mardi 4 décembre 2007

Démons

A un camarade qui évoquait hier notre liberté de choix entre la Vie ou la Mort, la Création ou le Malin, j’ai demandé s’il parlait du petit ou du gros. Uh uh, comme disait Henri Michaux, ça ne plaisante pas trop de ce côté-là, et du coup, cette nuit j’ai rêvé de démons. Plus j’essayais de les compter, plus ils se multipliaient, et encore, je ne les ai vus que de dos et malades (grosses pustules de fièvre acnéique) comme s’ils voulaient répondre à cette charitable définition de flopinette : “n’oublions pas que la plupart des petits démons que nous croisons sont de pauvres bougres qui souffrent parce qu’il ont manqué.” De face et en bonne santé, je ne sais pas ce que la confrontation aurait donné.

Hier toujours, j’ai reçu un mail de France Télécom qui m’annonce que ma ligne téléphonique, malgré sa vétusté campagnarde, est désormais éligible à un flux de 8 Mo, dans un terrifiant fichier gif animé de 10 images, digne de John Carpenter : la porte de ma maison (comment ont-ils su qu’elle était en bois ?) est fermée, puis s’ouvre toute seule, la Chose arrive du fond du jardin, entre, et la porte se referme, me laissant seul face à la Chose.

Franchement, rien que le visuel de la Chose, ça fait plus Armées du Démon que n’importe quel film de trouille, sans même parler du slogan : “s’invite chez vous” ça fait intrusif et malpoli, tout à fait à l’image de la politique commerciale de France Télécom et de ses concurrents/partenaires. On touche à l’ultime mystification sans fausse pudeur, et les masques tombent messieurs les Censeurs : désormais, le progrès, c’est le tuyau, et si nous ne pouvons parvenir à vous l’imposer malgré que vous n’en vouliez peut-être pas, vous serez vraiment le dernier des trous de balle de l’univers connu. Et vous passerez pour le vieux râleur passéiste que vous avez certainement mérité d’être au cours d’une existence antérieure karmiquement chargée.

Pourtant, tout ce que j’ai lu récemment dans la presse spécialisée média donne les créateurs et éditeurs traditionnels de contenu comme les grands perdants de la nouvelle net-économie, et l’on connait déjà en presse écrite les choix éditoriaux courageux que l’exigence de gratuité induit sur le contenu. C’est un euphémisme de parler d’intérèts antagonistes.

Pourtant, des tas de journaux papier se mettent à offrir leurs archives à disposition on-line, gratoche, simplement pour ne pas être en reste sur la concurrence. Scions la branche, mes frères, ou nous risquons de ne point choir de concert avec nos collègues.

Jean-Louis Murat, qu’on n’attendait pourtant pas plus là qu’ailleurs, s’insurge dans l’entretien Internet ou la liberté de se goinfrer publié dans le Monde : “A chaque rachat ou fermeture d’une maison de disques, des gens brillants sont broyés. Et les internautes crient hourra ! J’affirme que la crise du disque est un leurre, elle n’existe pas : l’offre est intacte, la demande croissante. Mais, chaque nuit, dans les hangars de la musique, la moitié du stock est volé. Imaginez la réaction de Renault face à des délinquants qui forceraient la porte quotidiennement pour dérober les voitures ! Des gamins stockent 10 000 chansons sur l’ordinateur familial, après les avoir piquées sur le Net. La société, des députés, des sénateurs trouvent cela vertueux ! Or, c’est un problème moral : tu ne voleras point, apprend-on à nos enfants. En outre, ces rapines via le Net s’effectuent dans l’anonymat. L’écrivain américain Brett Easton Ellis a dit : «Depuis la nuit des temps, l’Antéchrist cherche un moyen de prendre le pouvoir sur les consciences de l’homme, enfin il y est arrivé avec Internet.» (…) Les Arctic Monkeys, en Grande-Bretagne, ont eu recours à des shérifs du Net après s’être fait connaître sur le Web, et les internautes britanniques sont en train de leur faire la peau, au nom de la liberté. Mais quelle liberté veut-on ? Celle de se goinfrer ? Avec des gens qui ont 20 000 titres sur leur disque dur et ne les écoutent jamais ?” Cette conception ultralibéraliste, qui est au-delà de tout système politique, se résume à peu : la goinfrerie. Internet favorise cela : toujours plus de sensations, toujours plus de voyages, de pénis rallongés, toujours plus de ceci, de cela…
-Vous avez été pourtant l’un des premiers artistes français à ouvrir un site Internet en 1998 et à y proposer des chansons, des échanges, des liens, des images. N’est-ce pas contradictoire ?
Baudelaire appelait le progrès le paganisme des imbéciles. Tous les acteurs de la musique sont tombés dans le fantasme de la modernité à ce moment-là. Les patrons de maison de disques ne juraient que par le Net sans pour autant comprendre de quoi il s’agissait. Au début, je mettais environ une chanson inédite par semaine à disposition sur mon site, gratuitement. Puis j’ai arrêté. Ces titres étaient téléchargés sans un merci, sans un bonjour, et éventuellement revendus sous forme de compilations payantes dans des conventions de disques. J’ai fait partie des imbéciles qui ont cru aux mirages de l’Internet, et de ce fait à la bonté naturelle de l’homme, à l’échange communautaire. L’homme a travaillé le fer pas seulement pour les charrues, mais aussi pour les épées, idem avec les atomes et le Net.
-La gratuité sur Internet est-elle la seule cause de l’effondrement des ventes de disques ? Le déficit d’image d’une industrie habituée au court terme y est-elle pour quelque chose ?
Evidemment, 90 % de notre métier est fait par des gens formidables, des musiciens, des tourneurs, des ingénieurs du son, des attachés de presse, des artistes, des passionnés ! Mais l’image qui est passée dans le public est celle de ses patrons, arrivés là à cause de l’argent facile, de l’épate, du look. Le triomphe du petit bourgeois snobinard et de la fanfaronnade ! Nicolas Sarkozy ressemble tout à fait à un patron de maison de disques. J’ai toujours été sidéré de voir comment l’industrie musicale attirait les médiocres à sa tête. Des médiocres qui dirigent des sociétés de taille modeste, sur le plan de l’économie mondiale, mais dont les émoluments s’alignent sur ceux des groupes multinationaux et consomment 80 % de la masse salariale dans les petites structures. Et les parachutes dorés ! Quand on licencie une centaine de salariés dans une maison de disques, comme chez EMI France par exemple, c’est en grande partie pour payer les indemnités du patron, c’est scandaleux.
La gratuité n’est-elle pas le meilleur moyen de démocratiser la culture ?
C’est une blague ! Cela nous tue. La démocratisation, c’est à l’école maternelle qu’elle doit être ancrée. Une fois les bases et l’envie acquises, chacun peut faire son choix. Par ailleurs, je ne suis pas démocrate, je suis happy few. La culture est le fait d’une minorité, d’une élite qui fait des efforts. Attention, pas une élite sociale ! La femme de ménage ou le facteur sont absolument capables de sentiment artistique. Mais la démocratisation, pour moi c’est le concours de l’Eurovision : chaque pays envoie son artiste fétiche. Et là, comme disait Baudelaire, la démocratie, c’est la tyrannie des imbéciles. Sur MySpace, vous allez voir 45 000 nigauds, les 45 000 artistes ratés qui ont ouvert leur page - j’y suis aussi, parce que sinon on me vole mon nom.”

Je ne peux pas donner tort à Jean-Louis, parce que la goinfrerie est passée par moi, et seule l’indigestion m’en a éloigné. Les grands gagnants, tout le monde le voit, c’est donc les vendeurs de tuyaux numériques. Comme ce sont des hommes comme nous qu’il serait inutile de diaboliser parce qu’ils ont simplement oublié que leur estomac est plus petit que leurs appétits et/ou qu’ils ne veulent pas le savoir, va-t-on finir par accuser une conspiration des tuyaux eux-mêmes ?

Peut-être aussi devrais-je rendre mon blog payant pour voir si en plus de m’éditer, je m’abonne et si j’m'entends quand j’braille.

Commentaires

  1. >> “Sur MySpace, vous allez voir 45 000 nigauds, les 45 000 artistes ratés qui ont ouvert leur page - j’y suis aussi, parce que sinon on me vole mon nom.”

    Rien que cette phrase me console d’avoir pris le temps de lire cette interview. Ca me rappelle l’humour de je-sais-plus-qui, soit Desproges, soit les émissions Strip Tease, soit le nonsense des Monty Python, ou encore un mélange des trois ; et c’est encore plus drôle quand c’est involontaire.

  2. Il se contredit d’une ligne sur l’autre. La culture est le fait d’une élite, mais quand même il aimerait bien vendre aux millions de connards qui n’ont pas de goût mais de l’argent. Sauf que ces millions de connards, moins cons que ça, préfèrent se goinfrer de musique gratuite (distribuée par tous les artistes ratés) que de musique payante. Et pourquoi pas ? Ils ne feraient pas la différence de toutes manières. Il y a des sites qui proposent en toute légalité des milliers d’albums gratuits, pourquoi acheter de la qualité si on n’est pas capable de faire la différence ?
    Les artistes vont rester entre happy few, comme c’était déjà le cas avant, et d’ailleurs je ne sais pas où il a vu dans l’histoire de l’humanité que les artistes devaient gagner plein de pognon, c’est contraire aux lois de la nature.

  3. Dado, rien que pour toi, pour contribuer à te dédommager de perdre ton temps à lire tout ça, un autre extrait :
    “Vous vivez et travaillez dans le Puy-de-Dôme, dans une ancienne ferme des environs de Clermont-Ferrand. Qu’y trouvez-vous ?
    -J’y ai mon studio d’enregistrement, et des conditions de travail idéales. Je vois très peu de gens… le facteur… Là-haut, la vie est frugale, on finit tout, on n’achète presque rien. Le pain dur est gardé pour la soupe du soir. Dans la nature, l’oubli de soi est plus facile, on va le matin aux champignons, on s’assied pour casser la croûte, on a ramassé un kilo de cèpes, voilà. On refait une clôture, on est dans le présent. Or, être dans le présent est la condition de la paix intérieure. Moi, j’aime aussi les activités qui ne laissent pas de place à la réflexion. Jouer des instruments, faire des prises de son. S’aménager une vie de travail. Car, à part aimer, travailler est la chose la plus belle à faire dans la vie.”
    Quand on a vu Jean-Louis Murat tenter d’expliquer à Pascale Clarke ce qu’est une “meuf qui est bonne” au cours d’une émission de télé qui s’appelait “la route” et qui consistait à enfermer deux personnalités fort dissemblables dans une voiture bourrée de caméras pendant 800 kilomètres, (c’était avant qu’il soit mal vu de brûler du combustible fossile dans des véhicules) on sait qu’il n’est plus étanche, et on a presque envie de foncer à la pharmacie lui offrir des couches senior.
    Toi, tu es trop malin pour te faire voler ton pseudo, mais imagine, toi aussi tu aurais le bourrichon tout remonté !
    Flo, il faudrait que tu voies la tête de Jean-Louis pour un diagnostic énergétique plus incisif, maisy a effectivement un beugue dans son mépris : les artistes ratés font de bons mélomanes, et sont prèts à rétribuer les artistes qui les émeuvent, sauf quand on les insulte.

  4. En plus ce bug est encore plus évident dans la dernière citation. Ce type est un misanthrope qui voudrait la gloire. Il me fait penser à tous ces commerçants qui méprisent leur clientèle et qui s’étonnent que leur commerce ne marche pas. En fait son rêve c’est un château doré avec quelques happy few aux frais d’un prolétariat qui resterait dans le no man’s land, au-delà des barrières et des miradors. C’est le genre de mec qui me donnerait envie de le télécharger rien que pour augmenter ses stats de piratage et lui donner des sueurs froides bien méritées, sauf que comme ce qu’il fait c’est sûrement de la merde, je ne veux pas encombrer mes disques avec ça.

dimanche 2 décembre 2007

Martine sniffe de la coke avec son didgeridoo, mais la transgression reste impossible


Une contribution tardive au buzz du mois passé. Toute ressemblance avec une Martine existante serait suspecte.
De loin, par temps de brouillard, ça ressemblerait presque aux détournements - autrement dérangeants en leur temps - du situationnisme, bien qu’on soit plus ici proche de la régression que de la transgression. Il ne s’agirait pas de pisser sur son enfance pour venir ensuite se plaindre que son enfance sent l’urine. Par association de couleurs, j’ai trouvé un numéro du Monde tout jauni sous la table basse, dans lequel François George, qui dans les années 1970 était « le jeune homme » de la famille sartrienne, n’en revient pas que Guy Debord, qui avait si peu d’idées, soit devenu un maître à penser. « L’époque était surréalisée, alcoolisée, révolutionnaire. Il lui fallait un André Breton alcoolique, révolutionnaire et tout à fait barjot. » C’est là qu’on voit la différence avec La Vie des Maitres : qu’un inconnu dont les lettres de créance semblent valides - sa jeune gloire était d’avoir écrit, à dix-sept ans, un livre situationniste contre Dieu et d’avoir rompu avec Guy Debord - taille un costard aux startelettes de l’intelligentsia qu’il a cotoyé de près dans sa jeunesse - et le brouillard doré qui nimbait l’intransigeant intello se dissipe, laissant voir l’os du menton sous la sciure.
Le fameux détournement situationniste que Debord a eu tort de voir comme “le langage fluide de l’anti-idéologie” est devenu l’opération la plus convenue et la plus rassurante qui soit puisque c’est la technique même du discours publicitaire. Son lointain rejeton Mozinor promeut encore l’original mais tous les effets de l’emploi du détournement que les situationnistes avaient anticipé ont été retournés, neutralisés par l’adversaire. Il leur est arrivé ce qu’ils avaient reproché aux surréalistes : après Mai 1968, le détournement comme technique a été intégré aux pratiques publicitaires. Damned, encore raté ! ce qui ne dispense pas de vitupérer avec François Georges contre la société contemporaine: « Les services, les services, ils n’ont que ce mot à la bouche. Le travail, le travail, alors qu’il en faut moitié moins qu’avant pour produire des objets de consommation d’ailleurs inutiles. Au lieu d’inventer la société du temps libre, du temps créatif. » Sans oublier que s’ils ne sont peuplés de rêves, les loisirs anéantissent ceux qui les consacrent à des futilités, à s’imaginer des frustrations, à s’aigrir en cultivant des revendications incongrues etc… Ah là là c’est compliqué la vie.


Commentaires

  1. J’allais te dire qu’il paraissait nécessaire de mentionner : “toute ressemblance avec une Martine existante est purement forfuite” mais je vois que tu l’as déjà fait… en plus sinueux. :)

  2. c’est d’autant plus sinueux que ma femme porte le même prénom… et que quand je lui prends la quiche, je prends bien garde de ne pas mentionner le bouddhisme, pour lequel il est inutile de rappeler que je ne suis pas toujours une publicité vivante, parce qu’elle me répondrait que ça ne me sert manifestement à rien de fréquenter des gens dans mon genre… d’ailleurs, j’ai évité de poster ça sur Baker Street, j’ai la décence de me trolliser moi-même, môssieur Astérix ;-)

  3. Comme un nerf de ressemblance…
    “Vampirisée des passages souterrains”!!

    En vide parler te laisse te lier ou pas à pas..

  4. ça me fait penser à un ami qui pratique beaucoup, récemment il parlait de bouddhisme à sa femme, elle lui a répondu qu’elle savait parfaitement tout ça, mais que lui manifestement, ça ne lui servait à rien puisqu’il ne le mettait pas en application. Le pauvre… (tout ça pour rassurer john que s’il passait ses journées à pratiquer, sa femme continuerait sans doute à lui tenir le même discours).

  5. non, ça serait pire : j’aurais alors une obligation de résultats…. et gare alors si mon humeur reste égotique après les prosternes !
    …heu… c’était pour déconner, chérie, lâche ce couteau à huitres !!!

    sur l’obligation de résultats, l’orthophoniste de mon fils vient de lâcher à sa mère, non pas un couteau à huitres, mais l’idée que s’il ne travaille pas au collège, c’est parce qu’ayant perdu toute confiance en lui (suite à une rencontre épouvantable avec un instituteur de CM2 très pervers qui l’a massacré parce qu’il ne rentrait pas dans les cases de l’Educ.Nat.) il a peur que s’il se mettait à bosser il puisse échouer (alors que pour l’instant le résultat est identique mais subjectivement il se sent libéré de cette responsabilité en n’essayant même pas de s’y mettre)

mardi 27 novembre 2007

Attention ! (2) Black et Mortifère, le retour ?

Je disais ici qu’un héros pouvait combattre les forces du Mal, c’est même le minimum syndical qu’on puisse en attendre, et c’est peut-être ce qui explique pourquoi les comics américains rencontrent un si grand succès auprès des quadras brouillés avec eux-mêmes en ces temps incertains. Mais les vaincre ? Soyons réalistes, on ne terrasse pas les forces du mal. Dans le meilleur des cas, on se soustrait à leur influence. Dans Morbus Gravis, saga BD qui démarre en 1986 avec d’alléchants arguments SF, on suit les aventures de la sensuelle Druuna dans un monde futuriste post-apocalyptique où existe un dangereux virus qui transforme les êtres humains en monstrueux mutants assoiffés de sang ayant perdu tout sens moral. Au fil des épisodes, dont la parution s’étale sur une quinzaine d’années et représente un beau succès de librairie puisqu’il s’en serait écoulé plus d’un million d’albums, l’intrigue de plus en plus complexe perd tout intérèt pour son auteur, et le lecteur dont l’esprit s’épaissit sous l’effet d’une torpeur obscure est de plus en plus sollicité dans la Voie de la Main Gauche; la série se réduit progressivement à une enfilade de scènes plus ou moins explicitement pornos mettant en scène Druuna. La pauvrette, séduisant mélange d’ingénuité et de rouerie, tente de survivre dans un univers impitoyable et délabré qui la contraint à user de ses charmes pour s’acquitter des plus menues tâches de la vie quotidienne : obtenir du sérum anti-entropie auprès du docteur pour soigner son chéri qui a été mordu par une bestiole atteinte du virus, discuter le bout de gras avec l’IA confinée dans les soutes du vaisseau spatial qui dérive dangeureusement vers un Trou Noir Sans Poils Autour, etc…
L’Innocence Incarnée par Druuna s’y fait ramoner la turbine à chocolat sans trève ni répit par le Mal, représenté par une sarabande d’aliens lubriques pourris de métastases, auparavant humains très peu portés sur la chose. C’est l’occasion d’une truculente galerie de portraits de personnages hauts en couleurs On se demande si l’auteur n’a pas succombé en cours de route au “mal” qu’il décrit confusément comme la victoire inéluctable du Temps Corrupteur de Toute Chose, celle du Bruit sur le Signal (dans l’éternel rapport dialectique Signal/Bruit.) Et nous, empètrés dans nos bondieuseries revanchardes, on aimerait bien - mais on imagine mal - voir le Bien faire subir le même sort au Mal; le Bien serait-il encore ontologiquement le Bien s’il se vengeait ? et comment s’y prendrait-il pour ramoner la turbine à chocolat du Mal, pour autant que celui-ci en ait une ? Et cet article n’aurait-il pas plutôt sa place dans la Désencyclopédie ? Bref, en septembre, en déplacement professionnel, je suis tombé sur toute la collèque des aventures de Druuna, qui à l’époque m’était tombée des mains au second volume. D’ailleurs, Dargaud, éditeur catho, avait renoncé à publier la suite, et face à la vindicte populaire, il avait fallu créer un éditeur rien que pour l’occasion. Je me suis dit “bah c’est que des bédés, ça va pas me tuer”, et j’ai quand même pris un bon coup de chaud, heureusement que j’étais bien réveillé et j’ai mis rapidement le truc à distance. Pour ceux qui ont vu ce qui n’est pas destiné à être vu par de simples mortels, et que même parfois les dieux ils ont besoin de desserrer leur noeud de cravate quand ils en voient des comme ça, un regard de trop suffit pour être à nouveau changé en statue de sel ! Je pense que le plus dur c’est de conserver à l’esprit l’idée de notre fragilité sans la cultiver. Et que, comme dit un pote, nous soyons tirés vers la pratique et pas déviés vers l’apitoiement. C’est pourquoi mon expérience d’abstinent m’empèche de désespérer : j’ai trop vu le désespoir-alibi du “remettez-nous ça”. Je me suis rasséréné en farfouillant dans mes archives de théologie appliquée : ” Les hommes animés du besoin de servir sont cent fois moins nombreux que ceux qui préfèrent se servir. Cent fois, mille fois, supérieurs en nombre, les singes l’ont emporté toujours et partout – sauf sur le terrain spirituel, où c’est le contraire : les hommes plus humains que leurs contemporains sont invincibles. L’histoire est toute faite de la lutte – désespérément inégale – de sinistres hordes de singes liguées contre l’Homme, contre l’Homme invincible, quoique toujours vaincu, contre l’Homme toujours voué à la défaite : il ne peut l’emporter sur les singes que dans la défaite parce que la victoire est simiesque !”
Vaste programme, qui promet de nombreuses réjouissances futures, comme dirait PlineJunior.




Commentaires

  1. J’avais parcouru cette BD il y a quelques temps. Sacré mélange d’Eros et Thanatos en effet.

  2. oui, avec Thanatos qui finit par prendre tout le lit : il y a une montée en puissance des pulsions sadiques dans la série, comme un croisement de Jodorowsky, de freudisme à trois balles, de Star Wars filmé par les nazis, et de films de boules. Mon Dieu, il ne faut pas que j’écrive ça, y’en a à qui ça pourrait donner envie.

lundi 26 novembre 2007

Eloge de la tyrannie technologique

Je lis un livre très vrai et finalement assez inquiétant sur notre monde tel qu’il évolue au gré des mutations technologiques : “La tyrannie technologique” (critique de la société numérique, dans la collection “Pour en finir avec”, mwa ha ha. On ricanerait de le voir sur ma table de nuit, comme un pensum que je m’infligerais en pénitence de mon activisme cyber (activiste, c’est un mot classieux pour addict.) On aurait tort : ricaner n’est pas bon pour la santé. Et en plus, je n’ai pas de table de nuit. Bien sûr, il est rédigé par d’affreux gauchistes, qui n’en vendront qu’une poignée à d’autres gauchistes, et dont on pourrait croire de loin qu’ils se classeraient eux-mêmes dans la case “irréductibles gaulois” propres à faire rigoler les Romains, dans un passé parallèle où la potion magique n’a jamais été inventée. Soyons clairs : si les pulsions phagocytantes du capitalisme ne concernaient que lui, on le laisserait s’auto-dévorer dans son coin. Le problème c’est que nous sommes son aliment de base, et plutôt vers le bas de la chaîne alimentaire. Moins bas que d’autres, certes, mais bien moins à l’abri que ça. Le livre est inconfortable, divise, intrigue, exaspère parfois, et le débat ferait cliqueter beaucoup de claviers si ça servait à quelque chose. Mais au final, c’est un peu comme dans Invasion of the Body Snatchers : il est bien tard. On peut tout aussi bien acheter ” Comment les riches détruisent la planète” ou “Construire son abri anti-grippe aviaire dans la cave du monastère” (chez Marabout pocket dans la collection “guides pratiques”, plus tourné vers le bricolage que la récrimination fumigène) 
Extrait : “La maîtrise du temps Alors que les progrès techniques sont censés nous libérer du temps, les ordinateurs mettent aujourd’hui autant de temps à démarrer qu’il y a 10 ou 20 ans. La fuite en avant est perpétuelle, des logiciels de plus en plus performants demandent de plus en plus de puissance de processeurs pour être exécutés. Le mail permet de communiquer plus rapidement et plus efficacement, alors que l’on passe pourtant bien plus de temps à gérer son courrier qu’autrefois. L’immédiateté vantée par la technologie nous coûte plus de temps qu’elle ne nous en fait gagner. Dans notre société de surinformation et de communication permanente, regarder ses mails, lire les messages de son téléphone portable, consulter les flashs infos sur son écran, écouter les émissions de radio podcastées, etc… nous grignotent plus de temps qu’elles ne nous en économisent. Sous prétexte de se rendre maître du temps, l’individu contemporain lui est plus que jamais asservi. A l’heure où l’instantanéité des communications est censée nous permettre de gagner du temps, la quasi-totalité des pays occidentaux se trouvent asservis à un rythme de vie délirant, prisonniers d’un temps qu’ils ont essayé de dominer. Le règne de l’urgence est concomitant de l’avènement de la dictature du temps, instaurée par les objets mêmes censés nous en libérer. L’utopie de la transparence Notre société est obsédée par le voir (…) tout doit être révélé, déballé, exposé. L’opaque et le caché deviennent suspects et alimentent sur le plan politique, l’obsession du complot. Dans les relations humaines, dévoiler son intimité est perçu comme un gage de sincérité. Les nouvelles technologies - au travers de la numérisation et de la mise en réseau - jouent un rôle central dans cette mise à nu générale. Elles contribuent à rendre la société transparente. Cette possibilité de tout voir donne l’illusion de maîtriser le monde alors qu’elle nourrit et alimente la demande sécuritaire et la méfiance envers les autres. Elle favorise aussi la dépolitisation et contribue à créer une civilisation d’individus connectés en permanence, surinformés et omniscients, mais incapables d’agir sur le monde “

d’autres extraits ici

Lecture ô combien pernicieuse : quelqu’un venait me reprocher dans mon rêve de cette nuit de ne rien branler malgré le fait d’être abonné au Monde version papier. Or, la culpabilité n’est-elle pas la plus subtile des fuites ? L’ironie veut qu’après en avoir entendu parler sur France Inter au mois d’aout dans une bagnole remplie du babil familial lors d’un trajet houleux entre Montpellier et Port Camargue, j’en ai oublié le titre du bouquin, que j’ai retrouvé sur le site web de la station, reperdu, écrit à France Inter pour le ravoir,… que quelqu’un de la station me l’a trouvé malgré ma demande très vague (merci à toi, hotliner inconnu) et finalement je l’ai commandé sur Internet. Lénine avait prévu que, le jour où il faudrait à l’URSS une corde assez longue pour pendre le capitalisme, les capitalistes occidentaux se feraient une guerre au couteau pour la lui vendre à crédit.

Commentaires

  1. “Soyons clairs : si les pulsions phagocytantes du capitalisme ne concernaient que lui, on le laisserait s’auto-dévorer dans son coin. Le problème c’est que nous sommes son aliment de base, et plutôt vers le bas de la chaîne alimentaire.” Oui mais là où les altermondialistes se trompent c’est en croyant si eux (nous) étaient (étions) en haut, ils seraient plus raisonnables. La possibilité d’un capitalisme raisonné est hautement improbable quand on a identifié en soi les tendances naturelles et puissantes à en vouloir plus, tendances qui ont engendré ce système dégénéré. On en est en bas mais bien en tant que fondations.

  2. Ce bouquin ne brille pas par son intelligence, je trouve (ou alors tu as choisi les mauvais extraits). Le fractionnement de la concentration induit par le surplus d’informations me semble la chose la plus inquiétante. D’ailleurs c’est marrant, il y a des gars qui ont essayé d’évaluer les dégâts (en première page de yahoo), ils ont calculé que consulter sans arrêt ses sms, y répondre n’importe quand etc… coûtait 10 points de QI en fin de journée et fatiguait autant le cerveau qu’une nuit blanche. Je pense qu’on peut aller plus loin, calculer le Qi d’une personne après 1 journée à la campagne, et après 1 journée à Paris, on serait étonné. Je pense que le vrai risque est là, c’est le fractionnement de l’esprit en parties toujours plus petites.

  3. Oui, et la défragmentation c’est pas de la gnognotte… d’ailleurs qui êtes-vous ? ;-)

  4. Et aussi accumulation et persistance, Jean Michel Jarre notait dans une interview “Je viens d’une famille de saltimbanques où une fois la représentation terminée, il n’en reste plus grande trace alors que maintenant on vit dans une société d’archivistes”.

  5. héééé oui on peut archiver des milliers de pages d’Enseignements sur l’impermanence sans en tirer le moindre profit ;-) Pour lutter contre “le fractionnement de l’esprit en parties toujours plus petites” je n’ai trouvé que la diète informationnelle : réduire le nombre d’objets d’étude conscientielle (mais alors le ressassement guette)

  6. là les altermondialistes se trompent

samedi 24 novembre 2007

Haïku


Accroupi
près du bocal
les yeux mi-clos
le chat répète
“je n’aime pas le poisson”

Commentaires

  1. si le chat tournait son esprit vers Dieu, il oublierait le poisson.

  2. peut-être que le chat, malgré qu’il ait entendu parler de rédemption de l’objet fascinatoire®, imagine Dieu comme un poisson géant (ou un pêcheur de 25 mêtres de haut)… thanks to care, but anyway, j’aurais dû intituler ce post “haïku retrouvé dans une baignoire” parce qu’il a 10 ans d’âge et qu’il ne m’a pas paru d’une brûlante actualité, sinon plutôt comme un panse-bête pour quand je suis devant mon ordi (accroupi devant le bocal) et qu’il pourrait servir à d’autres.
    par ailleurs, c’est un faux manifeste : sa versification est fantaisiste eu égard aux rêgles qui régissent la poésie nippone, et même s’il ne lui manque que la parole, il est impossible à un chat de s’accroupir, il lui faudrait quatre genoux. Même pas vrai, quoi.

  3. Redrum ! après un jogging le long de la rivière sans retour, j’ai croisé des pêcheurs à la ligne, et je me suis brusquement souvenu que j’ai rêvé de cannes à pèche cette nuit ! Je vais donc prendre ton avertissement au sérieux, bien que l’idée d’instrumentaliser Dieu pour oublier le poisson me gène, …et bien que je sache cela parce que Tyler Durden le sait, lol !
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fight_Club_(film)

lundi 19 novembre 2007

Egérie

Recroisé une égérie pas revue depuis 25 ans, et j’ai pas ri. Occasion partagée de comprendre que ce n’est plus ni elle ni moi, que les chenilles sont mortes, quelle que soit la gueule actuelle des papillons. Et en même temps, nous sommes bien en présence d’une certaine continuité dans le changement. Respect mutuel teinté de tendresse non-tendineuse, né du deuil complice de qui nous fûmes, bien que nous ne fûmes plus. L’inverse du cynisme, qui se croit distance élégante, alors qu’il n’est qu’un sous-produit “raffiné” de la déception amoureuse. Le con. De la même façon que l’enterrement de la semaine dernière me permettait d’observer que je ne pleure jamais que sur ma mort prochaine dont la bande-annonce est impossible à concevoir, (le fameux “Snif, je me manque déjà ! “ de Francis Lebrun qui dévoile un peu de la machinerie égotique à l’oeuvre) et qu’avec un peu de chance, tout juste peut-on con se voir en toute simplicité au milieu du cimetière, et être ainsi renvoyé au mystère de la précieuse existence humaine, ici il s’agit d’accéder à ce qu’il y avait derrière le plastic de la plastique - et qu’elle ne masque plus.

Commentaires

  1. faudrait pas s’attacher

  2. Sympa l’article. :) C’est de toi le petit dessin ?

  3. oui, j’ai racheté un artpen de chez rotring… et je le reprends là où je l’avais laissé.

vendredi 16 novembre 2007

Stage de mort

On case l’ainé chez des amis, la cadette chez la nounou, et on part précipitemment. Depuis le temps que beau-papa cumulait des maladies incurables, on n’y croyait plus, mais on vient de recevoir le coup de téléphone conclusif qui va à l’essentiel : “c’est fini.” Quelques heures plus tôt, Jeannette Warsen m’avait prévenu : “je risque d’avoir à partir à A** d’ici demain, selon ma mère, M** vit ses dernières heures”. Je lui avais alors proposé ma compagnie et mon soutien; elle m’a toujours laissé libre de mes mouvements en ce qui concerne sa famille décomposée (son père mort en 5 minutes d’une rupture d’anévrisme il y a 25 ans, sa soeur qui est loin d’être une publicité vivante pour l’égocentrisme, sa mère qui ne sait dire “je t’aime” qu’en nous bourrant la voiture de conserves de confit d’oreilles de porc quand on la quitte, sa tribu d’ancètres tarnais plus mal fagotés les uns que les autres, roulant des r comme nulle part ailleurs dans l’hexagone, dont le pittoresque ne masque ni les névroses ni les générosités ordinaires) et recomposée : ce beau-papa d’occasion, immigré d’Italie dans les jupes de sa mère dans les années 20, que je n’ai connu que sur sa fin de vie, de plus en plus taciturne au fur et à mesure que la myopathie et ce que je prenais pour de la misanthropie le rongeaient, rendant aux fleurs et aux canards mandarins qu’il élevait la bonté qu’il ne concédait plus aux humains. Il aimait la vie, et en cela il n’était pas rancunier, car elle n’avait pas été tendre avec lui. Ouvrier à l’usine sidérurgique de la vallée tant qu’elle avait été ouverte, veuf à 35 ans, il a vécu le meilleur de son existence après 60 ans, auprès de ma belle-mère. Je me dis que si je ne fais pas attention, je risque de vieillir comme lui, muré dans un silence réprobateur et souffreteux (il aurait dû se déplacer en fauteuil roulant depuis au moins 10 ans, lui qui portait des sacs de grain de 100 kgs et plus dans sa jeunesse, et ne devait sa validité vacillante et obstinée qu’à une volonté et un orgueil chromés) et que je vais à son enterrement par solidarité, sous prétexte de ramasser les morceaux de belle-maman.
(…)
On s’est arrêtés sur une aire d’autoroute pour se détendre les jambes, il reste encore 300 km. Les barres de toit de la galerie font un bruit désagréable au delà de 120km/h. J’aurais dû les démonter il y a deux mois, en défaisant les bagages en rentrant d’Espagne, mais la procédure s’est dissoute quelque part sur la route de l’aboutissement, puis a été oubliée, et tout le monde s’est habitué au bruit de fond, jusqu’à ce que je me rappelle qu’il n’était pas inéluctable. De mémoire, je crois que la petite clé hexagonale qui permet de les dévisser est dans le vide-poche gauche. Je dépose mon gobelet de plastique plein de mauvais café sur le siège avant, et je donne quelques tours de clé. Jeannette sort de la station-service et me dit “tu crois que c’est le moment de faire ça ?” Sans me retourner, soudain accablé de certitude, je lui réponds que le bon moment, c’est quand toutes les conditions sont réunies, et je range les barres de toit dans le coffre arrière en ayant l’impression que la tautologie qui vient d’être émise sans sommations clôt l’éternel débat en remettant l’oeuf dans la poule.
(…)
Le corps de papi est étendu sur le lit médicalisé devenu lit de mort, au milieu du salon. Le départ a figé ses traits en un masque tragique et bon marché, tous les os du visage cherchant à ressortir sous la peau tendue à l’extrême. Il semble grignoté de souffrance, et ses traits sont sensiblement décalés vers la caricature. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre, mais ses silences étaient lourds.Là, il y a comme de la délivrance dans l’air. Tant mieux : on va vivre avec lui pendant 24 heures, recevant la famille et les proches jusqu’à la mise en bière par les croque-morts, assistés d’un officier de police qui scellera le cercueil, parce qu’il ne sera pas enterré sur la commune et que c’est la loi. Les enbaumeurs sont passés, ils l’ont vidé de ses fluides et lui ont injecté une sorte de liquide de frein à base de formaldéhyde qui retardera la décomposition et rendra la cohabitation plus facile. J’en retrouverai un bidon vide sous son lit en le démontant le lendemain, orné d’une grosse tête de mort. Le matin, en se faisant un café avec le cadavre au fond de la pièce, c’est difficile de ne pas lui jeter des petits coups d’oeil pour savoir s’il a bien dormi; le corps est incapable de croire et encore moins de connaitre que le corps de l’autre est “sans vie” : pour le corps, “être mort” est un contresens absurde qui fait pleurer des larmes de rage et de terreur devant cette inconnaissabilité. Impuissance à localiser l’esprit du défunt dans cette grande carcasse désertée; une lampe qui s’est éteinte, enchassée dans la chair froide ? (mes parents, mécréants et matérialistes) une âme qui a gagné sa place auprès du Seigneur ? (son frêre cadet, curé de campagne qui lui braillera une jolie messe d’enterrement parce qu’une méningite mal soignée l’a laissé sourd comme un pot) un esprit errant dans les bardos avant une prochaine incarnation ? (les bouddhistes de tous poils)
Ce qui est certain, c’est qu’il s’en est allé, après une longue et douloureuse.
Mamie a les yeux secs, elle a peut-être tout pleuré avant qu’on arrive, et on passe les jours suivants à s’occuper d’elle du mieux qu’on peut. Y’a que ça à faire. Les non-dits, on peut s’asseoir dessus maintenant.