lundi 30 juillet 2007

Fondus, enchainés, savoyards (2)




N’oublions pas que le moi, même aussi opiniâtre qu’un livre de Russell Banks, n’est qu’une fiction, c’est d’ailleurs ce qui les rapproche et inquiète vaguement le premier penché sur le second ; observons que quand tu cesses momentanément de croire à la solidité de ton moi, ce qui ne relève pas d’un effort quelconque de la volonté mais se manifeste parfois à travers les trous de mental(1), les fragments qui prétendent fonder ta personne ont tendance à se désolidariser, se disjoindre, surtout ceux qui ne s’insèrent pas dans le puzzle, qui du coup prend du jeu. Le jeu, c’est justement le truc que tu avais perdu. Plusse de jeu, c’est plus de souplesse. Au fond, il ne s’agit que de comprendre et d’appliquer les conséquences du fait que les briques qui composent notre personnalité ne nous sont pas plus intimes que le codage des acides aminés sur la double hélice d’ADN, et pourtant le sentiment d’identité perdure comme si nous les avions chiées(2) nous-mêmes, donc au-delà de toute décence (rien que l’expression employée devrait en fournir la preuve à qui en récuserait l’intuition.)

…qu’il est doux de se sentir bercé de ce ronron mental de la désidentification aux formes, nourri de lectures empruntées à la mafia de la non-dualité, l’estomac plein de cette confiture de cassis qu’on ne produit qu’ici, sur ce coteau savoyard couvert d’arbustes fruitiers… mais qu’un beau-frêre vous ait subrepticement photographié pendant le ramassage des framboises ou le désherbage des groseilles, et que l’image ressurgisse au cours de la soirée pécé portable/écran plasma, résurgence moderne des anciennes « soirées diapo » avec écran perlé sur support pliable, projecteur à chargeur manuel et charbon de bois, et en quelques millisecondes, la fiction recoagule, avec la violence d’une rechute dans le porno : vous vous croyiez détendu et reposé, et l’image projetée est celle d’un quadra empoté, bientôt grisonnant, avec un début de bedaine qui vous renvoie son regard gradubide et vaguement tristouille. Les kilos pris depuis l’arrêt du tabac (tandis que les trois-quarts de l’humanité dépérissent de sous-nutrition) et les signes de l’âge rendent alors malaisé l’effort de s’épouser du regard (tout pour ne pas retomber dans le panneau du mépris, au coût exorbitant)… en plus, si c’est pour s’en désidentifier ensuite, autant tenter de percevoir directement la nature transitoire de l’assemblage de fonctions mentales, digestives et gestuelles dont le reflet grimaçant vient de surgir sur l’écran.

…Frustration, dépit, nostalgie et autres émotions négatives assimilées au regret relèvent alors clairement du chantage affectif infantile le plus éhonté qui soit : on somme l’Univers de nous restituer le Plaisir Perdu – celui-là même qui avait le goût de Revenez-y le plus prononcé – sinon, on est prèt à cesser de respirer jusquà ce qu’il nous arrive quelque chose - et en général, l’arrèt du souffle est ce qui finit par arriver pour de vrai - que ce plaisir dépende de la résurrection de temps, de lieux et de personnes disparues (nous inclus) n’affecte pas la virulence de la demande. Il n’y a plus qu’à ignorer/étreindre/saluer le forcené : on ne le raisonnera plus.

La quantité de frustration accumulée légitime d’ailleurs aux yeux du dépendant à la fois son désir et sa façon bien à lui de l’assouvir en s’assurant qu’il reste inextinguible. Et ce qui le baise, c’est sa collusion ritualisée avec son anima en ignorant l’Autre. Je dis ça parce que j’ai lu sur un forum que les dépendants sexuels passaient leur temps à s’auto-congratuler sur leurs blogs(3), il faut donc rétablir la balance.

Dans ma famille, quand on tente de communiquer par la parole, on a vite l’impression de gesticuler au fond de l’océan, engoncés dans des scaphandres de deux tonnes, tandis qu’un discours aussi intelligible que le flot de bulles qui fonce vers la surface résonne dans le vide de notre prison de caoutchouc et de métal. Et si on s’écrit, c’est pire : on se fâche à mort en envenimant en toute bonne foi des échanges qui au départ n’avaient rien que de très commun. Le génie familial nous interdit l’usage du Verbe; ne nous restent que les actes. Chez nous, on s’accommode aussi des contraintes antagonistes de la peur de la solitude et d’un orgueil quasi-autistique par la conversion du couple en une bouderie réciproque et accompagnée (comme on le dirait d’un voyage du troisième âge) tantôt maussade et tantôt vindicative.

Les racines du liseron finissent par ne plus pousser qu’entre celles du framboisier, parce qu’il n’y a que là qu’on leur foute la paix, sauf à vouloir s’en débarasser au prix d’un combat minutieux : même scandalisés par l’étreinte mortelle dont elles enlacent l’arbuste, nous constatons que l’insulte a moins d’effet que l’arrachage. S’insurge-t-on de la repousse quotidienne des poils de barbe ? Non, si l’on veut conserver le menton glabre, on se rase et cela suffit.

Fin de mes notes savoyardes. Ouf.

(1)comme chacun le sait, la Haute Savoie est propice à l’apparition des trous d’emmenthal
(2)les briques
(3) ce qui est loin d’être faux, mais d’un autre côté si nous ne nous auto-congratulons pas, qui le fera ?

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