Au troisième matin de notre séjour de rêve, papa prend la tête à sa copine : elle a placé un Tupperware vide dans le frigidaire pour se rappeler d'emporter la moitié du foie gras qu'elle a confectionné pour le réveillon qu'elle va aller passer chez des amies en Suisse en laissant les Warsen en famille avec l'autre moitié du foie gras.
Dans sa tête, elle ne sera toujours qu'une pièce rapportée sur le tard et sait s’éclipser sur la pointe des pieds quand elle le sent nécessaire. Des fois, ça ne l'est pas. Mais elle se sentira toujours un peu de trop dans la maison du veuf et de la morte, surtout envahie par la descendance. Qu'on la regarde d'un bon œil, et leur histoire semble aussi chouette que celle de « l'amour au temps du choléra » de Gabriel Garcia Marquez.
Ce matin, c'est la composante « choléra » qui domine. Papa ne supporte pas qu'elle ait mis une boîte vide au frigo, c'est pour lui le comble de l'hérésie anti- rationnelle lui qui se prend pour un être de Raison et qui aimerait bien voir tout le membres de la famille le suivre en rangs serrés sur cette voie royale.
Ça commence à chauffer pour Elisabeth qui en entend des vertes et des pas mûres sur un ton qui frise l’hypomanie. Ecoeuré, et voulant laisser un peu d'intimité a leur différend, je quitte la table du petit déjeuner. Quand je reviens, ça a un peu dégénéré. Elisabeth à dû refermer un peu violemment la porte du frigo suite à un agacement légitime, et le couvercle de la soupière qui le surplombait est tombé derrière le frigidaire. Papa est en train de s'acharner avec un escabeau démesuré et un fil de fer à essayer de récupérer l'ustensile de cuisine.
Aah, ils ont 78 ans, mais ça ne les empêche pas de se chamailler comme de jeunes tourtereaux.
Puis il abandonne le chantier car il est l'heure de conduire Elisabeth à la gare. Pendant son absence, je fais délicatement glisser le frigo sur le carrelage pour le sortir de son logement, je récupère le couvercle, et je range l'escabeau une fois mon forfait accompli.
À son retour, il est furax. Il m'agonit d'insultes, comme quoi ici c'est chez lui, et qu'il ne faut rien faire sans lui demander, qu'on ne déplace pas un frigo plein, alors je lui réponds sur le même ton un peu hystérique que le frigo glisse très bien sur lui-même, que ça m'a paru la bonne chose à faire, et que de toute façon c'est fait c'est fait.
J'en reviens pas de voir en direct live comment il a du mal à accepter que son illusion de toute-puissance se lézarde avec l'âge, et pourtant il veut rien lâcher. Puisque c'est comme ça, on ira déjeuner en ville, où l'air est plus Respirable. Mon fils est de plus en plus pâle, il s'achète un bonnet, il a mal à l'oreille et ne dit plus grand chose. Le soir même, nous sommes invités à l'apéro chez Viviane, une vieille copine de maman que papa n'apprécie guère mais à qui il rend de menus services en souvenir du bon vieux temps.
Quand elle était venue me sortir d'un précipice espagnol dans lequel j'étais tombé pendant que lui faisait du bateau, par exemple.
Je la crois inoxydable, vu tout ce qu'elle a traversé, mais elle est presque impotente maintenant, elle a 84 ans.
Elle a vécu avec :
- Un mari maniaco-dépressif qui refusa toute sa vie de prendre son lithium au prétexte qu'il n'était pas malade, qui a commencé les travaux de trois piscines autour de leur maison sans en finir aucune, qui un soir de crise maniaque a attaché sa femme sur une chaise avec du fil électrique puis s’est barré sans finaliser cette partie de bondage tardive (ils avaient déjà plus de 70 ans tous les deux) et n'a plus jamais donné de nouvelles depuis.
- Une fille nymphomane et schizophrène qui m'a dépucelé quand j'avais 17 ans, et c'était bien agréable. D'ailleurs elle a été invitée à l'apéro, ça fait bien 35 ans que je n'ai pas vue, ça promet d'être intéressant. Sauf si elle n'a pas pris ses médocs et qu'elle part en live, comme le craint papa.
- Son autre fille, c'est juste une Salope Cosmique, qui fait les pires crasses à sa mère, c'est beaucoup plus banal.
Je raconte tout ça à mon fils dans la salle d'attente du médecin qui nous prend en urgence pour son bouchon de cérumen et qui habite providentiellement juste au-dessus de chez Viviane. Il me répond que c'est le genre de choses qu’un père n'a pas à dire à son fils et que c'est pour ça qu'il consultait un psychologue quand il avait des sous, que j’étais en dépression et que j’étais plus étanche.
Le médecin est content de finir sa journée avec nous, on plaisante finement, puis il diagnostique une otite, prescrit des antibiotiques et ne nous fait pas payer la consultation, puisqu'on est des amis de sa voisine du dessous. On croit rêver.
De retour à l'étage du dessous, l'apéro s’éteint tout doucement, finalement Sylvie ne s’est pas montrée, ça sera pour une hypothétique prochaine fois, mais au train où vont les choses, ça sera peut-être à un enterrement plutôt que devant un bol de cahouettes.
dicté couché sur mon iPad pour cause de lombalgie aigüe - ouille !