Retrouvé dans ma poubelle :
Paris, le 10 octobre 1994
Monsieur,
je viens de lire dans le numéro 59 des Inrockuptibles en date d’octobre 94 un article signé de votre main, plus exactement une chronique discographique ayant trait au disque de Monsieur Buckley Jefferson, chronique dans laquelle vous distillez des âneries si grotesques qu’il m’y faut mettre un terme, ou tout au moins(1) m’inscrire en faux.
“L’alchimie du vivant multiplie les fautes pour faire advenir l’admirable”, déclarez-vous en substance. Cette petite phrase a réjoui mon sens esthétique avant d’attaquer mon éthique jusqu’à l’os, ne me laissant pour seul recours qu’un passage mérité de la gerbillère sur votre prose nauséabonde et votre pseudo-intelligence des choses du vivant.
Je vous concéderai une chose, et une seule : la Nature a droit à l’erreur.
“ Je fais partie de la Nature, donc j’ai droit à une autre tournée ” est le plaisant syllogisme qui semble découler ipso phaco de cette constatation . Mais aller invoquer la Faute, malheureux, vous n’y songez pas ! Nonobstant le fait que votre patronyme à consonances judaïques pourrait expliquer la lourde hérédité culturelle susceptible de vous faire proférer d’inconscientes imbécillités, vous conviendrez que celle-là est rien moins qu’hénaurme.
Pourquoi la nature a-t-elle inventé l’Evolution ? Si l’on suppose que, comparable à l’homme, elle a voulu faire ce qu’elle a fait - obtenir l’Homme à partir de la cellule sans avoir à le fabriquer elle-même - la réponse devient facile : parce qu’elle n’avait pas d’autre choix.
Certes, la cellule aurait pu évoluer indéfiniment sans jamais devenir l’Homme, mais elle n’aurait pu devenir l’Homme sans évoluer. L’évolution biologique était donc la condition nécessaire des fins poursuivies par la nature. Disposant des mêmes moyens et visant les mêmes objectifs, l’Evolution est la première des décisions que chacun de nous aurait prises.
Vous me direz, “ et l’entropie, alors ? ” Il est vrai qu’elle est fort à la mode, parce qu’elle est désespérante sur une échelle grandiose. Lorsqu’on se laisse aller à interpréter les faits un peu mollement, l’entropie devient, convenez que c’est grisant pour les pessimistes, qui n’avaient jamais été à pareille fête, une promesse universelle de désordre définitif !!
Je ne tiens pas en place, tant j’en suis excité : songez que notre minable petit soleil déverse à lui tout seul chaque seconde que Dieu donne plus d’un demi-milliard de tonnes d’hydrogène dans l’apothéose du désordre qu’est l’univers physique. Si l’on anthropomorphise la nature responsable de cette dépravation, on doit l’identifier au marin ivre qui dilapide sa paye dans un bouge en saccageant le mobilier. Telles sont les moeurs affreuses de la nature vraiment brute : celle qui produit, çàd qui libère l’énergie.
Mais il y a une autre nature, celle qui consomme cette énergie, et le contraste est saisissant : la première utilise le désordre pour créer des forces que la seconde utilise pour créer de l’ordre. Le cas de la matière inanimée n’est pas franc : ses interactions nucléaires (physiques) et électroniques (chimiques) la placent tantôt dans un camp et tantôt dans l’autre : certaines libèrent de l’énergie, d’autres en consomment. Mais la matière vivante est toujours consommatrice et transformatrice d’énergie, jamais productrice. Il s’ensuit, en vertu de la plus élémentaire symétrie, que la Vie doit, ou tout du moins devrait, si la nature est aussi entêtée de symétrie qu’on l’en soupçonne aujourd’hui, créer toujours de l’ordre et jamais de désordre. on conviendra que c’est à juste titre que le concept de la liberté tourmente les philosophes et les psychologues : ce qui est déterminé, soumis à des lois inflexibles, ne saurait être libre. Donc, nécessairement soumise à ses propres lois, la nature elle même ne saurait être libre.
Alors que les humains, eux, ne sont soumis à d’autres déterminismes que ceux de leur propre pensée, les bougres.
Ca vous en bouche pas un coin, ça, mossieur le roc-critik ?
Vous croyez toujours être le produit d’une multiplication des fautes par un vivant qui aurait oublié sa règle de trois ?
Sincerely yours,
JOHN WARSEN,
GARDIEN DE VACHES AU PHARE OUEST DES CERTITUDES INTELLECTUELLES.
(c’est à dire en gros, cow-boy au grand coeur et aux idées étroites, mais bon, on ne se refait pas, ou alors pas tout seul et pas d’un coup, ou alors c’est vraiment le coup de bol.)
_____________
Paris, le 8 novembre 1994
G*,
je suis désolé de t’avoir fait subir une mauvaise plaisanterie en pensant que c’en était une bonne.
Étant l’offensé, tu n’es pas obligé de me croire, ni d’accepter mes excuses.
Si nous étions au 19ème siècle, tu m’aurais envoyé deux témoins, et nous nous serions retrouvés dès le lendemain matin à jouer à “5 pas, une balle” dans un pré brouillardeux ...
C’est déjà un progrès que d’être passés en moins d’un siècle de la violence réelle à la violence symbolique, non ?
Un malentendu commence souvent par un maldit.
Je pense que je voulais avant tout te montrer que “moi aussi, j’écris”, et j’ai cru amusant de t’adresser ce que je prenais pour un signe de reconnaissance, qui ne s’adressait en fait qu’à moi. J’aurais mieux fait de me l’envoyer, cette lettre, et de voir si je trouvais ça drôle, ou de la tester sur quelqu’un que je connaissais mieux. Bref.
Ce n’était pas bien malin non plus de ma part que de critiquer un critique, ça ne pouvait que te pousser dans tes derniers retranchements.
Au vu du résultat, c’est comme si j’avais voulu ouvrir une boite de petits pois avec un marteau-piqueur.
Je croyais l’énoncé suffisamment farfelu pour que tu n’imagines pas que ça pouvait être sérieux. Hélas ! Mon gros tarin d’armoricain subtrégorrois m’aura induit en erreur.
Tentative d’acte gratuit dans l’acception la plus ludique du terme... tu parles !
J’ai toujours confondu acte gratuit et acte suicidaire.
Mes motivations n’étaient “diaboliques” que dans le sens où l’Enfer est pavé de bonnes intentions : nous nous voyons une fois l’an, aux anniversaires d’O*, et je n’ai aucune raison, logique ou déraisonnable, de nourrir quelque grief à ton endroit, pas plus qu’à ton envers. Au contraire, j’avais envie de mieux te connaitre. Ne ris pas, j’ai souvent bien des soucis avec cette délicatesse qui me caractérise quand il s’agit de briser la glace. Par ailleurs, j’ose espérer que si j’avais voulu me payer ta fiole, malgré cette absence manifeste de motif, je l’aurais fait en mon nom propre.
Tu as raison : le coup ne venant que de moi, vulgum je suis, au pecus je retourne. Pour disparaitre aux poubelles de l’histoire, il me faudrait déjà y être entré, ce qui n’est pas le cas. Je m’en consolerai désormais en me consumant d’émulation muette - j’ai retenu la leçon - chaque mois dans les Inrocks.
Bien à toi
C* P*
(1)Vous n’êtes pas sans savoir que qui peut le plus peut le moins, et que par conséquent, qui peut le moins peut encore moins.
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Merci à flopinette pour le titre
et à Dartan pour les hypothèses finalistes.