces deux-là étaient qualifiés de terroristes sous la dictature, ils ont donc rayé ce mot de leur vocabulaire : « Ma soeur aînée meurt les armes à la main en criant "patria o muerte" [la patrie ou la mort], mais c'est pour n'importe quelle patrie. Elle se bat pour une société juste, égalitaire, socialiste. Tout le contraire de ces djihadistes prêts à mourir pour des idées sectaires et fascistes. »
Pas étonnant que le jour du massacre on soit allé chercher Robert Badinter. Les micros se sont tendus vers lui, et les réseaux sociaux l'ont dupliqué à l'infini. L'abolisseur de la peine de mort en 1981 n'a rien d'un libertaire, mais il est la dernière grande figure avant l'abdication de la politique. Plus ou moins consciemment, il nous relie à ce temps-là. Après, tout s'est gâté. On avait assez rigolé. On connaît le cocktail des années 1980 - chômage, sida, rigueur, repli, gauche en R25. Fin du rêve. On n'avait fait que purger la vieille France.
Un samedi soir comme un autre, le 11 juin 1982 plus exactement, la bande de Charlie Hebdo est l'invitée du « Droit de réponse » de Michel Polac : elle vient faire sa dernière « une » en direct. Le journal est mort (il ressuscitera dix ans plus tard), ses dessinateurs sont licenciés, pas assez d'argent ni de lecteurs. Il faut regarder l'émission sur YouTube. On ne dirait pas que c'était il y a un siècle, mais sur une autre planète.
Cavanna engueule les lecteurs qui n'achètent plus Charlie et ne veut pas qu'on lui coupe la parole - « Laissez-moi finir, on ne crève qu'une fois » ; un lycéen ne comprend pas que « ces vieilles gens de 50 ans s'étonnent que les jeunes ne les lisent plus », le Professeur Choron se lève d'un coup, traite les lycéens de « merdeux », de « trous du cul », « ce que j'ai entendu là, ce sont les mots de ma mère, les mots de ma grand-mère, ils n'ont rien à dire ces jeunes cons ». Cabu, l'agneau de la bande, dégaine encore un dessin de la mère Denis : « Charlie Hebdo s'arrête : "y a plus que moi qui touillera la merde" ». Wolinski fait du lubrique en direct, Polac met la main devant certains de ses dessins - « On censure, on censure si tu veux que cette émission ne soit pas la dernière... ».

Lui aussi, Polac, est sur la sellette. Dans quelques chaumières et ministères, on téléphone et on écrit pour se plaindre, ça commence à bien faire ! Il a du mal à tenir l'émission, fait passer une bande préenregistrée des Starshooter, pendant laquelle Siné casse la gueule au journaliste de Minute. Avant ça, à la maison, on avait probablement regardé un ou deux épisodes de « Dallas ».
On était accro, c'était le début, on se disait que ces Américains puaient le pétrole et les dollars, et on finissait la soirée avec un programme bien de chez nous, pugilat des idées dans le brouillard de la fumée de cigarettes. Mais le lendemain, micro-trottoir et réaction outragée de la rue diffusée sur la même chaîne. Insulte des confrères, « vieux voyous », « éponges à whisky », « Crève Charlie », titre Libé.
La rage, l'insulte, l'outrance ne passent plus. Et c'est « Dallas » qui gagne. « Droit de réponse » meurt cinq ans plus tard, en 1987. La faute à un dessin encore, qui n'a pas fait rire le patron. Il est passé en direct à l'antenne le 19 septembre 1987, à la suite du rachat de TF1 par Bouygues. Le croquis était sous-titré : « Une maison de maçon... Un pont de maçon... Une télé de m... » C'était signé Wiaz.
C'est sur un lit d'hôpital que le dessinateur a appris la nouvelle du massacre de ses compagnons. Son coeur est fatigué. Il répond au téléphone, il cherche un peu ses mots, ses phrases. « Cette mort emporte toute notre jeunesse », dit-il. Comme s'il n'était rien entre la mort et la jeunesse, comme si dessiner, caricaturer vous laissaient une âme de lycéen. Ce sont les autres qui flétrissent.
Lire aussi : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »
Il fait la très courte liste de ceux qui restent, « on a changé d'époque, le dessin de presse est un métier dangereux ». Il doit livrer quelque chose sur le massacre pour L'Obs, « je ne sais pas quoi faire ». Et puis, depuis ce lit d'hôpital, il réalise que les dessinateurs vieillissent, et il dit de ses vieux copains tués : « C'est peut-être une belle fin. C'est monstrueux, mais une belle fin, une mort héroïque pour des dessinateurs, des héros de la République. » Wiaz se rappelle évidemment son dessin chez Polac sur la télé de m... « Après, ça a été la fin du dessin de presse à la télé. On a rigolé encore un peu avec Dechavanne, mais plus de direct, jamais, tout était sous contrôle. »


Pourtant, nous sommes restés devant l'écran. Tant de rires sur commande. De ricanements sur fond promotionnel. Et de cerveaux rendus disponibles pour Coca-Cola. Et le temps a passé. Lorsque Charlie Hebdo ressuscite, en 1992, c'est toujours Mitterrand au pouvoir, mais l'extrême droite est à la hausse, les scandales politico-financiers aussi, les jeunes filles n'aiment plus le féminisme, c'est ringard comme, bientôt, les syndicats et les grèves. « Politiquement correct » va devenir un reproche majeur. L'incorrect, ce n'est plus Charlie, mais l'humeur anti-soixante-huitarde qui monte. Quant aux colères et aux rires, Internet va s'en charger à sa manière : il vient de naître.
Charlie Hebdo est comme une survivance, un résidu, une nostalgie. Il reste satirique mais moins anar, plus sérieux, plus politique sous la férule de Philippe Val. Il y aura divisions, excommunications façon extrême gauche. Passons. L'horloge avance, la religion enfle là où l'utopie et ses militants ont déserté. Voilà que les enfants des cités prennent le tout petit journal dessinant le Prophète pour leur ennemi. Personne ne leur a expliqué que les gens de Charlie étaient aussi viscéralement antiracistes qu'anticléricaux, qu'ils ont défendu dessin après dessin, année après année, leurs grands-parents, leurs parents - on ne disait pas les musulmans, on disait les Arabes.


Ceux qui fouillent les archives Internet et revisitent le passé en retrouveront la trace. Ils regarderont peut-être la vieille bande de Charlie déraper chez Polac. « Quel casting ! » disent déjà les commentaires. Ils découvriront qu'on souhaitait la mort de l'autre à tout bout de champ. « Qu'il crève », lançaient-ils, mais c'était une façon de parler, ils ne savaient pas se servir d'un flingue.
Ils entendront Cavanna, au moment de la fin, en 1982 : « On ne peut faire que ce qu'on sait faire. Où est le remplaçant, où est l'autre ? On crève et c'est le trou. Il n'y aura plus cette dérision, ce coup de poing dans la gueule, cette volonté de regarder les choses en face. » Ils visiteront une parenthèse folle, comme une vallée lointaine dans le temps. Elle semblait noire de monde dimanche, mais ce n'était pas elle. Ce temps-là ne tenait plus qu'à un fil, qu'à quelques hommes. Ils viennent d'être physiquement liquidés.


Illustrations : 
Artus de Lavilléon pour M Le magazine du Monde