Conversation secrète #2 :
Une question de style
D : (…) Lovecraft pompe son écriture en grande partie sur Poe (Jules Verne avait déjà fait ça mais il n'arrive pas à tenir plus loin que le premier paragraphe d'une oeuvre). Aujourd'hui, je penserais aussi à Hawthorne, il faudrait vérifier. Enfin, quoiqu'il en soit, j'imagine que le caractère vieux jeu, baroque, pédant et alambiqué de l'écriture est un choix, ou éventuellement un "faute-de-mieux".
Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi le style gênerait. Ce qui gène à la lecture d'un livre un peu vieux, c'est lorsqu'on se rend compte que les facettes les plus visibles du style sont des grimaces censées flatter le goût de l'époque. Un cas rigolo, auquel je pensais justement hier en voyant la bande-annonce du futur bousillage du Moby Dick : le roman a été un flop complet (Melville a fini inspecteur des douanes) ; 70 ans plus tard, Moby Dick est devenu un chef-d'oeuvre de la littérature américaine. Et ce retournement ne paraît pas si étonnant. Quand j'ai lu Moby Dick, j'ai cru que ç'avait été écrit au XVIIIe, vers 1800 à tout casser : c'est dans un style d'écriture pétri de religion qu'on trouve dans les romans français et anglais vers 1750, parce qu'il fallait parler morale et religion dans un roman, un peu comme le Robinson de Defoe où le mot Providence (non non, pas la ville de Lovecraft) revient une fois par paragraphe. En bref, j'ai été très surpris que le livre soit de 1850 : l'écriture retarde de près d'un siècle. Or justement ce style vieux et superstitieux sert le sujet.
Ceci étant, je n'irai pas dire que Lovecraft est aussi bon styliste que Proust, Borges, Poe ou Hawthorne, loin de là. Et je ne suis pas vraiment certain qu'il soit si conscient des questions de style, je ne me souviens pas avoir lu quoique ce soit à ce propos dans ses textes sur le fantastique. Ce qui n'empêche que ça fait vieille tapisserie sombre et surchargée, délabrée, rongée d'humidité et de moisi.
Quand au contenu, il continue à alimenter le fantastique contemporain (Hellboy avec ses cérémonies magico-nazies, son homme-poisson, ses gros Chtulhu finals d'outre-espace ; Stargate avec ses portes interdimensionnelles serties d'idéogrammes étranges et ses cruels Nyarlathotep, etc.)
Le Neonomicon®, le vrai :
Méfiez-vous des contrefaçons,
souvent imprimées à bas coût dans des pays exotiques
où le salaire minimal enfonce les bornes de la décence syndicale.
L'idée que le lieu d'où viennent les monstres n'est plus l'Enfer ou le Purgatoire, mais un au-delà scientifique situé quelque part à mi-chemin entre la 8ème dimension, le rayonnement ultraviolet et Pluton (heu, pardon, je veux dire Yuggoth) ; l'idée que les affreux ne sont plus des vamps affriolantes mais des garnitures de paëlla de l'espace (bien que dans certains navets comme la Mutante, l'affreux est à la fois une séductrice et une sorte de poulpe ou de langoustine, je crois), tout ça continue à alimenter le fantastique et la science-fiction, et a fait les chous gras de Stephen King, quelque mal qu'il puisse dire sur le style de Lovecraft dont il prend le contrepied parfait (pas d'adverbe, presque pas d'adjectif - sauf "rouge").
Donc, si les critiques de Maurice Levy datent de 1972 et y sont restées, 45 ans plus tard Lovecraft continue à vivre ; pas comme un Victor Hugo, mais comme un Jules Verne ou un Conan Doyle.
En ce qui me concerne, j'ai été vraiment choqué par la lourdeur de son style la première fois, mais depuis j'ai toujours le même plaisir à relire certaines nouvelles comme L'Appel de Chtulhu, Les Montagnes Hallucinées, La Couleur tombée du Ciel (son chef d'oeuvre sans doute car c'est la seule qui ne me fait pas rigoler mais me fait de plus en plus peur), le Cauchemar d'Innsmouth, la Maison de la Sorcière, Dans l'Abîme du Temps, et le premier paragraphe de l'Abomination de Dunwich, un petit bijou. Je dois en oublier une ou deux.
Soit dit en passant, ce n'est pas fréquent qu'une nouvelle fantastique ne me fasse pas plus rire que froid dans le dos. Je crois que l'exception était La Vénus d'Ille de Mérimée.
J'ai téléchargé le Neonomicon, je vais y jeter un coup d'oeil tout de suite. Merci. :D
Un Flique de la Poulice d’Arkham
qui a oublié de prendre son Nomicon® 500 mg.
Heureusement, fumer tue.
>> F : "Il semble faire de l'humain un petit dieu, erreur classique, alors que c'est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins."
D : C'est en effet l'erreur classique de la théorie jungienne. L' "autre monde" est envisagé comme un univers psychique - jusque là ça va -, ils en déduisent comme naturellement qu'il est intérieur, inclus dans l'humain - voire dans le crâne de l'humain - et donc en quelque sorte soumis à l'humain. C'est la raison pour laquelle ils sont tout le temps dans l'inflation de l'égo.
Le problème est que ça foire par définition. On définit comme opposés le physique et le psychique - la matière et l'esprit ; on définit comme opposés l'humain et l'universel. Puis on se rend compte que ça coince quelque part. Alors soit on nie un pôle de l'opposition : "tout est matière" ou "tout est esprit" ; soit on nie l'opposition-même : "ce qui est en haut est comme ce qui est en bas", "qui sait dessiner l'homme sait dessiner l'universel" ; soit (comme Promethea le repompe de la Théosophie) on imagine une gradation, par plans successifs, entre la matière et l'esprit.
C'est tout le problème de la pensée duale, on n'en sortira pas - en tout cas, si jamais il y a une sortie, c'est pas par en dedans. L'humain est défini comme un petit contenu, un petit vase, face à un contenu infini. Et comme dans l'histoire de l'enfant et de saint Augustin, on ne peut faire entrer toute la mer dans un petit trou creusé dans le sable. Logiquement, l'homme ne peut être divin, par définition - illogiquement, c'est une autre histoire...
>> F : ...mon roman dharmique manque désespérément des vrais méchants qui en feraient un vrai roman d'aventures. J'ai observé que tout ce qui n'est pas transmuté en or nous tire vers le bas. Le roman dharmique est donc le lieu où tous les démons sont sauvés. Si Promethéa avait été conçue de la sorte, on peut imaginer que ça ne se serait pas vendu.
La pèche à la morue dans le port de Sète :
quand la proie devient le chasseur, ça rigole moins.
D : Je repensais à son principe du roman. Il y a un manga qui le suit à la lettre (ce qui ne l'a pas empêché d'être très bien vendu), c'est Dragon Ball / Dragon Ball Z. Le grand méchant du tome devient l'allié de San Goku dans le tome suivant. Assez souvent, il y est poussé par les événements : alors qu'il comptait réduire le héros en bouillie, il est contraint de s'allier avec lui contre un nouveau méchant, encore plus terrible, qui les menace à tous deux. De plus il est assez difficile de mourir dans ce manga : les voeux des boules de cristal du Dragon, objets des quêtes successives, sont presque chaque fois utilisés pour ressusciter ceux qui ont trépassé dans l'aventure ; et San Goku même meurt deux ou trois fois, contredisant ainsi l'apophtegme de Friedrich le Barbare "ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort".
L'histoire fait vraiment aventure, les méchants ne me semblent pas nouilles. Mais le ton est assez comique et ça doit aider à leur retournement : on sent que ces terrifiants méchants sont en fin de compte de braves gars, ils ont juste l'égo démesurément chatouilleux. Si leur narcissisme théatral les convainct de détruire quelques planètes et la sympathique population poussant dessus, dans le fond ils peuvent largement s'en passer.
Lorsqu'on adopte un ton sérieux, retourner un méchant doit être bien plus difficile. Par exemple l'Empereur Palpatine. Déjà par rapport à sa psychologie : non seulement il est trop enfoncé dans son caca, mais de son point de vue il en tire plein d'avantages. Et (comme disait Guy Roux lorsqu'il entraînait l'équipe d'Auxerre) on ne change pas un caca qui gagne.
Après, par rapport à la psychologie du lecteur, pour faire un méchant bien méchant, il faut montrer qu'il tue des gentils bien gentils. Or ce type, qui a flingué dans d'atroces souffrances des bébés et leur maman, serait même pas un peu puni ? En fait ça peut se faire sans problème, 1) parce que le lecteur s'en fout grave des bébés, 2) et puis parce qu'il aime le méchant bien plus qu'il ne le croit. Donc pour que le héros n'ait pas à tuer le méchant, il faut juste trouver un prétexte à la noix. Les plus courants semblent être la rédemption et la transfert de responsabilité (Darth Vader s'auto-tue en tuant l'autre grand méchant ; Le Cavalier sans tête emporte la sorcière ; dans Moonraker, Jaws, qui a trouvé l'amour, aide Bond). Dans ces histoires, si un tel méchant meurt, c'est parce qu'il existe pour le lecteur seulement en tant que méchant et, de même qu'on évite de représenter la vie quotidienne de la Belle et du Prince après leur mariage Deluxe, ça ferait très con d'avoir un Cavalier sans tête chez soi comme domestique, ou un Darth Vader qui sonne à la porte tous les dimanches "Coucou c'est Papi !" pour apporter des bonbons aux petits-fistons.
K : C’est ma foi vrai.
Mon Dark Vador de père n’ose nous faire la blague qu’une fois par an, accompagné de Mamie 2.0.
Je pourrais te faire un Topo (comme dirait Jodo) mais le temps me fuit…
Ne partons pas fâchés, tu m’éclaires puissamment.
Merci !
(…)
(…)
Au cours de cette conversation secrète,
nos trois piliers de cyber-bistrot
semblent parfois nager en eaux troubles.
Sauras-tu les aider à refaire surface ?
K : T’as lu Promethea ?
D : J'ai fini le second tome. Je ne sais pas si je lirai le tome suivant ; peut-être juste pour confirmer ou infirmer mon impression.
Je suis à peu près d'accord avec F. Mais je ne le décrirais pas de manière aussi surnaturelle.
L'auteur se croit magicien. Son discours sur ce qu'il imagine être un mage, à savoir simplement un artiste, ne diffère pas de celui de Beuys. C'est un laïus de circonstance, resucé, le vieux coup du poète romantique à la proue du navire social (et qui croit puérilement que c'est lui qui le fait avancer). Moore n'est donc pas plus magicien (mais pas moins non plus) que n'importe quel auteur de best-seller, Harlan Coben ou Dan Brown. Ce n'est pas lui qui crée l'imaginaire qu'il croit enjoindre à la société ; la société lui impose à son insu. Par contre, ça oui, il est bien à la proue du navire puisqu'il est diffusé dans le monde et qu'on en fait des films à succès (même s'il les renie et prétend qu'on en modifie le sens).
Dans Promethea, seules les premières pages m'ont intéressé, le départ de Promethea dans l'autre monde, qui est le monde des mythes. J'ai eu le sentiment qu'il y avait quelque chose de vrai là-dedans, qui touche à la puissance secrète du mythe. L'idée sous-jacente (et sans doute d'ailleurs non intentionnellement exprimée, car le reste de Promethea semble sans rapport) selon laquelle "l'imaginal" était structuré par des histoires - et pas comme un langage, comme dirait Lacan, ou pas fait de symboles isolés -, m'a frappé.
Se sentant diffamés, de nombreux lecteurs du Neonomicon®
quittent leur tanière abyssale pour ramener leur exemplaire
au kiosque à journaux le plus proche,
au kiosque à journaux le plus proche,
dans l'espoir d'un hypothétique remboursement.
K : Borges était aussi sur cette piste, il me semble. Et son humilité ne l’en a guère éloigné, pour ce que j’en sais… ou imagine, il faut bien que je me trouve de nouvelles idoles, c’est le crépuscule de pas mal de mes anciens totems…
D : Et puis après, plop ! plus grand-chose. C'est pour deux tiers un comics, c'est-à-dire une sorte de soap à la bagarre vulgaire et insignifiant ; pour un tiers un pédant didactiel d'ésotérisme "Papus en 10 leçons", avec Tarot inclus, 32 Sentiers Kabbalistiques, deux ou trois concepts de Chaos Magick repris d'Aleister Crowley, le tout au mieux survolé rapidos, au pire interprété niaisement. Pour le dessin, la couleur est bonne. Le tracé est propre mais sans grand talent, et je n'apprécie que très modérément les mauvaises photos photoshopées et le copier-coller. L'ensemble reste superficiel et, pour tout dire, un produit de grande consommation. Pas inspirant pour un pet.
K : Ca ne s’est pas du tout vendu, contrairement à sa production mainstream, ou à d’autres oeuvres moins pontifiantes de lui.
Il a eu le malheur (personnel) de signer deux monuments au début de sa carrière, Watchmen et V pour Vendetta, ça lui est monté à la tête, son « From Hell » n’est pas mal du tout, mais à part ça ça sent le pétage de plombs égotiste, faut dire que dans le milieu des comics, y’a pas grand monde à son altitude…
D : Ca ne me surprend plus du tout maintenant qu'il ait pondu le truc à la Cthulhu après (et soit dit en passant, ça prouve qu'il n'est pas magicien ; sinon il y aurait cru, il aurait raisonné comme F et il n'aurait jamais pondu ce scénario, de peur de se retrouver avec quelques monstres bien puants et bien réels sous le lit un soir à minuit).
Après sa Moore, Michael Jackson a essayé de lire le Neonomicon®.
Résultat : une dermite séborrheique carabinée du cuir chevelu.
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Conclusion :
Alan Moore et Jacen Burrows livrent ici un travail remarquable : véritable hommage à l’œuvre de Lovecraft, Neonomicon ne se contente pas de reprendre les thèmes et mythes de l’écrivain mais les sublime pour un résultat poisson cru poisseux et cru.
Mise en abîme du mythe de Chtulhu mais pas queue, ce Neonomicon est d’autant plus réussi qu’il peut se lire pour lui seul, sans aucune connaissance préalable de l’univers lovecraftien, simplement comme une très bonne B.D. mêlant horreur et fantastique. Quant aux éventuels effets secondaires d'une telle abomination, ils seront pris en charge par la CPAM de votre département à condition que vous leur fournissiez le ticket de caisse de votre achat que vous avez jeté la semaine dernière.
Mise en abîme du mythe de Chtulhu mais pas queue, ce Neonomicon est d’autant plus réussi qu’il peut se lire pour lui seul, sans aucune connaissance préalable de l’univers lovecraftien, simplement comme une très bonne B.D. mêlant horreur et fantastique. Quant aux éventuels effets secondaires d'une telle abomination, ils seront pris en charge par la CPAM de votre département à condition que vous leur fournissiez le ticket de caisse de votre achat que vous avez jeté la semaine dernière.