Bande à part
M le magazine du Monde | 15.01.2015
Avec la mort des vieux dessinateurs de « Charlie », c'est toute une époque, née dans la foulée de mai 1968, qui s'efface. Un monde qui ne tenait plus qu'à un fil et qui vient de se rompre, définitivement.
Par Judith Perrignon
Et puis la radio a dit « Cabu serait mort ». Ces deux syllabes dessinaient soudain plus qu'un homme, plus qu'une silhouette douce, obstinée, poétique et immuable : elles dessinaient un paysage, une vallée reculée du temps, qui ressemble à l'enfance.
Et puis la liste s'est allongée. Ils partaient en bande, comme ils dessinaient en bande à la télé, chez Polac, le samedi soir, il y a trente ans. Le deuxième jour, sur son lit d'hôpital, le chroniqueur Philippe Lançon, également journaliste à Libération, blessé miraculé qui ne peut pas encore parler, a écrit sur une ardoise : « Ce petit journal qui ne faisait de mal à personne. »
Philippe allait comme toujours à l'essentiel. Charlie Hebdo, c'était un petit journal, un repaire de vieux dessinateurs libertaires et de leurs quelques fils spirituels. Tout le monde est Charlie aujourd'hui, mais plus grand monde ne le lisait. Même ceux qui l'avaient aimé avaient tendance à l'oublier. « On est un putain de fanzine, un fanzine de lycéens », martelait Luz samedi, veille de manifestation monstre. Les lycéens avaient pour beaucoup l'âge d'être grand-père.
Ils sont nés au dessin dans la fureur joyeuse des années 1960 glissant vers 68. Ils étaient les lointains héritiers de ces anarchistes de la fin du XIXe siècle, qui firent tourner les rotatives fraîchement inventées, proclamaient en première page - « Si Dieu existe, il faut l'abolir » -, avaient la tentation du grand soir et des armes, dessinaient la jeune Marianne républicaine au bras d'un gras capitaliste et la traitaient de salope.
Charlie Hebdo, ce seraient les mêmes un demi-siècle plus tard, après deux guerres mondiales, la Shoah, des révolutions égalitaires muées en blocs totalitaires, des idéologies épuisées. Il ne leur restait que le rire, arme vengeresse de ceux qui ont compris qu'ils ont perdu. Ils sont devenus des clowns, toutes sortes de clowns - scato, duduche, féroce, obsédé. La gauche officielle les méprisait puisqu'ils se fichaient du pouvoir, la gauche extrême s'en méfiait, elle aimait trop la discipline. De Gaulle les a censurés.
Ils n'entraient pas dans toutes les maisons, loin de là - tout le monde n'avait pas la chance d'avoir papa et maman syndiqués, déroulant des banderoles pour l'avortement et achetant pour l'hiver les pulls qui grattent tricotés par les réfugiés de la dictature chilienne. Mais leurs traits s'infiltraient partout. Les femmes rêvaient d'être aussi libres et sexy que celles de Reiser et de Wolinski, mettant la main au cul des bonshommes. Les lycéens et les étudiants en duffle-coat avaient de faux airs de Grand Duduche, les dictateurs prenaient en vieillissant la sale gueule que Charlie leur dessinait depuis longtemps.
Ce n'était pas que le talent de Charlie, c'était celui de l'époque. Briseuse de tabous, ouverte à tous les vents, tous les minoritaires. Les écolos apparaissaient. Les radios libres émettaient clandestinement : « Il n'y avait que Charlie et Libé pour nous défendre. Les petits canaux faisant sauter le monopole, ça leur plaisait », se souvient l'un de ces pionniers, l'historien des médias Antoine Lefébure.
La France était terre d'asile. « En prison, on était convenu que, lorsqu'on sortirait, on se retrouverait au mur des Fédérés, au Père-Lachaise, à Paris », sourit Carlos Schmerkin, ancien militant argentin venu à Paris après cinq ans passés dans les geôles de son pays. « Nous étions des réfugiés politiques, nous étions reçus comme des héros, les gens vous écoutaient, vous invitaient », ajoute le réalisateur Alberto Marquardt, arrivé quelques années après lui.
Ces deux-là étaient qualifiés de terroristes sous la dictature, ils ont donc rayé ce mot de leur vocabulaire : « Ma soeur aînée meurt les armes à la main en criant "patria o muerte" [la patrie ou la mort], mais c'est pour n'importe quelle patrie. Elle se bat pour une société juste, égalitaire, socialiste. Tout le contraire de ces djihadistes prêts à mourir pour des idées sectaires et fascistes. »
Pas étonnant que le jour du massacre on soit allé chercher Robert Badinter. Les micros se sont tendus vers lui, et les réseaux sociaux l'ont dupliqué à l'infini. L'abolisseur de la peine de mort en 1981 n'a rien d'un libertaire, mais il est la dernière grande figure avant l'abdication de la politique. Plus ou moins consciemment, il nous relie à ce temps-là. Après, tout s'est gâté. On avait assez rigolé. On connaît le cocktail des années 1980 - chômage, sida, rigueur, repli, gauche en R25. Fin du rêve. On n'avait fait que purger la vieille France.
Un samedi soir comme un autre, le 11 juin 1982 plus exactement, la bande de Charlie Hebdo est l'invitée du « Droit de réponse » de Michel Polac : elle vient faire sa dernière « une » en direct. Le journal est mort (il ressuscitera dix ans plus tard), ses dessinateurs sont licenciés, pas assez d'argent ni de lecteurs. Il faut regarder l'émission sur YouTube. On ne dirait pas que c'était il y a un siècle, mais sur une autre planète.
Cavanna engueule les lecteurs qui n'achètent plus Charlie et ne veut pas qu'on lui coupe la parole - « Laissez-moi finir, on ne crève qu'une fois » ; un lycéen ne comprend pas que « ces vieilles gens de 50 ans s'étonnent que les jeunes ne les lisent plus », le Professeur Choron se lève d'un coup, traite les lycéens de « merdeux », de « trous du cul », « ce que j'ai entendu là, ce sont les mots de ma mère, les mots de ma grand-mère, ils n'ont rien à dire ces jeunes cons ». Cabu, l'agneau de la bande, dégaine encore un dessin de la mère Denis : « Charlie Hebdo s'arrête : "y a plus que moi qui touillera la merde" ». Wolinski fait du lubrique en direct, Polac met la main devant certains de ses dessins - « On censure, on censure si tu veux que cette émission ne soit pas la dernière... ».
Lui aussi, Polac, est sur la sellette. Dans quelques chaumières et ministères, on téléphone et on écrit pour se plaindre, ça commence à bien faire ! Il a du mal à tenir l'émission, fait passer une bande préenregistrée des Starshooter, pendant laquelle Siné casse la gueule au journaliste de Minute. Avant ça, à la maison, on avait probablement regardé un ou deux épisodes de « Dallas ».
On était accro, c'était le début, on se disait que ces Américains puaient le pétrole et les dollars, et on finissait la soirée avec un programme bien de chez nous, pugilat des idées dans le brouillard de la fumée de cigarettes. Mais le lendemain, micro-trottoir et réaction outragée de la rue diffusée sur la même chaîne. Insulte des confrères, « vieux voyous », « éponges à whisky », « Crève Charlie », titre Libé.
La rage, l'insulte, l'outrance ne passent plus. Et c'est « Dallas » qui gagne. « Droit de réponse » meurt cinq ans plus tard, en 1987. La faute à un dessin encore, qui n'a pas fait rire le patron. Il est passé en direct à l'antenne le 19 septembre 1987, à la suite du rachat de TF1 par Bouygues. Le croquis était sous-titré : « Une maison de maçon... Un pont de maçon... Une télé de m... » C'était signé Wiaz.
C'est sur un lit d'hôpital que le dessinateur a appris la nouvelle du massacre de ses compagnons. Son coeur est fatigué. Il répond au téléphone, il cherche un peu ses mots, ses phrases. « Cette mort emporte toute notre jeunesse », dit-il. Comme s'il n'était rien entre la mort et la jeunesse, comme si dessiner, caricaturer vous laissaient une âme de lycéen. Ce sont les autres qui flétrissent.
Lire aussi : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »
Il fait la très courte liste de ceux qui restent, « on a changé d'époque, le dessin de presse est un métier dangereux ». Il doit livrer quelque chose sur le massacre pour L'Obs, « je ne sais pas quoi faire ». Et puis, depuis ce lit d'hôpital, il réalise que les dessinateurs vieillissent, et il dit de ses vieux copains tués : « C'est peut-être une belle fin. C'est monstrueux, mais une belle fin, une mort héroïque pour des dessinateurs, des héros de la République. » Wiaz se rappelle évidemment son dessin chez Polac sur la télé de m... « Après, ça a été la fin du dessin de presse à la télé. On a rigolé encore un peu avec Dechavanne, mais plus de direct, jamais, tout était sous contrôle. »
Pourtant, nous sommes restés devant l'écran. Tant de rires sur commande. De ricanements sur fond promotionnel. Et de cerveaux rendus disponibles pour Coca-Cola. Et le temps a passé. Lorsque Charlie Hebdo ressuscite, en 1992, c'est toujours Mitterrand au pouvoir, mais l'extrême droite est à la hausse, les scandales politico-financiers aussi, les jeunes filles n'aiment plus le féminisme, c'est ringard comme, bientôt, les syndicats et les grèves. « Politiquement correct » va devenir un reproche majeur. L'incorrect, ce n'est plus Charlie, mais l'humeur anti-soixante-huitarde qui monte. Quant aux colères et aux rires, Internet va s'en charger à sa manière : il vient de naître.
Charlie Hebdo est comme une survivance, un résidu, une nostalgie. Il reste satirique mais moins anar, plus sérieux, plus politique sous la férule de Philippe Val. Il y aura divisions, excommunications façon extrême gauche. Passons. L'horloge avance, la religion enfle là où l'utopie et ses militants ont déserté. Voilà que les enfants des cités prennent le tout petit journal dessinant le Prophète pour leur ennemi. Personne ne leur a expliqué que les gens de Charlie étaient aussi viscéralement antiracistes qu'anticléricaux, qu'ils ont défendu dessin après dessin, année après année, leurs grands-parents, leurs parents - on ne disait pas les musulmans, on disait les Arabes.
Ceux qui fouillent les archives Internet et revisitent le passé en retrouveront la trace. Ils regarderont peut-être la vieille bande de Charlie déraper chez Polac. « Quel casting ! » disent déjà les commentaires. Ils découvriront qu'on souhaitait la mort de l'autre à tout bout de champ. « Qu'il crève », lançaient-ils, mais c'était une façon de parler, ils ne savaient pas se servir d'un flingue.
Ils entendront Cavanna, au moment de la fin, en 1982 : « On ne peut faire que ce qu'on sait faire. Où est le remplaçant, où est l'autre ? On crève et c'est le trou. Il n'y aura plus cette dérision, ce coup de poing dans la gueule, cette volonté de regarder les choses en face. » Ils visiteront une parenthèse folle, comme une vallée lointaine dans le temps. Elle semblait noire de monde dimanche, mais ce n'était pas elle. Ce temps-là ne tenait plus qu'à un fil, qu'à quelques hommes. Ils viennent d'être physiquement liquidés.
Illustrations :
Artus de Lavilléon pour M Le magazine du Monde
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire