On case l’ainé chez des amis, la cadette chez la nounou, et on part précipitemment. Depuis le temps que beau-papa cumulait des maladies incurables, on n’y croyait plus, mais on vient de recevoir le coup de téléphone conclusif qui va à l’essentiel : “c’est fini.” Quelques heures plus tôt, Jeannette Warsen m’avait prévenu : “je risque d’avoir à partir à A** d’ici demain, selon ma mère, M** vit ses dernières heures”. Je lui avais alors proposé ma compagnie et mon soutien; elle m’a toujours laissé libre de mes mouvements en ce qui concerne sa famille décomposée (son père mort en 5 minutes d’une rupture d’anévrisme il y a 25 ans, sa soeur qui est loin d’être une publicité vivante pour l’égocentrisme, sa mère qui ne sait dire “je t’aime” qu’en nous bourrant la voiture de conserves de confit d’oreilles de porc quand on la quitte, sa tribu d’ancètres tarnais plus mal fagotés les uns que les autres, roulant des r comme nulle part ailleurs dans l’hexagone, dont le pittoresque ne masque ni les névroses ni les générosités ordinaires) et recomposée : ce beau-papa d’occasion, immigré d’Italie dans les jupes de sa mère dans les années 20, que je n’ai connu que sur sa fin de vie, de plus en plus taciturne au fur et à mesure que la myopathie et ce que je prenais pour de la misanthropie le rongeaient, rendant aux fleurs et aux canards mandarins qu’il élevait la bonté qu’il ne concédait plus aux humains. Il aimait la vie, et en cela il n’était pas rancunier, car elle n’avait pas été tendre avec lui. Ouvrier à l’usine sidérurgique de la vallée tant qu’elle avait été ouverte, veuf à 35 ans, il a vécu le meilleur de son existence après 60 ans, auprès de ma belle-mère. Je me dis que si je ne fais pas attention, je risque de vieillir comme lui, muré dans un silence réprobateur et souffreteux (il aurait dû se déplacer en fauteuil roulant depuis au moins 10 ans, lui qui portait des sacs de grain de 100 kgs et plus dans sa jeunesse, et ne devait sa validité vacillante et obstinée qu’à une volonté et un orgueil chromés) et que je vais à son enterrement par solidarité, sous prétexte de ramasser les morceaux de belle-maman.
(…)
On s’est arrêtés sur une aire d’autoroute pour se détendre les jambes, il reste encore 300 km. Les barres de toit de la galerie font un bruit désagréable au delà de 120km/h. J’aurais dû les démonter il y a deux mois, en défaisant les bagages en rentrant d’Espagne, mais la procédure s’est dissoute quelque part sur la route de l’aboutissement, puis a été oubliée, et tout le monde s’est habitué au bruit de fond, jusqu’à ce que je me rappelle qu’il n’était pas inéluctable. De mémoire, je crois que la petite clé hexagonale qui permet de les dévisser est dans le vide-poche gauche. Je dépose mon gobelet de plastique plein de mauvais café sur le siège avant, et je donne quelques tours de clé. Jeannette sort de la station-service et me dit “tu crois que c’est le moment de faire ça ?” Sans me retourner, soudain accablé de certitude, je lui réponds que le bon moment, c’est quand toutes les conditions sont réunies, et je range les barres de toit dans le coffre arrière en ayant l’impression que la tautologie qui vient d’être émise sans sommations clôt l’éternel débat en remettant l’oeuf dans la poule.
(…)
Le corps de papi est étendu sur le lit médicalisé devenu lit de mort, au milieu du salon. Le départ a figé ses traits en un masque tragique et bon marché, tous les os du visage cherchant à ressortir sous la peau tendue à l’extrême. Il semble grignoté de souffrance, et ses traits sont sensiblement décalés vers la caricature. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre, mais ses silences étaient lourds.Là, il y a comme de la délivrance dans l’air. Tant mieux : on va vivre avec lui pendant 24 heures, recevant la famille et les proches jusqu’à la mise en bière par les croque-morts, assistés d’un officier de police qui scellera le cercueil, parce qu’il ne sera pas enterré sur la commune et que c’est la loi. Les enbaumeurs sont passés, ils l’ont vidé de ses fluides et lui ont injecté une sorte de liquide de frein à base de formaldéhyde qui retardera la décomposition et rendra la cohabitation plus facile. J’en retrouverai un bidon vide sous son lit en le démontant le lendemain, orné d’une grosse tête de mort. Le matin, en se faisant un café avec le cadavre au fond de la pièce, c’est difficile de ne pas lui jeter des petits coups d’oeil pour savoir s’il a bien dormi; le corps est incapable de croire et encore moins de connaitre que le corps de l’autre est “sans vie” : pour le corps, “être mort” est un contresens absurde qui fait pleurer des larmes de rage et de terreur devant cette inconnaissabilité. Impuissance à localiser l’esprit du défunt dans cette grande carcasse désertée; une lampe qui s’est éteinte, enchassée dans la chair froide ? (mes parents, mécréants et matérialistes) une âme qui a gagné sa place auprès du Seigneur ? (son frêre cadet, curé de campagne qui lui braillera une jolie messe d’enterrement parce qu’une méningite mal soignée l’a laissé sourd comme un pot) un esprit errant dans les bardos avant une prochaine incarnation ? (les bouddhistes de tous poils)
Ce qui est certain, c’est qu’il s’en est allé, après une longue et douloureuse.
Mamie a les yeux secs, elle a peut-être tout pleuré avant qu’on arrive, et on passe les jours suivants à s’occuper d’elle du mieux qu’on peut. Y’a que ça à faire. Les non-dits, on peut s’asseoir dessus maintenant.
Cyberdépendance virtuelle, auto-addiction, rédemption de l’objet fascinatoire, progrès dans l’intention de pratiquer le bouddhisme.
vendredi 16 novembre 2007
Stage de mort
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