Donner un sens à l’abîme, par Marcello Fois
LE MONDE DES LIVRES | 19.11.2015
Je suis parfois obligé de rappeler que, depuis toujours, le but d’être des personnes, et pas seulement des êtres vivants, consiste à donner un sens à l’abîme dont nous provenons. Les communautés ont appelé Histoire ce réservoir d’expériences à travers lesquelles l’homme a réussi à devenir un animal politique, et pas seulement un corps réactif, un organisme bestial.
Il m’arrive d’éprouver la frustration de me considérer comme pensant contre ceux qui ne pensent pas, de me sentir tolérant contre ceux qui ne tolèrent pas, de me sentir instruit de tout ce que ceux-là veulent ignorer. On comprend aujourd’hui combien coûte le maintien de notre propre sens, démocratique, du monde. Les faits horribles de Paris représentent une mise à l’épreuve de la puissance de celui-ci. Ce qui est mis en jeu ici, aujourd’hui, c’est la résistance de ce que nous avons défini, avec trop de superficialité, comme démocratie occidentale. Doit-on s’humilier au point de céder ? Ou doit-on répondre avec la fermeté de la culture ? Répond-on en ressemblant à l’ennemi ou réaffirme-t-on que rien, rien au monde, aussi horrible, aussi animal, aussi intolérant soit-il, ne peut nous faire abandonner l’idée que toute civilisation se développe dans l’expression de sa propre tolérance, de sa propre liberté ?
Je n’ai aucun doute là-dessus. C’est à partir de la France, de la grande France, que ces valeurs, de liberté, de tolérance, de fraternité, se sont diffusées dans le monde. Ce qui explique pourquoi l’attention de ceux qui veulent imposer un modèle antilibéral, intolérant, égoïste, s’est concentrée sur ce grand pays. Il serait trop facile de céder à la résignation de la rage. Notre rage doit nous confirmer dans nos valeurs constitutives. Notre douleur, atroce, doit nous rendre plus lucides, et pas nous aveugler. C’est difficile, l’envie de céder est forte, mais cela signifierait donner raison à ceux qui nous veulent faibles, incertains, indécis, à ceux qui nous veulent, en un mot, vaincus.
Eh bien, ils ne doivent pas y parvenir. Je suis rivé à l’écran de télévision, je pleure ces pauvres créatures massacrées, je pense à mes enfants et dans leurs yeux je lis, en quelque sorte, ma défaite. Parce qu’il est évident que, d’une façon ou d’une autre, je n’ai pas été assez efficace, j’ai vainement cru que la culture était un rempart assez fort pour résister aux assauts de ceux qui, depuis toujours, voient en elle un danger à abattre. Ensuite, j’essaie de sourire et de leur dire que la seule défense possible est dans la fermeté des principes. Leur abandon serait la vraie défaite. Le coût que nous avons à payer, le terrible coût que nous devons payer, consiste justement dans cette précise fermeté. Ils ne nous forceront jamais à rester cloîtrés à la maison, ils ne nous forceront jamais à croire sans réfléchir, ils ne nous forceront jamais à voiler et à isoler nos femmes. En aucune façon, ils ne nous forceront à entrer dans leur abîme.
Aujourd’hui, et pour toujours, nous sommes tous français.
Le monde est fou, par Pierre Pachet
LE MONDE DES LIVRES | 19.11.2015« La guerre ? C’est quoi une kalachnikov ? Un kamikaze ? », me demande ma petite-fille, 17 ans. Je reviens sur le sergent soviétique Kalachnikov, qui, dès les années de guerre conçut cette arme automatique – « elle tire des balles à répétition » – fiable et peu coûteuse. Les kamikazes étaient des unités de l’aviation japonaise vouées à lancer leurs appareils chargés de bombes sur la flotte américaine, en 1944, sans espoir de survie du pilote. Puis le terme fut utilisé pour qui se lance dans une attaque en y sacrifiant sa vie.
Ces deux innovations ingénieuses ouvraient le règne de l’objet portatif, de la puissance de l’individu insaisissable (me dis-je). Elle : « Mais la guerre que tu as connue, c’était autre chose ? Avec des armées, des canons ? » « Bien sûr. » Ce que je retrouve pourtant, c’est la façon dont la vie intime est interrompue et menacée par une masse obscure, lointaine ou trop proche : pas les accidents, les maladies, le manque d’argent. La vie intime : le souci pour les siens, le désir de retrouver l’appartement à l’odeur familière, les objets que l’on chérit, les pensées partagées ou abritées en soi. Où sont-ils ? Ne devaient-ils pas aller ensemble à un concert dans ce quartier ? Et jadis : pourvu qu’ils aient choisi d’aller à l’abri, plutôt que de suivre le mouvement de foule qui conduisait vers un parc qui n’était pas un objectif militaire, et qui a été sévèrement bombardé.
Les adultes se disputent. Leur monde est devenu fou. Eux qui doivent dire comment faire, et ils ne s’en privent pas, cachent peu leur incertitude. Leur devoir est de rassurer. Comme le chien de chasse de l’ambassadeur à Belgrade décrit par Malaparte dans Kaputt, que les bombardements aériens affolent, et que rassure un coup du fusil familier tiré dans le jardin. La guerre menée ailleurs avec de vraies armées, qui ne manquent pas d’agresser des civils au hasard, frappe ici dans la ville prospère, éclairée. Elle y déchire les âmes, qui doivent cependant se rassembler sur elles-mêmes pour poursuivre leur vie, sans trop se sentir coupables de le faire, garder le sens des proportions.
Une nouvelle urgence langagière, par Richard Ford
LE MONDE DES LIVRES | 18.11.2015Aujourd’hui, j’ai découvert dans le New York Times l’interrogation toute simple d’un Parisien témoin du carnage du 13 novembre à qui un journaliste demandait ce qu’il pensait des événements. « Pourquoi nous ?, disait ce malheureux. Pourquoi nous, encore une fois ? »
Quand j’ai lu cette phrase, je me suis dit que si la stupéfaction de cet homme se comprenait sans peine, sa question appartenait déjà au passé, à un passé qui nous laisse sur place. Il n’y a pas si longtemps, le 7 janvier dernier, au lendemain du massacre à Charlie Hebdo, elle était peut-être encore pertinente : nombre de citoyens, dont quelques écrivains américains de mes collègues, s’accordaient à dire qu’il y avait une logique dans ces assassinats, et qu’il nous faudrait la prendre en compte en étant, par exemple, plus respectueux de la religion des autres – le corollaire étant qu’en retour, ces autres-là auraient peut-être l’obligeance de cesser de nous tuer.
Ce raisonnement n’avait aucun sens pour moi, déjà à l’époque. D’une part, parce que je ne me crois nullement tenu de respecter la religion d’autrui (mais seulement le croyant lui-même, pourvu qu’il mérite effectivement mon respect). Et surtout parce que je n’ai jamais cru une seconde que ces attentats avaient quelque chose à voir avec la religion. Ils représentent au contraire une tentative aveugle pour s’emparer du pouvoir politique à l’arraché en s’appuyant sur le crime organisé, la psychopathologie et la pseudo-religion.
Au lendemain des événements sanglants de la semaine dernière, celui qui demande « Pourquoi nous ? » se trouve dans les mêmes dispositions d’esprit que les Américains qui affirment volontiers sur un ton d’excuse « Ça n’arriverait pas chez nous » (ce qui reste à voir, d’ailleurs) quand un assassin abject entre dans une salle de classe et massacre des dizaines d’élèves. Ces deux réactions renvoient à la nostalgie d’un temps où nous avions – quel luxe ! – une forme de prise sur les événements. L’histoire, la logique, la prévisibilité sont autant de termes qui ne veulent plus tout à fait dire la même chose aujourd’hui qu’hier, et nous ferions bien d’en prendre acte si nous ne voulons pas avoir à payer un prix effroyable. La catastrophe est lourde de conséquences qui vont beaucoup plus loin que ce qui saute aux yeux – jusque dans l’usage des mots et la formulation de questions d’une importance vitale.
Dans son superbe essai Patries imaginaires (10/18, 1995), mon ami Salman Rushdie cite le plus parisien des romanciers américains, Richard Wright : « Jadis, en Amérique, les Noirs et Blancs se sont livré une guerre sur la nature de la réalité. Leurs représentations étaient incompatibles… il a fallu trouver de nouveaux termes pour rendre compte du monde avant de le changer. » Quand bien même la plupart d’entre nous n’espèrent plus changer le monde de leur vivant, mais seulement opérer quelques rectifications propres à dissuader certains de les effacer de la carte, passer au crible les mots de tous les jours pourrait soutenir utilement ce projet louable.
Car il ne manque pas de mots à redéfinir, à réattribuer, pour qu’ils épousent au plus près cette réalité émergente ; soyons fermes avec eux, ils ne nous serviront que mieux : il est crucial de les prendre au sérieux.
Les journalistes sont bien évidemment concernés par cette nouvelle urgence langagière, eux qui nous dispensent une information – ou une désinformation – vitale à nos yeux. Avec la concurrence des chaînes d’info en continu, où tout ce qui est rapporté semble avoir plus ou moins le même poids, le souci de la langue tend à tomber en désuétude. Pour y remédier, on peut dans un premier temps se baser sur l’approche classique du journalisme selon l’éditorialiste américain Walter Lippmann : « Le rôle du journaliste, écrit-il, c’est de fournir au citoyen une image de la réalité qui lui permette d’agir. »
Cette définition s’applique assez bien à tous, dans la mesure où la responsabilité civique se manifeste dans l’usage raisonné des mots, surtout quand on a le canon sur la tempe.
Donc. Par où commencer devant la nouvelle urgence ? Nous avons l’embarras du choix. Lorsque le président Hollande dit « Nous sommes en guerre » et affirme qu’il livrera cette guerre de manière « impitoyable », que veut dire le mot « guerre » face à cet Etat qui n’est pas une nation, sous le masque duquel opère Daech ? Et qu’indique sur nous le terme « impitoyable » ?
Lorsque mon ami journaliste m’a dit au téléphone depuis Paris : « Personne n’a le sentiment que ce carnage soit tout à fait fini », entendait-il la même chose qu’hier par ce mot ? Faut-il en déduire que nous attendons ? Attendre, mais encore ? Quand un homme politique déclare qu’il veut « restaurer la confiance » au lendemain du drame, la confiance est-elle encore d’actualité ? Quelqu’un aurait-il le pouvoir de la restaurer ? Madame Le Pen, on le sait, s’exprime souvent en langage codé, mais enfin, concrètement et dans la vraie vie, à quoi renvoie son appel à « réarmer la France » ?
Et quand un responsable parisien dit qu’il tente de « comprendre le sens de cette tragédie », on se demande de quel « sens » il pourrait s’agir, mais surtout quelle démarche permettrait de le « comprendre ». Que veut dire « en sécurité » désormais ? Qu’est-ce qu’une « urgence » ? Le mot « choc » pèse-t-il encore son poids ? Avons-nous seulement le temps d’être sous le choc ? Irons-nous mieux en nous déclarant « choqués » ? Et quant à cet homme qui voulait savoir « pourquoi nous, une fois de plus », encore faudrait-il déterminer à qui au juste renvoie ce « nous », et si « une fois de plus » n’exprime pas qu’une redite parfaitement creuse.
« Existentiel » est également sur la liste. La question « de vie ou de mort », tout à fait explicite hier, est devenue « une question existentielle ». Il fut un temps où l’adjectif traduisait des considérations moins primaires que la simple survie. L’ami qui m’a téléphoné aujourd’hui me disait : « Avec tous les discours des divers politiciens, il devient difficile de savoir comment exister. » Oui, ça, je comprends. Comme pour nos amis les journalistes, les termes que nous employons devraient témoigner que nous avons conscience de nos actes, conscience de ce qu’ils entraîneront, avec les meilleures intentions. C’est peut-être ce que nous entendons par « une question existentielle ». Comme je l’ai dit, un drame tel que celui qui vient de mettre Paris à si terrible épreuve implique des conséquences complexes. Il change le sens des mots. Il n’y a pas grand-chose à y faire, sinon essayer de ne pas se laisser prendre de court par l’histoire.