lundi 24 août 2009

Ma vie sans Internet 4/4


Etre ou ne pas être cyberdépendante ?
LEMONDE.FR | 27.08.09 | 08h08 • Mis à jour le 28.08.09 | 08h11

Un grand soleil d'été inonde la cour intérieure de l'hôpital Sainte-Anne. Il est 15 heures. Une dizaine de patients en pyjama discutent sous les marronniers en fleurs. J'ai rendez-vous avec le docteur Dervaux. Psychiatre plutôt costaud dans sa blouse blanche, il est spécialiste en addictologie. Grâce à lui, je vais peut-être enfin comprendre ce qui m'arrive.

• Mission n°4 : Savoir diagnostiquer son état

A peine assise, je déballe tout : ma frustration, mon ennui et mon sentiment de déprime naissante. Lui écoute, les mains croisées sur le ventre. J'insiste. Mes propos n'ont pas l'air de le surprendre. Quand j'ai fini, il hausse les épaules, laisse échapper un sourire. "Vous voyez cette ligne, mademoiselle. – Oui – Sur une échelle de 1 à 10, vous seriez plutôt là : au niveau quatre. – C'est-à-dire ? – C'est-à-dire qu'Internet fait partie intégrante de votre environnement socio-professionnel, mais son usage n'a pas d'impact sur votre entourage. – Donc ? – Vous n'êtes pas cyberdépendante."
Oubliée, la toxicomanie numérique. D'après le docteur Dervaux, seuls 0,5 % à 2 % de la population souffre réellement d'addiction à Internet. "Les vrais accros passent plus de cinquante heures par semaine sur le Web en dehors de leur vie professionnelle. Ils sont rares, à peine 6 % des usagers." Leur dépendance, ou plutôt leur maladie, se traduit par une envie intense, obsessionnelle et irrésistible de se connecter. Le plus souvent, elle se dissimule derrière une addiction à la pornographie, aux chats ou aux jeux vidéo en ligne.
Difficile pourtant de dégager un profil type de l'internaute cyberdépendant. "Autrefois, il s'agissait majoritairement d'hommes âgés de 25 à 35 ans (…). Maintenant, il semble y avoir une certaine parité entre les hommes et les femmes", observe le psychologue canadien Jean-Pierre Rochon. Dans son ouvrage sur Les Accros à Internet, le créateur du site psynternaute.com précise que les adolescents sont proportionnellement plus nombreux à souffrir de troubles obsessionnels que les adultes.
Malgré cela, rares sont les études consacrées exclusivement à la cyberdépendance. Les plus sérieuses, publiées en Asie et aux Etats-Unis dès le milieu des années 1990, se fondent sur le résultat de tests, généralement accessibles en ligne. Le premier de ces questionnaires, mis au point par le docteur Kimberly Young en 1994, se présente sous la forme d'un questionnaire à choix multiples (QCM) en vingt points. Alain Dervaux accepte de m'y soumettre. Avec un résultat de 57 sur 100, je me classe dans la catégorie des usagers abusifs, mais curables.
"Le problème de ces tests, c'est qu'ils s'appuient sur des critères trop larges pour évaluer précisément la cyberdépendance d'un individu", tempère mon docteur. Pour la plupart des internautes, et j'en fais partie, le Web agit plutôt comme une drogue douce. Socialement obligatoire mais rarement néfaste pour la santé, c'est avant tout un instrument de liberté.
Dans le pire des cas, il agit comme un accélérateur de narcissisme. Comme le précise mon docteur, "tout en offrant l'anonymat, Internet permet de diffuser une projection de soi contrôlée, valorisée, sculptée et optimale. Rompre avec ce miroir, c'est se couper de la meilleure partie de soi-même. Un processus d'autant plus douloureux, narcissiquement, qu'on s'exclut de la communauté des internautes". Mais Alain Dervaux en est convaincu, "ce sentiment de frustration dont vous m'avez parlé finirait par se dissiper si vous prolongiez l'expérience".
J'en conclus donc que la consultation est terminée. En quittant l'hôpital, le cœur un peu plus léger, je croise le long des arbres une jeune fille en habit bleu. Elle a le regard vague et les cheveux en bataille. "Vous avez du feu ?" Je crois, oui. Je cherche, farfouille, renverse mon sac, m'excuse. La jeune fille sourit. "Vous êtes hospitalisée ?", me demande-t-elle. Non, juste un peu déconnectée.
Pour en savoir plus :
- Lire La Cyberdépendance en 60 questions, de Jean-Charles Nayebi (Retz, 2007).
- Les Accros d'Internet, de Jean-Pierre Rochon (Libre Expression, 2004).
- Ces dépendances qui nous gouvernent. Comment s'en libérer ?, du Dr William Lowenstein (Le Livre de Poche, 2007).
- Une étude belge sur la cyberdépendance, pédagogique et complète.

Elise Barthet

lundi 17 août 2009

Ma vie sans Internet 3/4

Tant qu'il est en ligne l'article est

Le téléphone sonne. C'est la première fois depuis deux jours. La mélodie me tire d'un état de douce hébétude. E., au bout du fil, manque de s'étrangler. "C'était la projection des filles ce soir. T'étais où ?" Moment d'absence. Nulle part. Ça fait des heures que je tue le temps en jouant au Spider Solitaire, que j'écluse des tisanes. J'ai complètement oublié le documentaire d'A. et C. "L'invitation est quelque part dans ma boîte mail, mais…" Inutile de s'expliquer. E. enfonce le clou. "Tout le monde était là, sauf toi."

• Mission n° 3 : Lutter contre l'ennui

Pour éviter la tentation, je n'ai prévenu personne de ma soudaine déconnexion. Mes amis IRL ("in real life", à savoir dans la vraie vie) sont tous plus ou moins accros au Web. La plupart de nos communications, de nos états d'âme et de nos fous rires passent par la Toile. Pas un jour sans que je ne chatte avec l'un d'eux sur Gmail ou MSN. Pas une semaine sans que je ne visite leur page Facebook. Des parties de Questions pour un champion online au visionnage compulsif des meilleurs clips de Kate Bush, Internet a même envahi nos soirées pour devenir une pratique collective. Impossible de l'éviter. Alors, par peur de la tentation ou par manque évident de volonté, j'ai préféré me calfeutrer.
Mais cet isolement me pèse. Je me demande ce qu'ils font tous. Où se trouve L. ? Quand revient V. ? Je les imagine vautrés devant un film piraté ou pendus à Spotify. Le plus étrange, c'est que je ne pense même pas à les appeler. Habituée à les contacter par mail, j'ai perdu le sens du combiné.
Dans ma chambre, le temps s'est comme figé. L'air est immobile et les heures se dilatent. Pas un bruit ne résonne dans l'escalier. Pas un tintement de clé. Sans connexion, je me sens comme écrasée, abrutie par le vide. Je vis dans un demi-sommeil, prostrée devant mon écran. Le corps engourdi et l'esprit embué. La radio crachote. J'ai l'impression que la lassitude a pris le pas sur la frustration.
Je n'ai pas le cœur à lire. Je n'ai pas de télé. Pas question d'aller au cinéma. Il me faudrait au moins deux séances pour retrouver un semblant de joie de vivre, et mes finances ne valent pas mieux que mon moral. Par dessus le marché, ma chaîne hi-fi est cassée. Ça fait des lustres que je me promets de la faire réparer.
D'après Don Tapscott, auteur de Grown Up Digital, l'usage d'Internet a profondément transformé la façon dont fonctionnent nos jeunes cerveaux. Qu'il s'agisse de notre aptitude à accomplir plusieurs tâches en même temps ou de notre culture du Réseau, nous, "natifs numériques", avons l'habitude de vivre sous stimulation permanente, avec une perfusion digitale. Privée de ces distractions, je m'ennuie à mourir.
Besoin de penser à autre chose, de penser tout court, combler le vide. Je me souviens : les VHS, le rembobinage manuel des cassettes audio, les ondes courtes, les joysticks, les annuaires, les atlas, les bippers, le sacro-saint journal de 20 heures... Je me rappelle les piles de disquettes, le premier ordinateur familial, le bruit strident du modem. Et ma toute première boîte de réception Caramail. Le temps d’attente avant le chargement des pages. Les fils qui couraient sur le parquet. Les connexions interrompues, chaque fois que quelqu’un décrochait le téléphone. Et mon père qui hurlait "Racroooooooche !"
Et dire qu'hier, j'ai failli tout laisser tomber. Je venais d'arriver au bureau. L'ordinateur était allumé. Sans réfléchir, mes doigts ont glissé sur la souris. Une fenêtre s'est ouverte, vite vite, j'ai voulu pianoter. C'est le genre d'envie qui vous vient comme une démangeaison. J'étais sur le point d'y parvenir, quand quelqu'un s'est assis. J'ai tout refermé.
Besoin de partir, de m'aérer. Je nous ai traînées, ma mauvaise conscience et moi, jusqu'à la bibliothèque. Malgré la fin des examens, les allées bruissaient encore du frottement sec des copies doubles et du glissement des semelles sur les moquettes usées. L'étage était plein. J'ai pris place entre une vieille femme passionnée d'art grec et une étudiante en médecine. Devant moi, oublié, un livre au titre évocateur : L'Ennui, d'Alberto Moravia.
"L'ennui, écrit Moravia, consiste principalement dans l'incommunicabilité". C'est comme une gangue épaisse qui vous rend imperméable aux choses. Il "ressemble à l'interruption fréquente et mystérieuse du courant électrique dans une maison : à un moment tout est clair et évident, ici les fauteuils, là les divans, plus loin les armoires, les consoles, les tableaux, les tentures, les tapis, les fenêtres, les portes : le moment d'après, il n'y a plus qu'obscurité et vide."
C'est exactement ça. Privée d'Internet, je suis comme anesthésiée. Aboulie complète. Il faudrait peut-être aller consulter.
Pour en savoir plus :
- Les Nouvelles Addictions, du Pr Michel Lejoyeux (Points, 2009).
- Grown Up Digital. How the Net Generation is Changing Your World (Enfants de l'ère numérique. Comment la Net génération change votre monde), de Don Tapscott (MacGraw-Hill, 2008).
- L'Ennui, d'Alberto Moravia (Flammarion, 2003).
Elise Barthet

lundi 10 août 2009

ma vie sans internet 2/4

LE MONDE | 25.08.09 | 17h39 •


Privée d'Internet, je passe un temps fou à parcourir les quotidiens, à feuilleter les magazines et à dévorer les féminins, sous les regards outrés des kiosquiers. En dehors des sempiternelles couvertures consacrées aux régimes miracles et aux vacances des politiques, une question semble obséder une partie de la presse : Internet nous a-t-il rendus plus bêtes ?
Mission n° 2 : Essai d'appréhension critique de sa propre bêtise
De toute évidence, l'usage quotidien d'Internet a bouleversé nos manières de penser. Le cerveau est un organe éminemment adaptable. Investi par le Web, il a sans aucun doute changé. Mais comment ? Sommes-nous vraiment plus sots que nos aînés ? Internet nous a-t-il transformés en zappeurs compulsifs ? Avons-nous troqué le savoir vrai contre l'illusion fallacieuse de l'immédiateté ? Plus nombrilistes, sommes-nous devenus plus médiocres ? Autant de questions que j'ai désormais largement le temps de me poser.
Depuis la parution en 2008 dans The Atlantic d'un article de l'essayiste et blogueur américain Nicholas Carr, la polémique n'en finit pas de rebondir sur la Toile. "Le Net, écrit Nicholas Carr, diminue apparemment ma capacité de concentration et de réflexion. Mon esprit attend désormais les informations selon la façon dont le Net les distribue : comme un flux de particules s'écoulant rapidement. Auparavant, j'étais un plongeur dans une mer de mots. Désormais, je fends la surface comme un pilote de jet-ski."
Pourtant, le QI, dans tous les pays qui le mesurent, est en hausse constante depuis les années 1930. A en croire les résultats de ces tests, nos facultés cognitives fondamentales, comme notre aptitude à penser de manière logique et critique ou nos capacités d'analyse et de raisonnement, n'ont pas été affectées par l'apparition du Réseau. Elles s'en trouveraient même améliorées.
D'après Dan Tapscott, auteur de Grown Up Digital, les enfants du Net possèdent des compétences que leurs parents n'ont pas. "Les natifs numériques" sont plus aptes à travailler en commun, "plus malins, plus rapides et plus ouverts à la diversité". Il relève également que "les habitués des jeux vidéo remarquent plus de choses" et "ont des compétences spatiales très développées, utiles aux architectes, aux ingénieurs et aux chirurgiens".
N'étant pas une fervente adepte de "World of Warcraft", le jeu en ligne le plus en vue, et distinguant péniblement ma droite de ma gauche, je ne me prononcerai pas sur ce dernier point. En revanche, je sais repérer les effets bénéfiques d'Internet sur mon rapport au savoir. Loin d'annihiler ma curiosité, la Toile l'a nourrie et amplifiée. Je peux passer des heures à me documenter sur un événement, un auteur ou une question de société. A force de naviguer, mon cerveau a gagné en plasticité. Je ne mémorise qu'une infime partie de ces informations, mais j'ai appris à les trier.
"Mon esprit, reprend notre blogueur polémiste, ne disparaît pas, je n'irai pas jusque-là, mais il est en train de changer. Je ne pense plus de la même façon qu'avant. C'est quand je lis que ça devient le plus flagrant. Auparavant, me plonger dans un livre ou dans un long article ne me posait aucun problème. (…) Désormais, ma concentration commence à s'effilocher au bout de deux ou trois pages. Je m'agite, je perds le fil, je cherche autre chose à faire."
Enfant de la télé, avant d'être une enfant du Web, j'ai toujours eu la zappette facile. Sans nuire directement à ma réflexion, cette manie affecte évidemment mes capacités de concentration. J'ai du mal à écrire quatre heures d'affilée sans consulter mes mails ou la "une" du Monde.fr. L'extension de Twitter sur Firefox s'affiche constamment au bas de mon écran. Je suis sans arrêt tentée de cliquer, perpétuellement distraite. Pis, je peux regarder trois fois de suite sans me lasser la parodie sur YouTube du clip de Bonnie Tyler, Total Eclipse of the Heart, qu'un ami a eu la mauvaise idée de me montrer.
Pourtant, aussi distractives soient-elles, je ne crois pas que ces pratiques de navigation nuisent à mes habitudes de lecture. En tout cas, elles ne m'ont pas empêchée de dévorer Dostoïevski, d'adorer Duras, Hesse ou Saint-Exupéry. Je parcours quotidiennement des dizaines de journaux en ligne et imprime chaque semaine (au grand désespoir de mes amis écologistes) des pages entières du New Yorker. Bien sûr, ce n'est pas la même chose de naviguer sur le Web et de s'oublier dans un livre. Peut-être faut-il croire Mark Bauerlein – professeur de littérature à l'université d'Emory aux Etats-Unis et auteur de La Génération la plus bête – lorsqu'il dit que les enfants du Net sont moins cultivés que la génération précédente. Il avance que leurs connaissances sont moins assises, leur attention diminuée. Cela n'en fait pas pour autant des ânes. Car, pour nous, Internet agit à la fois comme un poison et un remède. Il nous distrait autant qu'il nous stimule.
Les partisans fervents du 2.0 et les apôtres de la lecture "à l'ancienne" peuvent donc continuer à s'écharper. Ni la radio, ni la télé n'ont tué le livre et je doute qu'Internet m'ait rendue plus bête. Ce qui est sûr, c'est que le fait de m'en priver ne me rend pas plus heureuse.
Pour en savoir plus :
- Grown Up Digital. How the Net Generation is Changing Your World (Enfants de l'ère numérique. Comment la Net génération change votre monde), de Don Tapscott (MacGraw-Hill, 2008).- Le mensuel Books a consacré un numéro spécial cet été à la question : "Internet nous rend-il encore plus bêtes ?"- Un article de Télérama traite également du sujet dans l'édition du 22 juillet.
Elise Barthet

lundi 3 août 2009

ma vie sans internet 1/4

LE MONDE | 24.08.09 | 17h39 •

La rédaction du Monde.fr
Regardez bien cette salle. C'est la rédaction du Monde.fr. Une forêt d'écrans, de gens qui vivent Web, parlent Web, respirent Web ; des êtres constamment connectés, à l'affût de la dernière information, à l'écoute du Réseau. D'ordinaire, je suis comme eux : habituée à sentir battre le monde depuis mon écran. Mais aujourd'hui, tout cela m'est interdit. J'ai commencé une diète : ma semaine sans Internet. Et comme mon rédacteur en chef goguenard se tue à me le répéter : "pour que l'expérience fonctionne, tu n'as pas le droit au moindre écart !"

Au départ, c'était une idée simple, banale. On se demandait en riant "comment c'était, avant ?" Avant ou plutôt hier, il y a 15 ans à peine. Comment vivait-on sans Internet ? Comment travaillait-on quand on était journaliste ? Comment faisait-on pour être en contact avec ses amis ? Qu'est-ce qu'on inventait quand on s'ennuyait ? Plutôt que de demander à d'autres, j'ai décidé de jouer le cobaye. De passer une semaine sans connexion. Ça a l'air idiot, on en rêve tous quand on est en vacances. On veut se couper du monde et de ses objets aliénants : l'ordinateur ou le téléphone portable. Mais pour une jeune journaliste de 23 ans, nourrie aux mamelles du numérique, c'est l'enfer, une plongée dans un monde sans lien, lent, fragmenté.

Mission n° 1 : Ecrire un article
Le problème commence ici. Jamais je n'ai travaillé sans navigateur ni onglets. Il faut réapprendre les fondamentaux. Comment trouver un sujet ? Je prends les journaux. Mes collègues sont hilares. "Il s'est passé des trucs au Groenland ce week-end, jette un œil." Effectivement : les habitants de la "terre verte", sous férule danoise depuis trois cents ans, ont célébré, dimanche 21 juin, leur nouveau statut d'autonomie élargie. Si j'arrive à grappiller quelques éléments de contexte et à joindre deux spécialistes, je pourrais m'aventurer à écrire quelque chose.
Le hic, c'est que la rédaction ne possède aucun annuaire. Il n'y en a même jamais eu. A quoi bon s'encombrer de livres quand on a sous la main un moteur de recherche. En temps normal, je taperais "autonomie du Groenland" dans Google. Après un passage express sur Wikipedia, je traînerais sur quelques-uns des milliers de sites consacrés à l'île arctique, ses habitants, son artisanat et son sous-sol, potentiellement riche en hydrocarbures. J'absorberais une quantité effroyable d'informations – dont certaines inutiles – de manière concentrée. Mais aujourd'hui, je suis seule et mon cerveau est en manque. Un collègue m'encourage : "Tu n'as pas le choix, file au journal".
Le temps de prendre un café, un bus et de traverser le 13ème arrondissement de Paris, j'émerge, mal réveillée, boulevard Blanqui. Heureusement, la maison mère a gardé le goût des vieux imprimés. Le long des murs du service de documentation s'étalent des centaines de dossiers classés. J'espère trouver mon bonheur au milieu de ces milliers de pages consciencieusement dépouillées, mais j'ai beau chercher, le Groenland fait rarement les gros titres de l'actualité. Direction le sous-sol.
"Ici, m'explique la documentaliste, c'est l'antre du journal, sa mémoire vive." Mis à part quelques habitués, rares sont les journalistes à y pénétrer. Nous longeons les armoires coulissantes. Quatre niveaux entiers sont consacrés à Jacques Chirac, mais pas la moindre trace de l'île nordique. Je commence à perdre espoir quand la documentaliste extrait une fine pochette d'un vieux dossier cartonné. A l'intérieur, une cinquantaine de coupures jaunies. Je tiens mon trophée, ma dose d'info.
Trois étages plus haut, un collègue a pris soin de débrancher mon ordinateur. "Comme ça, dit-il, tu ne seras pas tentée". Mais je suis bien trop absorbée par mon sujet pour penser à me connecter. Des premières missions polaires emmenées par Paul-Emile Victor aux reportages de Robert Guillain et Robert Pommier au-delà de Thulé, station la plus au nord, j'explore les moindres recoins du pays esquimau.
En deux heures, j'ai emmagasiné suffisamment d'informations pour cerner un peu mieux mon sujet. Reste à en discuter avec les personnes concernées : experts, marchand de pétrole ou simple Groenlandais. Commence une longue série de coups de fils aux renseignements. Je vous épargne la retranscription fidèle de ces entretiens calibrés avec les agents du 118 xxx. Tout ce qu'il en ressort, c'est qu'il n'y a personne à l'ambassade du Danemark, personne à l'IRIS (Institut des relations internationales et stratégiques), personne à Thulé.
La marque du combiné s'est profondément imprimée sur ma joue et je n'ai toujours rien pour commencer mon papier. Partagés entre l'hilarité et la compassion, mes collègues tentent de me remonter le moral. "Il ne se passe rien sur Twitter. Rien qui vaille vraiment le détour…" D'autres ironisent : "C'est un bizutage ? Ils veulent te punir au Web ?" Je ne relève pas. Il serait tellement plus simple de pianoter un nom ou de me rendre sur le site d'une publication spécialisée. Au lieu de ça, je traîne ma cécité de répondeurs saturés en standards occupés.
Je dégotte enfin un numéro au Groenland. Mon interlocuteur est censé plancher sur les questions énergétiques au sein du gouvernement autonome. Bref instant d'excitation. Je me lance. "Bonjour, je souhaiterais parler à Ioan Skolnielsen." Réponse glaciale : "je suis en réunion, rappelez demain". Trois appels et deux messages plus tard, Yves Mathieu décroche. Il travaille à l'Institut français du pétrole. La discussion dure une trentaine de minutes. J'ai des chiffres, quelques citations à placer, un embryon de perspective. Reste à écrire le papier.
Dehors, une douce lumière de fin de journée berce le boulevard Blanqui. Le métro recrache par vague son lot de messieurs cravatés. Des jeunes filles pendues au téléphone trottinent sous les arbres en fleurs. Je suis restée seule à la rédaction avec mes clopes, mon carnet de notes et mes sept cafés. Les mots ne viennent pas. J'ai perdu un temps fou (trois heures, peut-être quatre) à pêcher des contacts. Le sentiment d'avoir passé la journée à me battre contre des moulins. Et tout ça pour quoi ? Un article que personne ne lira jamais. Je n'ai pas réussi à le finir à temps.
(Demain, mission numéro 2 : essai d'appréhension critique de sa propre bêtise)

Elise Barthet