Coronavirus : « La façon dont l’épidémie a été gérée en Corée du Sud devra servir d’exemple »
Dans ce pays, où les commerces et transports n’ont pas été fermés, l’épidémie a été maîtrisée grâce, notamment, au civisme de la population, en contraste avec l’atmosphère de panique en Occident, observe, dans une tribune au « Monde », Christophe Gaudin, universitaire français en poste à Séoul.
Tribune. Dans son Essai sur le don, paru en 1923-1924, l’anthropologue Marcel Mauss (1872-1950) forgeait un concept devenu célèbre, celui de « fait social total », dont il se servait pour cerner un certain ordre de phénomènes qui, disait-il, « mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions ». C’est bien sûr le cas des épidémies qui, lorsqu’elles frappent, font aussitôt office de révélateurs et offrent pour ainsi dire une vue en coupe de la société tout entière.
Inutile, d’ailleurs, de remonter jusqu’à la peste noire ou la grippe espagnole (qui d’ailleurs toutes deux provenaient déjà d’Extrême-Orient) pour s’en convaincre. Même dans le cas d’un virus, par chance considérablement moins mortel tel que le SARS-CoV-2, nos sociétés se révèlent dans l’épreuve plus fortes ou plus fragiles – c’est selon – qu’on ne le croyait. Cette pandémie a en effet ceci de remarquable qu’elle est la première à se répandre à une telle allure sur une telle échelle, pour ainsi dire en temps réel. En quelques semaines, le foyer de l’infection s’est déplacé de l’Asie à l’Europe, permettant toutes les comparaisons, et mettant au jour des vérités fort désagréables pour l’Occident.
Contamination très rapide
Prenons le cas de la Corée du Sud, le premier pays à avoir été touché massivement hors de Chine. Elle a particulièrement joué de malchance puisque l’épidémie s’y est répandue comme une traînée de poudre dans une secte protestante à la mi-février. Des milliers de personnes qui priaient en se donnant la main ont été contaminées du jour au lendemain, réunissant toutes les conditions pour une explosion.
Or ce qui saute tout de suite aux yeux si l’on trace le parallèle avec la France ou l’Italie, qui pourtant ont eu davantage de temps pour voir venir, c’est que le pays n’a à aucun moment été mis en quarantaine. A l’exception de Taegu, la ville du sud où l’épidémie s’est déclarée et a jusqu’à présent pour l’essentiel été contenue, les commerces n’ont jamais fermé. Les transports ont continué à circuler normalement. A aucun moment, on n’a assisté à une quelconque ruée sur les produits de première nécessité – il suffit de se rendre dans n’importe quel supermarché pour s’en apercevoir. Si le système de santé a été éprouvé comme partout, il n’a jamais été question, comme en Italie, de faire un tri parmi les malades.
« Fait social total » en effet, l’épidémie offre l’occasion d’une introspection urgente dans les pays occidentaux. En s’arrêtant aux particularités de tel et tel pays voisins, pour mettre en regard par exemple la France et l’Italie, critiquant ou valorisant telle décision quotidienne dans la gestion de la crise, on ne parviendrait qu’à noyer le poisson. Un fait énorme, aveuglant dans son évidence, se donne ici à voir à l’échelle mondiale, lorsqu’on compare ce qui est comparable à travers les continents, à savoir des pays riches et qui se réclament de la démocratie. Ce fait, c’est la façon dont l’épidémie a été tout de suite maîtrisée en Corée et au Japon (à Taïwan, pour l’instant, elle n’a même été constatée que de façon résiduelle), par rapport à l’atmosphère de panique qui se répand en Occident.
Des décennies de déchirement du tissu social
Pour le dire nettement, ce qui se donne à voir dans cette épidémie, ce sont les conséquences de décennies de déchirement du tissu social. Cela se voit dans l’état de misère objective où l’hôpital public a été plongé au fil des coupes budgétaires, mais aussi dans les conséquences du libre-échange et de la désindustrialisation. Les deux sont liés, puisqu’ils expliquent que la France est incapable d’équiper en masques et en gel sa population, voire son personnel hospitalier… La Corée a interdit l’exportation de ces produits, réquisitionnés par l’Etat et disponibles un peu partout, notamment dans les bureaux de poste. C’est toute une politique d’économies à courte vue, de délocalisations, d’abaissement systématique de la puissance publique dont les effets apparaissent avec toute la clarté désirable.
On pourrait même dire que la mise en regard de la Corée du Sud et de l’Italie, dont les PIB par habitant sont très proches, est d’une éloquence féroce à cet égard. La presse rapporte chaque jour des choses incroyables, inimaginables il y a seulement dix ans. Je pense notamment à ces cargaisons de respirateurs artificiels et de masques qui partent aujourd’hui de Chine en direction de l’Italie.
« Ce sont deux modèles sociaux dont l’incurie se révèle dans cette crise : la concurrence déchaînée de tous contre tous en Occident, et l’opacité de la dictature chinoise »
Mais il y a plus, dans la mesure où ces événements nous forcent à regarder en face le déclin du simple civisme. Si la vie sociale a pu se poursuivre à peu près telle quelle en Corée, sans cloîtrer tout le monde chez soi, c’est aussi parce qu’il règne dans la population un certain sentiment de responsabilité. Chacun se sent responsable de soi, en faisant ce qu’il faut pour ne pas contaminer les autres. Sans doute, on ne saurait reprocher aux Européens de ne pas mettre des masques que leurs gouvernements sont incapables de leur fournir… Pourtant, rien n’interdit de voir un mauvais présage dans la façon dont les étalages ont été dévalisés, comme dans un pays en guerre. On n’ose imaginer ce que tout cela donnerait face à un danger plus considérable.
On ne peut qu’être frappé, avec la distance que donne l’étranger, de voir combien cette déliquescence confirme que ce sont en définitive deux modèles sociaux dont l’incurie se révèle dans cette crise : la concurrence déchaînée de tous contre tous en Occident, tout autant que l’opacité de la dictature chinoise qui n’a révélé la gravité de la situation que lorsqu’il a été trop tard. On entend beaucoup dire, partout dans le monde, que cette épidémie est un événement fondateur, qu’il y aura un avant et un après… Il faut espérer que la façon dont l’épidémie a été en revanche maîtrisée dans les démocraties asiatiques saura servir d’exemple aux uns et aux autres.
Christophe Gaudin est maître de conférences en science politique à l’Université Kookmin, Séoul (Corée du Sud).
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