J.G. Ballard, une vigie au bord du mondeArticle paru dans le Monde du 10.03.06 Une petite maison en désordre dans la banlieue londonienne… C’est de là que l’écrivain britannique, autrefois une des voix les plus puissantes de la science-fiction, s’est mis à observer la civilisation telle qu’elle est ou plutôt telle qu’elle dérive.
La fin du monde commence là : Shepperton, Surrey, 10 796 habitants. Des rues blafardes, des boutiques de vidéo et des pavillons à perte de vue - un formidable remède contre l’optimisme. De Londres et de son agitation, à une petite heure de train, rien ne semble parvenir jusqu’à cette banlieue lointaine, sauf le grondement continu de l’autoroute M3, lancée comme une flèche en travers de la campagne anglaise.
Un lieu sans attrait, sans relief, qui partage son ciel avec l’aéroport de Heathrow, tout proche et dont H. G. Wells avait d’ailleurs imaginé la destruction par des « tripodes » extraterrestres, armés de terribles tentacules ( La Guerre des mondes, 1898). C’est de cet endroit, pourtant, que James Graham Ballard a fait, depuis plus de quarante-cinq ans, son refuge et son observatoire, son nid d’aigle aux avant-postes du désastre. Car il guette, le grand J. G. Ballard. Vigie sans repos, il tient la modernité sous sa lunette de romancier, de nouvelliste et de critique, examinant ses vices et ses effets inattendus sur la nature humaine : les ravages du consumérisme, de l’uniformisation, de l’ennui et de la violence, le tout potentialisé à l’infini par le progrès technologique.
« Eh bien ! vous y êtes arrivée, finalement ! » Quand il ouvre la porte déglinguée de son pavillon, Ballard sait parfaitement que l’endroit suscite la curiosité, comme une sorte d’exotisme à l’envers. Pull-over bleu marine et mèche blanche en bataille, il en rit à l’avance, comme d’une bonne farce faite à ses visiteurs. Même si vivre à Shepperton ne relève évidemment pas de la plaisanterie - pas du tout, en fait.
« C’est un acte politique explique vivement cet homme de 76 ans. Une façon de montrer ma solidarité émotionnelle avec les gens d’ici, ceux de la petite-bourgeoisie. » L’oeil rit. « Est-ce que je pense réellement ça ? » Avec lui, comme avec ses livres, on ne sait jamais tout à fait que croire non plus. Redoute-t-il les événements qu’il imagine, ou s’en réjouit-il secrètement ? Une chose est sûre : Ballard le bourgeois (son père était un industriel aisé) s’est appliqué à mettre sa vie quotidienne en conformité avec la critique aiguë de la société de consommation que reflètent ses livres.
Tout son environnement parle de cette cohérence - la voiture cabossée, le jardin négligé, la maison lilliputienne où s’entassent des cassettes vidéo, des chemises suspendues à des cintres, un téléphone débranché, tout un bric-à-brac et même une énorme liane jaunâtre qui rampe d’un côté à l’autre de la table, dans la pièce de séjour. N’importe. Ballard, cordial, propose un verre de chablis et s’installe devant la cheminée froide, au-dessous d’un curieux tableau, reproduction d’un Delvaux détruit pendant la deuxième guerre mondiale.
Au départ, il avait choisi la science-fiction pour exprimer ses inquiétudes et lâcher la bride à son imagination magnifique. Il travaillait alors pour une revue scientifique, après avoir traîné son ennui dans diverses antichambres, médecine ou armée, jusqu’à ce que son père finisse par le rappeler à l’ordre. De nouvelles (très nombreuses et excellentes, comme en témoigne par exemple « L’Homme enluminé », dans un recueil intitulé Histoires de catastrophes, Livre de Poche no 3818) en romans (notamment La Forêt de cristal, Denoël, 1967), il s’était imposé comme l’une des voix les plus puissantes de la science-fiction britannique, servi tout autant par la qualité de ses récits que par l’élégance de sa langue. Dans un domaine où le style est souvent le parent pauvre du rêve, cette particularité le singularisait d’emblée.
Mais pourquoi se projeter dans des mondes complètement inventés, quand le bizarre, le tordu et même le fantastique sont là, sous vos yeux, à vous faire des signes ? Progressivement, J. G. Ballard est donc passé aux délices autrement effrayants de l’anticipation sociale et à l’étude de ce qu’il appelle la « psychopathologie » collective. Finies les histoires de comètes et de galaxies éloignées. Au lieu de regarder le cosmos depuis la Terre, Ballard a regardé la Terre depuis Shepperton. Et les humains en société, dont les dérives sont devenues sa spécialité : pas les êtres gentillets ou idéalisés tels qu’on les aime dans les romans héroïques, mais les gens de tous les jours, emportés par une civilisation qu’ils ne maîtrisent plus. Poussant des logiques jusqu’au bout, comme un scientifique dans son laboratoire, Ballard se demande ce que pourraient devenir nos lubies d’Occidentaux blasés. Comment pourrait (mal) tourner, entre autres, la civilisation des loisirs, la ségrégation sociale ou le vertige engendrés par l’absence d’idéaux et le dégoût de soi.
Bien qu’il se défende d’être pessimiste, l’auteur très admiré de Crash ! (une fable hallucinante sur le sexe et la violence automobile, portée à l’écran par David Cronenberg et aujourd’hui rééditée par Denoël) ou, plus récemment, de Millennium People (La Révolution des classes moyennes, Denoël, 2005), a souvent peint cet avenir aux couleurs de l’Apocalypse. Une inclination que l’entrée dans le troisième millénaire n’a pas adoucie. « Le XXIe siècle est une époque dangereuse, où s’affrontent la raison et l’irrationnel. Je dis juste : attention, mauvais temps en perspective, fermez vos volets ! », explique-t-il. Quant à lui, c’est à Shepperton qu’il attend l’orage, dans cet ultime satellite de la capitale géante, où naissent les symptômes de ce qu’il appelle la « banlieuisation » de l’âme.
« La plupart des évolutions et des habitudes sociales de l’après-guerre, la télévision, la vidéo, la pop culture, sont parties des banlieues, explique-t-il. La ville est devenue un mode d’habitat complètement démodé, et les gens qui y vivent ne réalisent pas à quel point le pays autour d’eux a changé. La classe moyenne supérieure, celle qui vit à Knightsbridge ou Hampstead, les quartiers chics de Londres, pense que la banlieue est comme la ville, en juste un peu moins chic. Pas du tout : c’est complètement différent. Ici, il n’y a pas de musées, pas de galeries d’art et notre cathédrale à nous, c’est l’aéroport d’Heathrow. »
Ces fameuses « middle-classes », avocats, médecins, gens de télévision, riches commerçants, sont une cible privilégiée de l’imagination de Ballard. Ce sont eux qui assurent le fonctionnement de cette société sur laquelle il jette un regard à la fois sardonique, réprobateur, magnifiquement inventif et pourtant glaçant de réalisme. Et eux aussi qui perdent les pédales, délirants de violence et de transgressions, dans des romans aussi saisissants que I.G.H. (pour Immeuble de grande hauteur, réédité par Denoël), ou Super-Cannes.
Est-il de gauche, comme il l’a dit parfois ? Ou surtout « libertaire », comme il l’affirme aujourd’hui ? « Je ne veux pas accepter ce monde. C’est juste un e convention, non ? On nous a appris à y croire, on nous a entraînés comme des chiens, pour nous faire marcher sur nos pattes arrière et nous faire venir quand on nous dit «Au pied !» »
Ecrire est une manière d’échapper à cette « bourgeoisification » - il dit le mot dans un français volontairement emphatique, avant d’éclater de rire. Et de se soustraire à la « banlieuisation » qui crée cet ordre abhorré - « La paix des morts », comme il l’appelle.
Depuis toujours, Ballard voit les choses de l’extérieur, de la périphérie. Depuis le jour, plus exactement, où il a été enfermé dans un camp de prisonniers par les Japonais, en Chine, où il vivait avec ses parents. C’était l’été 1942, il avait 12 ans. Rentré en Angleterre quatre ans plus tard, il n’a jamais tout à fait cessé de regarder ses compatriotes avec l’oeil de l’immigré.
« Tout ici est crypté, comme un message secret, parce que le système de classes sociales est d’une puissance inouïe. On ne se rend pas compte à quel point ce pays est étrange. Moi, je m’y suis toujours senti un étranger et j’en suis fier. Les Anglais possèdent beaucoup de qualités, mais ils n’ont jamais été autorisés à se connaître eux-mêmes. Ils sont comme des animaux costumés dans un zoo, à qui l’on ne permet pas d’ôter leurs déguisements. Peut-être parce qu’ils se savent plus violents que les autres… Après tout, la Renaissance n’est pas arrivée jusqu’ici. » Dans cette cage remplie de prisonniers bien élevés, il tonne et cogne contre les barreaux pour se faire entendre. Quitte à créer le scandale, comme il le fit avec Crash ! - le film suscita un tollé en Angleterre et aux Etats-Unis.
Mais c’est plus fort que lui : « Je provoque les gens pour les révulser, les forcer à m’écouter. Sinon, personne ne veut savoir, personne ne veut entendre, tout le monde veut une existence tranquille et des vacances aux Bahamas. » Montrer à quel point les modes de vie imposés tout en douceur par la tyrannie tranquille de l’économie globale transforment les moeurs, le caractère - et pas en bien. Faire oeuvre de moraliste, en somme, ce que Ballard ne renie pas (on dirait même que l’idée l’amuse) en rendant les dangers visibles, par une fiction à la fois surprenante, cruelle et affreusement réaliste - ou affreusement possible, c’est selon.
Raphaëlle Rérolle
L’article est sympa, et ne donne aucune idée de la violence et de la crudité glaciales à l’oeuvre dans les livres de Ballard, devenu entomologiste de l’humain alors que ses romans des années 60 pouvaient passer pour des méditations écologistes sur des mondes promis aux désastres par l’incurie des hommes. Si plus rien ne vous effraie, et que vous avez envie de savoir comment on va finir, vous pouvez essayer la sauce Ballard. Comme le dit Wikipedia :"L’oeuvre de Ballard est étrange et sophistiquée et a été très influente
malgré son faible succès commercial. Il explore la face sombre des citadins des grandes mégalopoles, excellant dans la peinture de personnages en apparence normaux, cadres supérieurs, gens policés, qui s’avèrent obsédés par la violence et les perversions sexuelles. Super Cannes se déroule dans un cadre a priori idyllique sur la Côte d’Azur; mais les brillants cadres de multinationales s’y révèlent des sadiques qui organisent des descentes racistes."
L’actualité de Ballard, c’est Millénaire mode d’emploi,
choix d’articles et de brefs essais écrits par J.G. Ballard dans de
nombreux journaux britanniques et revues spécialisées depuis une bonne
trentaine d’années. Les admirateurs français de l’un des plus grands
visionnaires de la littérature du XXe siècle se précipiteront donc sur
ce riche volume qui nous présente de manière inattendue l’auteur de La Foire aux atrocités (texte
également édité chez Tristram), évidemment plus connu de ce côté-ci de
la Manche pour ses romans et nouvelles que pour ses interventions
journalistiques over the Channel.
Au rendez-vous, un large choix d’articles sur tous les sujets
favoris de Ballard, qui englobent le XXe siècle (et dépassent le cadre
de celui-ci), temps macabre dont il a si bien radiographié la barbarie
high-tech avec son écriture un peu lente, poisseuse, très descriptive :
du cinéma à la littérature classique, des grandes questions
scientifiques à la science-fiction, des icônes comme Reagan ou Elvis
aux mass médias, des évocations autobiographiques à l’analyse des
nouvelles pollutions contemporaines, tout le Ballard écrivain est là,
explicité dans des textes souvent courts, à chaque fois incisifs et
piquants. Evidemment, il faut être en bonne forme spirituelle pour le cotoyer, sinon c’est pas certain que ça requinque.
After one look at this planet, any visitor from outer space would say "I want to see the manager" -William Burroughs-
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Bonne continuation !
Rédigé par: Dado | le 19 avril 2006 à 04:11| AlerterOuah, tourner un film ! Trop génial ! Tiens je sais pas si t’as vu la pub pour “la nuit du poker”, elle est géniale.
Rédigé par: flopinette | le 21 avril 2006 à 00:39| Alerterbeuh non, on peut la voir où ? et t’es sûre que tu te moques pas, là ? j’aurais tendance à penser que si je suis capable de diriger une équipe même dans mon costume à paillettes de lavette cosmique, c’est à la portée de n’importe qui. Le tournage est fini, il me reste encore le montage et le mixage pour flipper ma race, rhaaa !
Rédigé par: john | le 21 avril 2006 à 01:19| Alerterla pub était sur yahoo mais elle n’y est plus apparemment.
Rédigé par: flopinette | le 21 avril 2006 à 17:34| AlerterLe montage, c’est les doigts dans le pif avec ton expérience et dans les yeux de la script pour chaque faux raccord et le mixage ça sera juste le bout du rouleau…et des angoisses… Après tu peux compter 3 ans avant d’avoir un regard frais sur ton truc et ne plus voir seulement les merdes… Wellcome
Rédigé par: Soph | le 24 avril 2006 à 17:18| Alertersi je pars du principe - et que je le garde au frais dans ma conscience de veille - que la négativité affichée de mon esprit n’est qu’une manifestation particulière d’énergie qui relève d’un apprentissage et sur laquelle j’évite de poser des jugements de valeur, tout va bien.
Rédigé par: john | le 24 avril 2006 à 20:15| Alerter