dimanche 29 juillet 2007

Fondus, enchaînés, savoyards

N’ayant rien de mieux à faire en juillet, j’ai rejoint la plus grande partie de ma famille qui se réunissait pour huit jours du côté d’Annecy, parce que ce n’est pas quand mes enfants seront grands qu’ils pourront se lier aussi aisément avec leurs cousins, ni quand mes parents seront grabataires que je pourrai les honorer, au moins par mes actes si pensées et paroles ne peuvent s’y résoudre. Profitant de cet accès inespéré de piété filiale, mon père nous a emmenés grimper, mon fils et moi, à la Dent du Chat (massif de l’Epine, Haute-Savoie); soi-disant une ballade d’agrément, qui s’est révélée l’ascension pendant 3 heures d’un raidillon ininterrompu sous un cagnard d’enfer, au cours duquel le pré-vieillard cacochyme s’est mué en un jeune cabri de 69 ans, après 30 minutes d’un préchauffage laborieux qui nous ont fait craindre un moment de bénéficier d’un héritage anticipé sans sommations.
Comme l’expédition se composait uniquement de mâles, la logistique et l’avitaillement avaient été quelque peu négligés (deux bouteilles de flotte) ne nous laissant comme tout nutriment que des fantasmes et des regrets – la teneur énergétique est la même - de barres céréalières que nous n’avions pas emportés. Le génie warsenien, qui se manifeste lors des repas de famille par de nonsensiques conversations menant rapidement de l’innocente évocation d’un nid de frelons à détruire dans la façade du chalet sororal à la mise au point d’une pizza au polystyrène expansé pour obstruer le trou à conneries de mes neveux, nous susurra de nous serrer les miches en attendant que ça passe : lui faisant observer que se lamenter sur l’absence de vivres ne les faisait pas apparaître, je réussis à convaincre mon fils d’abandonner ses incantations, qui avaient pour but de faire se matérialiser un paquet d’abricots secs, et vu la propension de certains adolescents à mépriser les fruits et autres aliments vitaminés, il y avait déjà là comme un petit miracle. Et puis, contre la faim dans le monde, la saveur d’un bon bifteck rend tous les discours forclos.

La vigueur tardive et persistante de mon père, la saillance de certaines de ses obsessions et l’économie de moyens avec laquelle il les affiche aujourd’hui, loin des orgies de rationalisations et du décorum passés (sans parler des terrifiantes identifications que j’ai pu faire sur lui naguère, aggravées par mon refus d’observer les similitudes entre nous et d’accepter héritage & filiation) confirment ce que j’en lis ces jours-ci dans le roman « American Darling » de Russell Banks :

« La vieillesse est une lente surprise. A un certain moment, l’histoire personnelle de chacun cesse tout simplement de se dérouler. On s’arrête de changer. Notre histoire n’est alors pas achevée, pas terminée, mais elle s’immobilise pendant un moment, un mois, une année peut-être. Et puis elle repart en sens inverse, elle commence à se dévider à l’envers. C’est là une chose dont on fait l’expérience à un certain âge. C’est ce qui est arrivé à mes parents. Ca arrive à tous ceux qui vivent assez longtemps. Et maintenant ça m’est arrivé à moi. C’est comme si tout le but de la vie d’un organisme – ou en tout cas de ma vie – consistait à atteindre le point culminant de son potentiel avec pour seul objectif de revenir ensuite à son point de départ, à l’état de cellule unique. Comme si notre destin était de retomber dans le fleuve de la vie et de s’y dissoudre à la manière d’un sel. Et s’il y a une chose qui compte, c’est bien le retour et pas l’aller

Ingurgitez 600 pages bien tassées de cette confiture d’oranges amères : vous finirez par penser comme lui, ou plutôt par lui emprunter des bouts de phrases pour regarder votre vie à la lueur d’une clarté dont la teneur en watts semble supérieure à la votre, bien que la lumière en soit fort sombre. C’est là le symptôme d’une intoxication assez bénigne, puisqu’elle disparaît en quelques jours une fois le livre refermé (je n’en suis pas là, et pour l’instant ça me saoule tellement que je fais une crise de Warren Ellis, scénariste de comics outranciers). J’étais assez fan de Banks, et je m’aperçois que je le suis encore, mais le côté “littérature de l’irrémédiable” depuis que je l’ai repéré, n’emporte plus mon adhésion – il en existe une version madérisée avec Jim Harrisson, qui fait alterner coucheries consanguines, accidents karmiques et cuites mémorables dans un pseudo-désordre assez monotone, et que je n’arrive plus du tout à lire – et du coup, il a perdu le pouvoir qu’il avait sur moi. C ‘est redevenu du virtuel, et même si la densité et la complexité des personnages les rend plus vraisemblables que, au hasard, ma vie décousue, et bien que je me sente concerné par ce « portrait d’une femme antipathique que le narcissisme absolu mène au néant », le charme s’est rompu le jour où j’ai découvert que les tous les lecteurs de Russell Banks que je connaissais (2)dressaient le portrait d’un individu globalement déficitaire dans sa vision de soi et qui s’en remettait à un écrivain de fiction pour accepter le fait que la frustration est le lot quotidien à dépasser, avec l’efficacité que l’on imagine.

(2) au nombre de deux(3)
(3) moi inclus


l’inventeur de la pizza au polystyrène expansé teste pendant de longues heures sa dernière trouvaille : la planche de méditation à voile

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