Un lecteur attentif me dit que passé un certain âge, les relations toxiques familiales doivent être coupées avec fermeté.
C'est vrai.
Mais je me suis un peu dépeint en victime, au cours de cette série d'articles exhibitionnistes dont j'ai le secret.
Si ça se trouve, ma lombalgie, la gastro de ma femme et l’otite de mon fils sont complètement indépendantes de l’état maniaquo-chiatique de mon papounet, et que c’est mon esprit malade et pour tout dire enfiévré par le lithium qui fait des associations libres au service de ma martyrologie ambulatoire.
Et peut-être bien que Dieu est Amour, aussi, mais ça, je ne le saurai sans doute qu’après ma mort.
D’ici là, si je ne ressens rien, car penser et écrire ne sont pas les meilleurs moyens d'entrer en contact avec le divin, je peux toujours spéculer, et faire des prosternations (ça remuscle le dos), c’est tout.
Et appeler D., tiens.
Car c’est dans le besoin qu’on reconnait ses amibes (proverbe de gastro-entérologue).
D. a souffert d’atroces problèmes de dos depuis des années.
Chez lui aussi je suspecte de la somatisation, mais bon, on va pas voir le Mal partout, non plus, on sait bien qu’il y est.
D'ailleurs je préfère somatiser, quand j'étais cassé dans ma tête c'était bien pire.
Pourtant, la vie de D. avait bien commencé.
Je me rappelle, en quatrième, au lycée de Lannion, il écrivait un livre sur la Guerre de Sécession.
Il était passionné par les indiens Peaux-Rouges, il pouvait regarder Little Big Man quatre fois d’affilée dans les cinémas permanents du 5ème arrondissement de Paris, car il en venait, de Paris, et possédait une certaine avance culturelle sur nous autres ploucs armoricains isolés du monde dans la lointaine Réserve de Corée du Nord des Côtes-du-Nord.
Il avait enregistré la bande-son du film sur un magnétophone portable à cassettes, et nous transmettait son enthousiasme pour la scène de l’attaque du campement cheyenne au bord de la rivière Washita, on entendait surtout les quintes de toux des autres spectateurs du cinéma, mais ça nous faisait quand même rêver.
Le père de D. était restaurateur dans le quartier Saint-Michel, c’était un anar infernal et boit-sans-soif qui passait des nuits entières à jouer au poker avec Boby Lapointe et faisait tourner des chanteurs gauchistes crève-la-faim dans son restaurant.
D’ailleurs, le père de D. était tellement un joyeux luron que sa mère s’était barrée avec D. en Bretagne.
Plus tard, le père de D. est devenu crève-la-faim lui-même, car il se fichait bien du lendemain, et il a considérablement accablé D. de soucis domestiques, du fait de ses dettes accumulées et de sa propension à ne pas gérer ses problèmes logistiques.
Et c’est là que D. a commencé à avoir mal au dos.
Et D., à qui je prédisais un si brillant avenir, a finalement fait une carrière tout à fait banale de postier.
Et n’a rien écrit du tout jusqu’à présent.
Mais il joue super-bien de la guitare.
Et qui serais-je pour lui en vouloir d’avoir trahi mes espoirs, vu comment j'ai trahi les miens, moi aussi je rêvais d'être écrivain maudit alors que je ne suis que maudit, et encore, que par ma femme, alors on est restés potes.
Comme on ne se refait jamais d’amis comme ceux qu’on avait à 14 ans, on les garde.
Ou on se fâche avec, parce que des fois on n’est jamais trahi que par les siens, mais là, non.
Et je vais l’appeler, D., parce que l’Esprit de Noël c’est aussi partager et communier avec les Autres, surtout quand on est cloué au lit et qu’on n’a que ça à foutre, la perspective d’écluser les 1, 5 Téraoctets de films stockés sur un Popcorn Hour A-500 4K Digital Media Player ne me disant rien qui vaille, puisque si l’abondance rassasie, la surabondance écoeure, et puis aussi parce que je ne retrouve pas mon édition de poche du Chemin des âmes de Joseph Boyden que je lui ai prêtée il y a quelques mois lors de son dernier passage avec sa fille de 14 ans à qui on a montré Brazil parce qu’elle ne l’avait pas vu, et on a passé une putain de bonne soirée. Ce film, c'est l'ancêtre élégant de la série Black Mirror.
Et j’aimerais bien faire lire le Chemin des âmes, à ma femme, puisque je la chope en train de lire Les saisons de la solitude, du même Joseph Boyden, sur le canapé.
" Waoulou, c’est vachte bien, Boyden, t’as pas lu le chemin des âmes ?
- Jamais vu. Il est où ?
- Heueueu… il est chez D… enfin je crois qu’il l’a prêté à sa copine…
… mais si je lui en parle il va culpabiliser… et ça sert à rien, de culpabiliser. J’en sais quelque chose.
Mais tu sais quoi, chérie ? D. y bosse à la Poste, y peut peut-être nous le renvoyer pour Noël, et ce en bénéficiant d’un tarif préférentiel !
Hein, D. ?"
Je le relance par mail.
On est alors le 31 décembre, ça fait une semaine que je suis alité, et j’ai le choix entre passer le réveillon tout seul comme un chien d'infidèle, ou suivre ma femme aux Sables d’Olonne pour passer la soirée avec des amis. Mais pour cela, il faut redevenir un bipède à station verticale, et faire 120 km en bagnole.
- Ben oui il est là dans mon armoire le " Boyden", A. me l'a rendu en bonne fille bien élevée. C'est vrai je travaille à la Poste mais je suis un peu éloigné du service depuis le 17 octobre : cata au dos et à la jambe gauche - lumbago, sciatique, cruralgie, protrusion discale (çà veut dire à la limite de la hernie avec plein de souffrances) au niveau L5 S1, affaissement d'une vertèbre, discopathie dégénérative des disques, racine du nerf pour la jambe gauche coincée et en prime abolition du réflexe rotulien au genou gauche !!!
Bon je peux reconduire un p'tit peu (au début que dalle - je faisais pas 5 mètres chez moi sans m'appuyer et me reposer sur le dossier d'une chaise ou le plan de travail de la cuisine, tout ça sans dormir pendant 10 jours, ayant trop mal et ne trouvant aucune position qui pouvait me soulager : le toubib ne m'avait pas donné des cachetons assez fort, on est passé ensuite aux opiacés et à la morphine, faut dire que ça soulage et on se sent bien, bien shooté c'est pas désagréable non plus…
Ben alors là, je suis bluffé : D., qui n’écrit jamais, m’écrit !
Je lui explique que je suis sous corticoïdes et Lamaline (opiacés aussi, mais pas assez), qu’on a passé 4 jours 1/2 à endurer les monologues maniaques de mon père, qu’on n’avait plus visité depuis la mort de maman, qu’ il a été odieux, infect avec nous, avec sa meuf, avec ma soeur et ses gosses… que c’est pour ça que j’ai trouvé la force d’aller prendre l’avion le 26 au matin après avoir passé 36 heures paralysé avec juste la force pour me trainer vomir de douleur aux cabinets et entendre vaguement le médecin suggérer un scanner parce qu’il croyait à une hernie discale, je voulais pas prendre le risque de rester avec papa à Montpellier, ville arpentée de long en large avant ma lombalgie et où décidément le moche côtoie le sublime…
- Comme te l'a suggéré le toubib de sos médecins à Montpellier, VA PASSER UN SCANNER EN URGENCE !!!
A savoir que ce genre de problème se règle surtout avec du repos total et pas au boulot ( je sais que pour toi étant indépendant et ton propre patron c'est pas terrible du tout ....).
Résumé : Va voir ton ou ta généraliste rapidement pour te programmer un scanner et demande lui conseil pour voir un spécialiste du dos ( sur Nantes j'ose espérer pour toi un délai d'attente moins loin que pour moi).
- Yo merci D. pour toutes ces infos, écoute, je vais pas plus mal qu’hier, mais de grandes tâches m’attendent aujourd’hui, comme aller au bureau me faire ma fiche de paye et mon chèque (12 km => jouable) puis au réveillon (132 km => improbable) chez un ami jeune retraité de la SNCF.
Si je déclare forfait, je t’appelle dans la journée.
- Ben écoute drole de hasard je suis en train de lire également la suite de Boyden, le même bouquin que toi. Moi je serai toi, j'éviterai les 132 km pour le réveillon, 264 km aller-retour si je calcule pas trop mal, même si le retour est pour demain, ils comptabilisent quand même au compteur même si tu n'est pas le chauffeur. Because la voiture c'est fortement déconseillée avec tes pathologies à cause des vibrations. Moi au début je pouvais à peine conduire pendant 15 jours .... Un conseil fais-toi faire une ordonnance par ton toubib pour une ceinture de renforcement et maintien, pour l'instant je conduis toujours avec ma gaine "Playtex" ( c'est pas comme çà qu'elle était intitulée dans nos vieilles pub du siècle dernier).
Ah si sinon je suis aller voir, ne sachant plus à quel Saint me vouer, un mec sur Lannion ( conseillé par une collègue ) qui travaille sur les flux corporels - rien à voir avec notre médecine occidentale - entre le tibétain, chinois, indien et que sais-je encore....
2 séances à une semaine d'intervalle.
- 1ére séance il Il te questionne beaucoup : les blessures du corps sont liés aux blessures psychiques de ton passé. Pas faux. Puis il te manipule très peu que par des points ( j'appellerai d'acuponcture mais avec les doigts et non des aiguilles ) situés sur la tête et le crâne. Il prend en compte l'ensemble du corps et non que tes blessures physiques actuelles pour remettre tout ça d'aplomb. Tu sors de là vidé mais bien.
- 2ème séance, moins de parlotes plus d'action. Tu es allongé sur le dos, torse nu, il te met des petites pierres en partant du front et descendant jusqu'au nombril. A priori ces pierres joueraient un peu - si j'ai bien compris - le rôle de capteurs et transmetteurs lui permettant de se faire un diagnostic sur l'ensemble du corps. Il revient, enlève les petites pierres, les tient dans sa main quelques temps. Puis tu passes sur le ventre et là il t'explique à quels endroits il va agir et dans quel ordre. Ensuite il te manipule énergiquement et trouve facilement les points névralgiques - même là ou tu ne les sentais pas ou plus - en appuyant fortement et tu souffles très fort pour évacuer tout ça. Je dois dire qu'il m'a fait un bien fou !!!
Bon je sais on y croit ou pas.... J'y suis allé sans à-priori en me disant ça ne peut pas être pire ! Bon c'est pas remboursé par la sécu mais quand tu te sens mieux tu es prêt à tout.
Ah si une troisième séance est prévue 3 mois après tout cela. J'ai pris le rdv pour mars, je ne sais pas trop ce qui m'attend, surprise !
Bon n'hésite surtout pas à me contacter....
Putain, je l'appelle !
Moi qui me cache comme un chat blessé quand je suis malade, je vais pas recommencer mes conneries de cyber-autiste : et l'esprit de Noël, bordel ?
On passe une heure au téléphone. Comme deux vieilles filles. Il me raconte son calvaire, je lui narre le mien avec beaucoup de sobriété. Vous me connaissez. La sobriété, c'est un truc que D. m'a longtemps envié, quand il cautérisait ses blessures intérieures à l'eau de feu. Il trouvait que j'avais du mérite d'avoir cessé de consommer de l'alcool.
Je lui rétorquais que c'était ça ou crever, mais quand même, la lueur d'admiration refusait de s'éteindre dans ses yeux.
L'admiration, ce truc qui t'empêche de faire tes propres expériences.
Bon, D., je sais pas comment il a fait pour se bousiller le dos à ce point, il a quand même pas distribué le courrier à vélo sur des pentes neigeuses, et puis les facteurs, ça fait longtemps qu'ils ont des mobylettes nucléaires, ou solaires, en tout cas je sens qu'il y a de la résilience chez ce garçon qui n'a pas eu la vie facile. On se promet de se tenir au courant. Ca fait longtemps qu'on n'a pas été si proches, pour des amis de 40 ans. Revitalisé par cette communion avec quelqu'un avec qui je ne n'étais plus très intime, je décide de m'arracher à mon grabat, et d'aller réveillonner aux Sables d'Olonne.
Quelques heures plus tard, j'échouerai sur un canapé, m'évanouissant entre le foie gras et les verrines de saumon, mais qu'importe, j'aurai réussi à m'arracher à la gravité.
Ma gravité.
Il est beaucoup trop tard pour envoyer chier mon père.
J'aurais dû le faire piquer à la mort de maman, c'est entendu, mais les vétérinaires contactés manquèrent de complaisance.
En l'état, papa reste un repoussoir utile à mes propres débordements égotistes.
"Celui des deux qui reste se retrouve en enfer", chantait Brel dans Les Vieux.
Je pense que papa n'est pas au clair, ni avec ma mère morte, ni avec sa femme vivante, ni avec lui-même.
Et que c'est pour ça qu'il se pourrit la vieillesse, au lieu de la vivre heureuse.
Un peu comme moi, quoi.
Sauf qu'en ce qui me concerne, j'ai encore l'espoir de redresser un peu la barre, alors que lui, ça ne peut que se dégrader, et pour nous (les Warsen) c'est une promesse d'ennuis futurs.
Cela dit, comme disait Flopinette, plus c'est ouvert vers le haut, moins ça se coince en bas.
Par contre, pour l'élégie funèbre de papa, je passerai mon tour.
Ils vécurent heureux,
et eurent plein de petits lumbagos
et de pères toxiques.
et eurent plein de petits lumbagos
et de pères toxiques.
écrit assis avec mes mains pleines de doits, et publié après avoir demandé l'autorisation à D.
(mon blog a quand même 5000 visiteurs par jour selon les organisateurs, et 3 selon la police !)