lundi 10 avril 2023

Estropiés reprenant le train en marche (4)

Quelqu’un a dit un jour Le monde est l’endroit dont nous prouvons la réalité en y mourant. 
Tu as déjà replacé cette formule percussive trois articles plus haut, mais tu t'en lasses pas, toi qui es professeur d'explications en CDI à mi-temps, et je parie que tu sais de qui émane cet aphorisme : il a été caché / noyé dans des torrents de réalisme magique par  Salman Rushdie dans les Versets Sataniques. C'est d'ailleurs tout ce qu'il t'en est resté. Tu gagnes donc les fiches-cinéma de ce Blasphémateur, par ailleurs grand Saint de l'Islam ! Ah là là, Akbar !
Concernant la mort, pour une fois tu serais assez d’accord avec le marin Shadok, qui naviguait en Absurdie, et qui disait « mieux vaut regarder là où on ne va pas que là où on va, parce que, là où on va, on saura ce qu'il y a quand on y sera ; et, de toute façon, ce ne sera jamais que de l’eau. »
Pardonnez-moi toutes ces questions sur l’eau de là, et vaudra-t-elle l’eau d’ici.
Elles se penchent vers moi, quand je salue cette fille. Qui était avec moi.
Bref. On va essayer de sortir de ce petit tumulus par le haut.
Voici un destin généreux en rédemptions et retournements, qui vient d’être scellé, et une dépouille mortelle mise au frais et à l'ombre dans une cave du Trégor, en attendant le Jugement Dernier, qui doit prochainement fusionner administrativement avec la Saint Glinglin, afin que les Français ne bénéficient plus que d’une seule journée fériée au lieu des deux que ces évènements engendraient précédemment, dans le cadre de la réforme des retraites et de la recherche d’une performance économique toujours croissante, puisqu’indexée sur le coût de la vie, qui ne faiblit pas, et le prix des cercueils d’occasion ne baisse pas beaucoup non plus chez les hard discounteurs de la Death Valley. 
A ce titre, c'est vrai qu'en mourant à l'ancien âge légal de partir en retraite, alors que tu n'avais encore trouvé le temps de prendre la tienne, tu envoies vraiment un message fort au gouvernement. Et comme l'écrivait un pote âgé lors du décès d'un être cher,
"j'en ai voulu à mon frère parce que putain, l'enfoiré, ça fait mal. Mais à la réflexion je dois le reconnaitre, c'est d'une grande élégance de mourir à soixante ans. Mourir sans s'accrocher, avant d'avoir surconsommé les ressources déjà presque épuisées : énergie, eau, terres rares, places de stationnement sur le parking de l’hôpital ; ressources que, devenu improductif, nous serions bien en peine de rendre. D'ailleurs, quels exemples ! Mozart est mort à 35 ans. Raphaël à 37 ans. Caravage et Chopin à 39 ans. Quand à Beethoven, il s'est éteint à moité fou et complètement sourd à 57 ans. Non, vraiment, on devrait tous avoir cette légèreté : mourir avant de dépasser les soixante ans. Tous, sauf moi pour citer Francesca."
Je pourrais pas mieux dire. C'est pour ça que je recopie bêtement. Pour accepter ton passage, ta transmigration, j'avais juste besoin d’en parler, avec ceux qui t’ont connue, et alors les fantasmes et les cauchemars préconçus ont laissé la place aux réalités, en ronchonnant un peu, mais ils savent bien qu’ils ne peuvent occuper le même espace en même temps. Je t’en recauserai avec un plaisir j'espère partagé dès je te rejoindrai dans un paradis light et politiquement correct, inclusif et respectueux de toutes les minorités, où nous serons espionnés par des essaims d’anges émasculés, pour ne pas exciter les vieux archanges de service, nous y boirons de la Tourtel et fumerons du CBD. 
Ce sera le bon temps.
Version éternel retour.
Rassure-toi, je suis pas pressé.
Et je reste très partagé sur les pouvoirs de l’écriture, puisque j'en use tantôt pour y voir plus clair et tantôt pour m’embrouiller la tête et m’enivrer de mots (empruntés à crédit sur le compte courant de la vie) pour compenser le manque à être de l’existence que je me suis néanmoins construite dans ma vie post-toi.
J’écris à tes parents, j’essaye de les remercier pour leur accueil lors de ta sépulture, sans les pousser au suicide après m’avoir lu, c'est un peu périlleux comme exercice, c'est pas dans mon style habituel, je cherche ce qui aiderait à réparer les vivants, les survivants, comme un thanatopracteur en chaleur, puisque les retrouvailles trop tard, si ça peut servir à kekchoze, c’est bien à ça. Quand t’arrives au cimetière, tu t’aperçois qu'il est bien tard pour changer le passé, et des fois il faut que la vie s’arrête pour qu’elle puisse repartir. 
D’autres y sont passés avant nous et n’ont pas fait autant de chichis.
Je peux trouver bien d’autres prétextes pour me pleurer sur la nouille, si c’est vraiment ça que je cherche. Ce ne fut pas si terrible que ça, de t'enterrer, pour moi c'était un enterrement buissonnier,  je n’étais pas sur la liste, tout était prêt et je n’eus qu’à mettre ma béquille dans la porte de l’église pour pénétrer de plein pied dans l’évènement; ce qui fut délicat, et qui l’est encore par moments, ce fut de t’exhumer, et de te compter les os, pour dénouer les noeuds faits sur la corde, il y a longtemps, certes, mais quand même pas dans une autre galaxie, et de procéder ainsi à une sorte de toilette intime et pas du tout mortuaire, pour faire de toi « ma » morte, au même titre que les invités officiels. Relire notre parcours ensemble, puis assimiler en accéléré les 40 dernières années de l’existence qui te fut proposée. 
"On absolutise les créatures (fascination), on oublie Dieu, et le résultat, c’est la colère, car la créature est vide en soi, même si, d’une certaine manière, Dieu ne réside pas en dehors d’elle. Adorer l’apparence à la place de l’absolu est une erreur, mais croire que l’absolu réside en-dehors de l’apparence est aussi une erreur." (Flo)
Une nuit d'insomnie, quelques semaines après tes funérailles, je suis happé par le film Babylon, de Damien Chazelle. Une belle déclaration d'amour au cinéma. Ah non, pardon, c'est Leos Carax qui fait des déclarations d'amour au cinéma depuis quarante ans, Damien Chazelle, lui, fait des films, depuis moins longtemps, même s'il se regarde parfois filmer, au risque de tomber du vélo.
Dans ce gloubi-boulga on peine à trouver du sens : s'il est indubitable qu'on parle ici du passage du muet au parlant, on cherchera en vain une profondeur psychologique dans l'évolution des personnages, une émotion dans les relations les liant les uns aux autres, ou un approfondissement de thématiques qui l'auraient pourtant mérité (le temps qui passe, la place des Noirs dans les débuts du cinéma, les évolutions technologiques et économiques de ce Hollywood des origines, l'amour contrarié, l'instabilité psychologique).
Je me fais songer à Manuel, le personnage de l'ultime scène du film, qui se reconnecte avec ses émotions dans une salle obscure où il assiste à la projection d'un film racontant le passage du cinéma muet au parlant, ça raconte son histoire à lui par le biais de la fiction, il pleure à chaudes larmes, alors que c'est du pur mensonge babylonien qui passe sur l'écran, mais c'est pas grave, ça lui déclenche un gros chagrin, alors que jusque-là, il a traversé des trucs super-durs pendant tout le film, et il n'a jamais flanché. Le support est faux, l'émotion est vraie.
Faut que je me sorte les doigts du blog.
Je pourrais me remettre à lire, par exemple l'Aller Simple de Carlos Salem dont la régie me signale par de grands gestes hors-champ l'extrait suivant, à lire en plateau :
"J'ai inventé la mémoire sur mesure ! Vous savez quel est le problème de notre époque ? C'est que les gens ne savent pas ce qu'ils veulent, et quand ils le savent, c'est trop tard ! Bien sûr, tu peux toujours mentir, et dire que dans ta jeunesse tu étais le buteur de ton équipe, ou que les femmes te couraient après ; mais au fond de toi il y a cette voix qui te dit que tout est faux et, putain, à quoi ça sert de convaincre les autres si toi-même tu n'est pas convaincu ?
Il continua à parler de sa méthode et d'après ce que je réussis à comprendre, cela consistait à rembobiner la mémoire jusqu'au point où le sujet se trompait de chemin."
Sinon, comme vous avez pu le constater, mon illustrateur fait lui aussi la grève du ramassage de mes poubelles émotionnelles. Je suis vraiment entouré d'incapables. Il est temps que ça se termine, et que je prenne des vacances de mon congé-maladie.

dimanche 9 avril 2023

Estropiés faisant vachement gaffe à la marche (3)

Pour faire du potager pieds nus,
attention de bien être à jour
de votre rappel anti-t'es Thanos
Après toute cette rééducation sur La Voie du Cimetière, ton pied va mieux. Tu peux à nouveau te déplacer librement dans la maison, prendre ta voiture, aller faire les courses, à manger, le ménage, défiler avec la CGT-FranceTV dans les manifs contre la réforme des retraites en laissant ta béquille dans la voiture pour qu'elle ne soit pas confondue par les CRS avec une arme par destination, et préparer ton jardin pour la campagne de printemps. 
Comme on t'a suggéré d'aller en bord de mer marcher dans le sable pour accélérer ta convalescence, tu mets au point une méthode innovante de renforcement de la voûte plantaire, en retournant le potager pieds nus; tu lances aux poules les grasses larves de hannetons que tu exhumes entre 10 et 20 cm de profondeur, et qui semblent des créatures imaginées par David Cronenberg, dans la terre meuble que tu enrichis ensuite avec le fumier récupéré il y a des années chez ta belle-mère albigeoise, celle qui a passé l'arme à gauche il y a deux mois. 
Tu sens que tu te remuscles sous le pied de façon très rapide, l'exercice est presque aussi puissant que quand tu prends la posture sur ton pied cassé de Jésus-Christ sur une croix gammée pour faire marrer le kinésithérapeute, il ne te vient pas à l'idée d'en faire un tutoriel sur youtube pour les gens qui habitent loin de la mer, mais il te semble que le microdosage de psychédéliques t'apporte un gain substantiel de créativité, comme annoncé dans les brochures, que tu ne penses pas pouvoir mettre sur le dos de l'effet placebo, et si la liberté consiste à faire tout ce que permet la longueur de la chaine, tu sens que tu viens de lui ajouter quelques maillons, et ta life en profite, malgré le manque de sommeil accumulé depuis début février. 
Et tu minimises les désagréments et variations d'humeur de ces dernières semaines, parce que tu ne désirais interrompre l’expérience qu’en cas de franchissement de ligne jaune, en même temps, par rapport aux débordements passés, y’a pas eu trop de casse jusqu’à aujourd'hui, à part l'aile avant gauche de ta bagnole fatiguée et la plaque pectorale de ton coeur d'artichaud, malgré la lassitude perceptible des proches devant ce qu'ils prennent pour une fantaisie saisonnière pas indispensable, y'a pas eu de compulsion, pas d'effondrement dépressif, et par rapport à ton objectif premier - te rebrancher sur tes émotions - c'était intense, mais tu peux dire que t’en as eu pour ton argent. Tu as surréagi au départ de ton ancienne amie, c’est clair. Mais tu avais du unfinished business avec elle (que tu n'as pas étalé ici, c'est bien, tu progresses, baisse la tête et t'auras l'air d'un bloggueur de fond, ce que tu admets être, at last & in fine) que tu n’aurais peut-être pas entrepris de travailler sans cette curieuse conjonction astrale avec l'arrêt du régulateur d'humeur, le microdosage de psilo et la marée d'équinoxe à Perros-Guirec.

Devant l'église qui jouxte le cabinet de ton psy, 
la municipalité fait aussi la grève
des poubelles émotionnelles, comme ta femme.
Que Jésus-Christ amen lui-même la benne !
Tu as même convaincu le psychiatre qui t'accompagne depuis 12 ans de ne pas reprendre le lithium pour le moment. Je ne veux pas vous ramasser à la petite cuiller, t’a-t-il dit, et il te connait bien, et il accepte quand même de partager ta prise de risque, donc c’est globalement positif, tout ça, à part le fait que ça nous rendra pas la défunte, bien sûr. 
Anyway, toi, ça fait longtemps que tu l'avais perdue, malgré toute cette belle énergie pour te faire croire que tu l'as retrouvée. Entre vous deux, c'est un peu comme dans la chanson de Vincent Delerm, « Fanny Ardant et moi » : 
"On écoute du chant grégorien
Elle parle à peine et moi je dis rien
On a une relation comme ça
Fanny Ardant et moi (..)
Elle est posée sur l’étagère
Entre un bouquin d’Eric Holder
Un chandelier blanc Ikea
Et une carte postale de Maria"

De toute façon, quand on est up, tous les prétextes sont bons pour rester là-haut, et profiter de la vue. Ta cure de psilocybine se termine, tu espères maintenant redescendre doucement dans la vallée, en évitant les précipices, au fond desquels la présence d'ascenseurs n'est jamais certaine, comme le dit ce poète du bas-astral que tu réécoutes un peu trop ces jours-ci pour être tout à fait chelou, ou alors, si, en fait
De savoir que tu es allé à son enterrement sous champis, même microdosés, ça aurait bien fait marrer ta copine, enfin, telle que tu l'as connue dans ton segment temporel interrompu en 83, en tout cas. C'est avec elle que tu en prenais, les rares fois où tu y as goûté. Il te faut maintenant laisser le soufflé émotionnel retomber, tu en as réussi un bien gratiné sur le dessus, c'est vrai, retrouver un sommeil régulier, et patienter quelques semaines pour capter ce que t'as réellement retiré de l'expérience. avant de te demander vers où tu veux maintenant aller, avec ou sans psychédéliques. 
C'était quoi, ce trip ? As-tu fait l'amour avec un fantôme, dans ta tête ? 
As-tu enfin donné une sépulture décente à ta jeunesse ? 
As-tu pris une grosse murge émotionnelle pour rien, sur ton blog, cette perche à selfies dont tu te croyais sevré ? 
As-tu découvert l’ingrédient mystère de la recette de la pâte à tartiner les regrets éternels, avec un enthousiasme non feint ?… tu crois avoir vécu ce que Castaneda, Ignace de Loyola et Flopinette de la Croisette appelaient une récapitulation, ou « examen de conscience » chez les AA; elle s’agrémente d’une évaluation « est-ce que j’ai été bon, mauvais, neutre ? » dans une version assez reposante, puisque personne ne te juge, même pas toi-même. C'est pas banal. C'est pas ton genre.

fragment de tutoriel portant sur la récapitulation
retrouvé dans une poubelle, devant l'évéché.
Attention, n'essaye pas de refaire ça chez toi,
sinon finie la garantie !

De plus, les circonstances ont nimbé l'évènement d'un halo de synchronicité vaguement miraculeuse, des coïncidences heureuses, petites et grandes, se produisent depuis le début de la randonnée, tu évites de t'évanouir de joie à chaque fois que tu les remarques, car sinon cela signifierait que tu en es la source et que tu t'auto-intoxiques avec ton up, tu les prends juste comme des signaux positifs te confortant dans l'idée que c'était une bonne décision de venir, même si tes raisons étaient loin d'être sans mélange, tout s'est bien enquillé, c'est ma foi vrai, comme si l'esprit de l'Univers t'avait fait confiance et voulait te dire des trucs sympas, qu'il pensait vraiment, tout en soustrayant ton amie du monde sensible, mais n'en fais pas une affaire personnelle, il a fait un temps splendide, et franchement ce fut une très belle journée, mais ma p'tite soeur qui est tombée de la falaise et il va falloir que je vous quitte ce soir messieurs dames... 
et demain, ça s'ra vachement mieux !
Tu as conservé les yeux ouverts au milieu des vagues de chagrin quand elles te submergeaient, tu n’as ni toussé ni craché. Même pas mal.
Et encore plus mieux, tu as pu comprendre par les témoignages de ses proches, qu'elle avait finalement accédé à une certaine forme d’accomplissement, dans sa destinée de prof de français adorée par ses élèves, dont l'amour l'avait soutenue jusqu'au bout de sa longue maladie.

A vingt ans, on croyait que le cul et l'herbe
pouvaient être le ciment du couple.
Ils ne cimentèrent que son caveau.
Le risque de lui nuire s'est éteint avec elle. Pour lui parler, ne serait-ce que pour la féliciter de son parcours, tu n’as plus besoin d’aucun intermédiaire. 
Tu l'appelles quand tu veux. 
Même si l'idée maîtresse, maintenant, c'est de la laisser partir. Elle l'a bien mérité, son repos éternel. Son photomaton de 1982, sur lequel tu as louché pendant une bonne quinzaine, ayant compris le pouvoir mortifère qu’il exerçait sur ton cerveau en surchauffe, est magnifié par sa disparition, mais il montre aussi qu'il ne faut pas trop s’attacher aux apparences, sinon, on se prépare d'atroces souffrances, puisque tout change tout le temps. Le seul organe qui se bonifie, tandis que beaucoup d’autres fatiguent et flanchent, et nous font des mauvaises blagues, c’est le coeur : lui seul est doté du pouvoir de guérison, et de se régénérer, et de gagner en maturité, s’il a de la chance dans ses aventures. 
Les images sont donc à la fois vraies et piégeuses, transformant la vérité d’un instant passé en une petite éternité : celle de notre regard. Elles interrogent notre rapport au temps, à la mortalité. Le reflet pâli de l’être aimé, qui resplendit de vie à partir d’un petit photomaton noir et blanc, peut nous briser le coeur, ou alors nous rappeler au devoir d’essayer de vivre à la hauteur des combats menés; même si le départ définitif semble une défaite, et même si l’impression qui domine pour l’instant est celle de l’accablement devant la perte.

Quand j'ai fait faire chez U des agrandissements de mon photomaton de 82 de la disparue,
j'ai bien revécu mes émotions avec leur intensité originelle, alors que j'aurais préféré une péridurale,
mais  je n'ai pas bien capté toutes les implications, qui ne me sont apparues qu'hier, 
en allant à la mer et en découvrant le chemin de la Culée, du côté de Saint-Jean-de-Monts.
Je vais peut-être rédiger une version franchement ordurière pourle site Complots Faciles,
 parce que là c'est encore un peu tangent.

Je suis sous le coup d’une émotion que je crois saine.
Les deuils, les pertes, sont des moments où l’on peut lâcher les vannes, et laisser couler ce qui doit être « libéré », afin que la personne disparue puisse elle aussi partir, ne pas être retenue par notre chagrin bien souvent aggravé par le sentiment de ce qui était perfectible, de l’idée pernicieuse et égotiste qu’on aurait pu mieux s’y prendre, et ainsi parvenir à une vie meilleure. C’est là qu’il faut faire gaffe à pas se prendre les pieds dans le tapis, aveuglé par les larmes quand même bienvenues, puisque comme le rappelle un lama qui n’est pas Serge« Il est des souffrances inévitables, et d'autres que nous nous créons. Trop souvent, nous perpétuons notre douleur, nous l'alimentons mentalement en rouvrant inlassablement nos blessures, ce qui ne fait qu'accentuer notre sentiment d'injustice. Nous revenons sur nos souvenirs douloureux avec le désir inconscient que cela sera de nature à modifier la situation - en vain. Ressasser nos maux peut servir un objectif limité, en pimentant l'existence d'une note dramatique ou exaltée, en nous attirant l'attention et la sympathie d'autrui. Maigre compensation, en regard du malheur que nous continuons d'endurer. »
Je l'aimais beaucoup, j'ose espérer qu'elle aussi, elle a beaucoup compté pour moi, avec sa fantaisie, sa générosité et sa confusion, on a vécu une relation houleuse, on pensait que la liberté consistait à faire ce qui nous plaisait, et l’apprentissage des responsabilités de la vie d’adulte, et des épreuves qui attendent les gens qui prétendent imprudemment se mettre « en couple » nous intéressait bien moins que d’expérimenter des trucs et des machins, quitte à se faire mal et à en tirer des leçons de vie, mais pas toujours. A tel point que nous ne pûmes nous pardonner certaines erreurs, et dûmes nous séparer. Ce furent nos compagnons d’après qui en récoltèrent les bénéfices, si l’on omet pudiquement l’épisode Pascale G., encore plus violent.
M. est évidemment l’antithèse de M., ce qui en dit aussi long sur elles que sur moi et mes choix de vie. C’est ça qu’est chouette, dans la vie, finalement : on fait ses choix, et quand on se trompe, on peut en changer.
Tant que la vie met longtemps à devenir courte.
Alors que quand on est mouru, tout se fige sous le vernis satiné de l’irrémédiable.
Écrire, pour moi c'est mettre à distance, donc j'écris le moins possible, et surtout pas plus, et uniquement quand je n'arrive pas à l'exprimer à l'oral. Ce qui reste rare, en fait.
Je t’embrasse.
(extraits d'une lettre à mon papounet, qui s'inquiétait de mon état, et à laquelle il n'a pas répondu) 

une nuit, j'ai confectionné sous Photoshop un ex-voto où je me la pète un peu.
Mais si je me la pète pas un peu, qui va me la péter ?


(à suivre...)

samedi 8 avril 2023

Estropiés se remettant en ordre de marche (2)

Dans l'église, pendant l'office en mémoire de la défunte, quelqu'un récite l’épître aux Corinthiens de Saint Paul, "et si je n'ai pas l'amour, je n'ai rien, et dans ce cas je ferais mieux d'aller jouer à la belote avec les copains", tu te rappelles de ce texte que tu voulais placer à l'enterrement de ta belle-mère le mois passé mais qui fut retoqué, tu n'avais pas le final cut, alors tu sanglotes convulsivement, parce que quand même, l'épitre aux Corinthiens, ça tient bien la route, depuis 2000 ans.
Et c'est vrai que si t'as pas l'amour, t'as que dalle, et tu passes un peu à côté de ta life. 
Et pourtant, maintenant que nous voici réunis sous la nef, recueillis mais un peu intimidés par le silence assourdissant devant une vie qui a atteint son terme, on s'entend penser qu'on rêve tous de vivre cet amour, si bien dépeint par l'apôtre que ça fait de lui un vrai pote, Paul, mais que beaucoup reçoivent et partagent en lieu et place un substitut bien moisi : un attachement toxique, dont on peut mesurer la nocivité à l'aide de cette règle d'or, comme si c'était un double décimètre en plastique jaune : si l'amour libère, l'attachement contraint. 
Ainsi équipés, on peut mesurer nos progrès, au centimètre près, et évaluer le succès de nos tentatives pour nous retenir aux rares touffes d'herbe et racines qui émergent du sol pendant l'interminable glissade le long du plan légèrement incliné qui mène au tombeau. 
Car, faut-il le rappeler, le lien de l'attachement pend dans le vide.


Ce dessin parle manifestement d'autre chose. Il a été détourné.
Encore que. Si ça vous scandalise, écrivez au journal, qui transmettra.
Alors ça n'interdit pas de se gargariser avec l’épître aux Corinthiens (vaut mieux que deux tuloras) de Saint Paul, ni de se le prescrire les uns les autres en suppositoires effervescents et pastilles anti-tussives, et pour les messes ça reste un must, et pour honorer les défunts en partance c'est la classe à Dallas, mais ça ne doit pas nous aveugler au point d'oublier que nous sommes peu enclins à vouloir nous libérer vraiment de nos attachements, car pour cela il faut avoir vu la nature de la prison et en avoir assez souffert pour employer des solutions radicales. 
Bien souvent, au lieu de cet effort soutenu de désenvasement de notre nature humaine, nous nous attachons à notre colère, à notre déception, notre chagrin, parce que nos émotions négatives nous tiennent compagnie quand les femmes nous la faussent, communes... et aussi parce que la sexualité est une grosse coquine qui ne tient jamais les promesses qu'on l'a entendue balbutier, un soir d'ivresse hormonale, et qu'on a failli croire sur parole, promesses d'amour, de bonheur, de partage... en réalité elle est aux ordres de la reproduction, elle roule pour la survie de l'espèce, le plaisir c'est juste le cadeau bonux, et la super-cacahouète pour le singe, la sexualité rigole en douce, quand on dort, et elle n'hésite pas à nous filouter, à nous leurrer pour parvenir à ses fins, qui transcendent franchement les nôtres. Alors que nous, enfin vous je sais pas, mais en tout cas moi, la transcendance c'était pas mon objectif premier, ce que je voulais, c'était le leurre, et l'argent du leurre... et léser la crémière. 
C'était quand même pas bien compliqué. 
A défaut d'être réaliste.

La rade de Perros, telle qu'on la voyait depuis la fenêtre de ma chambre, après qu'on ait quitté Louannec
pour s'installer dans la maison que nos parents avaient fait construire de l'autre côté de la baie.
On distingue sur la ligne d'horizon l'église romane de Louannec, avec son clocher carré.
Quand on la voit, c'est qu'il va pleuv
oir, quand on ne la voit plus, c'est qu'il pleut. 
Qu'est-ce que j'ai pu loucher sur ce putain de clocher quand j'étais petit !
Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours été amoureux de filles qui habitaient Louannec.  
Et pourquoi, Seigneur ? Tu aurais pu m'infliger les mêmes tourments avec des filles de Perros,
ça aurait quand même été plus pratique, et puis plus éco-responsable, aussi.

Après la cérémonie, tu es abordé par la maman de la disparue, et  une fois que tu lui as révélé ton identité secrète dans un lourd sanglot, elle se souvient très bien de toi, malgré tes quarante ans de silence radio, et elle t'accueille sans chichis avec ton petit tsunami de larmes, puis on te présente la fille de la défunte, qui a 22 au compteur, l'âge qu'avait sa maman quand vous viviez ensemble, et qui lui ressemble comme à une goutte d'eau. Tu me diras que les chats ne font pas des chiens, mais quand même, les bornes de la décence en sont un peu gondolées, et d'abord - Glarg ! pour être bipolaire, on n'en est pas moins homme, ça se bouscule un peu au portillon des émotions. Certaines sont si confuses qu'elles en retournent même prendre un ticket à l'accueil, en attente d'être inspectées.
Heureusement qu’aux enterrements, on peut pleurer comme vache qui pisse et conserver néanmoins une certaine dignité, voire y accéder un peu tard, comme dans la chanson de Brel sur les toros, quand il évoque les épiciers qui se prennent pour Montherlant au moment de la mise à mort, ou un truc du genre !
Lors de la collation qui suit, tu retrouves quelques forbans des sous-bois fréquentés dans cette vie antérieure, ex-conjoints et amis communs de la disparue, tu te choisis un tocard de bonne taille, et tu le coinces entre deux portes, tu prends un malin plaisir à évoquer son ex, celle qui avait le chic pour déstabiliser tout le monde en trois phrases, tes souvenirs sont précis et tes questions tranchantes, pour bien le mettre mal à l'aise avec ton hypermnésie, tu reprends le fil d'une conversation imaginaire, comme si 40 ans ne s'étaient pas écoulés depuis, il te lâche quelques infos déprimantes et fatales, et bat rapidement en retraite, un peu gêné, en marmonnant "à bientôt"... 
"A bientôt" ? alors qu'on s'est pas revus depuis 83, et qu'on n'est même pas certains de se recroiser vivants au prochain enterrement ? Tu sais désormais que cette formule, déclinée à l'envi autour des tombes fraîchement creusées, ne témoigne pas de l'intention de la personne de te recontacter sous peu, mais désigne plutôt (sans pouvoir le nommer) le fait qu'à votre tour, vous serez bientôt frappés du même sceau de la péremption, et finirez dans un même trou, dont on ne peut rien dire, puisqu'un trou, qu'est-ce ? sinon une absence, entourée de présence.  

Une seule réponse, toujours, à nos interrogations :
T'as qu'à croire. Ben voyons. C'est tout vu.

"A bientôt", donc, oké, moi comprendre la blague, mais le plus tard possible, alors. 
Un cyberpote abonde, quelques jours plus tard, quand tu deviens volubile autour de la disparue, auprès de personnes qui ignoraient jusqu'à son existence avant qu'elle fut soustraite aux yeux de tous sur ce plan d'existence  : Elle avait l'air cool comme meuf. L'avantage avec la mort c'est qu'on y passe tous. Du coup impossible d'être tristes trop longtemps.
Tu n'ai jamais pris le risque de renouer avec la morte de son vivantsentant que dans ton cas le désir de renouer c'était sans doute pour te rependre, tu l'ai déjà expliqué, mais t'aimes bien la formule, alors tu la repasses discrètement. Tu découvres simplement, en même temps que la partie de l'histoire que tu n'as pas captée en temps réel et que tu assimiles en accéléré en léger différé, qu'elle n'est pas aussi triste que la version que tu en avais déduite sur comment elle avait géré sa vie post-toi. Ou alors elle l'est beaucoup plus, mais au moins elle dit quelque chose d'authentique sur ceux qui l'ont vécue.
Bref, vive le réel 😁 tantpistanmieux, c'est pour ça que tu es venu, non ? pour réaffirmer après bien des années d'errance le primat du réel, et désamorcer ton imaginaire, feu d'artifice à mèche longue.
L'amie qui t'a accompagné te tient la main tout du long, même si tu l'inquiètes un peu, avec ton expérience en cours de micro-dosage de psychédéliques et ton imitation du brâme du veuf inconsolable, alors que tu tu es juste... quoi, inconsolable ? Après 40 ans de silence, mimant une indifférence, au mieux polie ? Qui va te croire ? Et tu ne lâches ni sa main, ni la tienne, sinon adieu Berthe, tu prends même un moment privilégié pour lui faire découvrir les splendeurs de la côte de granit rose, sous un crépuscule un peu éteint et tourmenté de nuages bas, mais quand même ça a de la gueule, il faudra revenir par beau temps...
La transe hypomaniaque te porte encore à errer sur le rivage un mois de plus. Tu testes le donormyl, somnifère sans ordonnance qui ne marche qu'un soir sur deux. Tu commences à écrire sur l'aventure de l'homme qui tombe à pic juste un poil trop tard, ce qui entretient ton état, voire l'aggrave un peu, sans ostentation bien sûr. 
Tu sais que si tu ne peux maitriser la réaction en chaine dont tu es le siège, tu peux cesser de l'alimenter en combustible, ça finira bien par l'éteindre ; mais tu veux d'abord tirer les leçons de l'expérience. Il est encore tôt.

(à suivre...)

mardi 4 avril 2023

Estropiés se remettant dans le sens de la marche (1)

C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenais mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien
Louis Aragon , "Est-ce ainsi que les hommes vivent"

Dans la Légende des Siècles rapportée plus tard par vos deux familles, on raconte que dans votre enfance vous viviez dans le même lotissement de la banlieue de Perros, cette petite voisine avait deux ans de plus que toi, et elle t'apprit à marcher dans le quartier. Presque soixante ans plus tard, tu tangues un peu en prenant appui sur ta béquille, mais enfin, tu marches à nouveau, et tu apprécies ce début d'autonomie retrouvée, en te dirigeant à l'estime vers le cimetière inondé d'un soleil printanier et équanime, qui prodigue lumière et chaleur aux morts comme aux vivants endeuillés. 
C'est pas le moment d'en jubiler sous cape, ça foutrait par terre ta couverture de VRP du chagrin qui revient de loin, du haut des décennies qui te séparent de la dernière fois où tu crois l'avoir vue vivante. La disparue. Qui n'a jamais été aussi présente dans ton esprit, depuis bien longtemps.
Dans ton dernier souvenir de votre interaction, elle n'était pas de très bonne humeur. 
La rupture n'était pas sereine. 
La relation non plus. 
Sinon, vous ne vous seriez pas séparés.
Et tu te dis qu'à nouveau, elle guide tes premiers pas, après cette nouvelle naissance, cet accident bête dont tu te relèves, après une maladie plus grave et plus sérieuse, il t'a fallu apprendre sa mort pour te remettre debout pour de bon, tu aurais bien aimé savoir ce qu'elle était devenue, tu caressais l’idée de reprendre contact, pas de te rendre à son enterrement après en avoir appris la bien triste nouvelle, comme on dit dans ta famille. 
Des fois ça part en live, des fois ça part en death. On choisit pas toujours.
D'ailleurs, sur ce coup-là, si j'avais le choix, il ne serait pas funéraire.
Tu reconnais que tu ne maitrises pas grand-chose, tu peux seulement moduler un peu tes réactions face à ce que la vie te propose, y compris quand c'est l'option dernier hommage, non négociable.
Tu sentais que tes motivations étaient troubles, tu n’avais pas encore trouvé de prétexte crédible pour l'appeler, alors tu n’as jamais vraiment tenté de renouer, une fois votre histoire finie, sachant que pour toi, dépendant affectif de classe IV, renouer c'était prendre le risque de te rependre, et qu'il te semble aujourd'hui préférable de défaire les noeuds émotionnels, énergétiques, existentiels, tous ces noeuds générés en t’agrippant aux autres pour assouvir tes besoins contradictoires d’intensité, de paix, de sécurité, de folie, d'harmonie, de sagesse et de souffrance. Et comme le disait une amie, rien de tel pour dénouer les nœuds que de le faire sur la corde où ils ont été faits. T'es là pour ça, en fait. Alors merci qui ?
Parti à l'heure où blêmit ta compagne, tu es arrivé au bled en fin de matinée, et comme le rendez-vous pour la sépulture est à 14 heures à l'église, tu passes à la plage, celle avec laquelle tu as un lien fort, que tu ne t'expliques pas, tu t'allonges sur le banc blanc qui claque sous le soleil de Mars, et tu toques à sa portes, et tu talkes à la morte. 

Trestrignel pour moi tout seul, et toi en direct live, ou c'est tout comme.
Que demander de plus ? ah si, que la température de l'eau s'élève au-dessus de 15°.
Sans vouloir abuser de Votre Bienveillance, ni du réchauffement climatique.

Comme elle n'est plus géolocalisée dans son corps, elle est un peu partout, et tu n’as plus besoin d’intermédiaire pour échanger avec elle. En principe. Et surtout pas d'une relation médiatisée par les pingouins sacerdotaux qui t'attendent tout à l'heure avec leurs rituels et leurs fumigènes.
Fais gaffe, quand même : Quand un homme parle à Dieu, on dit qu'il prie. Mais si Dieu lui répond, on pose le diagnostic de schizophrène. Thomas Szasz a dit ça dans Ouest-France, entre deux horaires de marée d'équinoxe. Mais parler à une humaine, morte ? Tu feras quoi si elle te répond ? tu reprendras du lithium ? tu pondras un article sur ton blog de gros tocard ?

nature morte : 
la disparue
Je suis venu te laisser partir // avec mes regrets // De n'avoir pas su t'aimer mieux // on est tous passagers de l'A320 de Germanwings // que le copilote dépressif va écraser sur la montagne // Merci pour ton amour // tu n'y es pas allée de main morte // c'était y'a longtemps mais ça sent avant-hier // ma période sex and drugs and rock'n'roll // suivie en toute logique de ma période "porno partout, désir nulle part", Fraternités de 12 étapes et dark ambiant // tanpistanmieux // Sans déconner, ce coup-ci, je suis vraiment venu te dire adieu // Dans mon bureau de la pièce du fond, où je m'enivre encore à la fumée noire de ta combustion lente // en brûlant des quartiers de chêne humide // dans cette cheminée qui contrairement à nous // n'a jamais bien tiré même quand elle était jeune // j'ai ton photomaton de 82 qui m'accroche l'oeil, mais sur la cheminée y'a aussi une photo de ma femme et de mon fils // ils m'attendent à l'étage // peut-être ont-ils l'oeil moins vif que sur les agrandissement que j'ai fait retirer en grand pour tes parents // mais ils sont vivants // et s'inquiètent pour ma santé.//


nature morte :
femme au foyer
avec enfant
Et que viens-tu faire à son enterrement ? De ce que tu en sais, elle n'a pas eu par la suite une existence très facile, mais elle laisse le souvenir d'une battante. Même si tu traines la pénible impression de chialer sur toi-même et sur ta jeunesse qui va être inhumée là, sans préavis, que tu te sens englué comme un cormoran mazouté dans ce retour vers le passé, auquel nul ne te demandait de participer, ça va sans doute te passer, dès que tu iras au-devant des vivants, des survivants, tu es venu rendre un dernier hommage à la défunte, et tu en profites pour faire u
n peu de rééducation fonctionnelle, et émotionnelle. 
Respire, puisque ça t'est encore possible.
Au départ, une sœur de la disparue s'est exclamée "on a oublié de prévenir John", son propos t'a été rapporté, ça t'a un peu mis le feu aux poutres : si tu le voulais, tu avais une place dans l'histoire, et une lente alchimie s'est amorcée en toi, comme une levure (de bière !) qui fermente et qui gonfle, tu aimerais qu'elle finisse par ranimer la morte, en même temps ça serait un peu flippant, tout le monde affiche un petit air de sépulcre et y va de sa larme, une résurrection miraculeuse ferait foirer la cérémonie...
Tu reconnais que le risque est minime.

Dans ton beau pyjama froissé de fantôme sorti trop tard du placard, tu ne te sens pas très légitime, mais pas vraiment déplacé non plus, tu reconnais certains visages, même artificiellement vieillis par le logiciel du Temps manipulé par Chat_GPT3 ou une autre entité démente à l'humour un peu noir, d'autres sont méconnaissables, et toi tu es juste surnuméraire. 
Les jeunes sexagénaires arborent les stigmates des expériences qu'ils se sont infligées pendant des décennies, tentant de se soigner par l'auto-médication et par des produits aux effets secondaires parfois pires que la mélancolie qu'ils prétendaient combattre. Pas la peine de t'être préparé d'arrache-pied une mine d'enterrement, comme on dit au Cambodge : pour renouer avec tes fantômes, pas de doute, tu es en terrain connu.
Le beau temps se maintient tout l'après-midi. C'est important, car si des funérailles pluvieuses ou venteuses semblent convenir au chagrin funéraire, le soleil persistant nous suggère que la vie peut, et doit, continuer; que parfois la vie doit s'arrêter avant de pouvoir repartir. Tu sembles mûr pour inventer de nouveaux proverbes frappés au coin du bon sens, qui fleuriront le calendrier des marées dans l'almanach du marin breton.

l'église de Saint-Juéry-le Haut
n'est pas très engageante.
Elle est pourtant chaleureuse,
une fois qu'on a poussé la porte.
C'est toujours pareil, 
c'est le premier pas qui coûte.
Tu te dis que quand même, tu progresses : le mois dernier, tu étais en fauteuil roulant dans l'église glaciale de Saint-Juéry (81) pour la messe de funérailles de ta belle-mère, et tu n'en es même pas ressorti avec des pneus neufs. Le seul miracle fut le burn-out poignant du curé, qui prit les vivants à partie par dessus le cercueil de mamie d'Albi, témoignant qu'il était désormais le dernier curé du Tarn, le dernier de son espèce, en chaire et en os, plus que déçu par le refus implicite des participants de partager avec lui le miracle de la transsubstantiation. Seules deux ou trois grenouilles de bénitier s'avancent dans l'allée pour communier par le pain et le vin, alors que cinq minutes plus tôt, tout le monde a chanté les psaumes de bon coeur. 
Enfin, ceux qui s'en rappelaient encore les paroles. 
Il propose alors un amendement à la règle ancestrale jamais dépoussiérée par Vatican II, celle qui stipulait qu'on ne pouvait communier sans s'être confessé avant. Pas d'effet notable. Tu ne te sens pas concerné, tu n'es pas baptisé, t'aimes bien le Christ, tu souhaites ardemment son avènement 2.0, mais tu n'appartiens pas à cette confession. 

l'église de Saint-Juéry-le Bas,
par contre, est passée du côté obscur :
on y célèbre un culte hideux
à des entités cosmiques oubliées.
Ça te donne juste envie de revoir Fleabag, la série anglaise dépressive et si émouvante, avec sa folle perdue et son curé en chaleur, et sa galerie de monstres existentiels, qu'elle apprivoise avec une empathie peu commune dans la fiction contemporaine. 
C'est quand même autre chose que mon curé chez les Thaïlandaises Albigeoises, qui se dit maintenant prêt à endosser les erreurs récentes de l'Eglise, si les paroissiens voulaient bien retrouver le chemin de la messe. Nul ne peut qualifier le silence attentif qui s'ensuit, mais personne ne se précipite non plus pour s'étouffer sur le champ avec des hosties consacrées.
Heureusement que Jankélévitch n'était pas là, sinon il aurait sorti sa blague sur le pardon qui est mort dans les camps de la mort, et ça aurait un peu cassé l'ambiance.

la blague sur le pardon de Jankélévitch
(nombre minimum de joueurs : 2)


Ensuite, le curé revient aux figures imposées par la liturgie : « le Seigneur nous l’a donnée, le Seigneur nous l’a reprise. » ...aah ça, pour se mettre une grosse tôle à base d’un bouquet fané d’émotions tristouilles et branchées regrets, pertes et deuils, on est là. Faut pas nous en promettre. Ton fils, qui est venu spontanément aux funérailles de sa grand-mère, malgré la distance et une logistique compliquée par des grèves récurrentes à la SNCF, t'avait jadis déclaré, fier de sa trouvaille : "je sais ce que t'es, papa, t'es un regretteur." Il t'avait bien capté, ce jour-là. Aujourd'hui, tu ne regrettes rien. Pourvu que ça dure. Et on sort en rangs, pour aller au funérarium, et l'église redevient une coquille vide et froide. 

nous réconcilier ? on n'était pas fâchés.
C'est inutile de se fâcher avec la mort, 
elle a toujours le dernier mot.
En principe.
Presque un mois plus tard, dans les jours qui précédent l'inhumation annoncée de ton ancienne compagne, avec qui tu partageas une vie littéralement antérieure tellement ça te semble ailleurs et concerner d'autres personnes, une fois é-mu au point que s'impose à toi l'inquiétante évidence d'aller rendre un dernier hommage à la disparue, tu as trouvé au dernier moment un CDD disponible pour te remplacer au bureau le jour où tu devais reprendre pied vers le plein emploi, après deux mois et demi de convalescence dans ton canapé, à parler à tes télécommandes, à ton ordinateur plein d'amis imaginaires et bourré ras la gueule d'images de choses qui ne sont pas ces choses, quand l'inspiration te contraignait à descendre l'escalier qui mène à ton bureau sur les fesses, parce que tu as testé les béquilles dans les escaliers, et c'était pas concluant. Sauf à vouloir en finir, en faisant peur au chat et un barouf du diable, mais pas au point de réveiller les morts, qui le sont pour la vie. 
Maintenant, tu parviens à n'écrire que quand tu t'y trouves contraint, pour abréagir la douleur, et c'est tant mieux. Même si au passage tu ne peux sans doute t'empêcher d'en remettre une petite dose. Le chagrin, c'est ta came, quand même, tu l'admets, à force de remuer ton doigt dans ton oeil à propos de cette femme qui fut tienne, même si c'était dans une autre galaxie, fort lointaine, tu te rends compte à quel point la tristesse, c'est ton carburant de base, et même si c'est la seule promesse que la vie tient toujourscomme c'est toi le dealer, la peur du manque te pousse à la surproduction. Et quand un dealer ne produit sa came que pour pouvoir la consommer, c'est pas bon pour le commerce...
Seul un producteur de porno t'avait jadis placé un argument aussi faible sur le plan logique, prétendant tourner ses films pour maitriser sa conso, et éviter ainsi de devenir accro... 
C'était n'importe quoi, et ça l'est resté. Pauvre John B.Root, et pauvre de toi. Mais pas de pitié pour les camés : au fond, tu sais bien que dans ton effort malsain pour tutoyer la mort, instaurer avec elle une certaine familiarité, tenter de l'amadouer par une morbidité joyeuse, et t'en faire une copine, tu ne vises qu'à dévaloriser les craintes que tu en éprouves, depuis qu'on t'a alerté, bébé, sur ta finitude. C'est de cette angoisse que te vient tout le mal.
Alors tu vas prêchant que la mort n’est qu'un passage, et non un état. Blah-blah blah.
Tu serines à ta cousine Séverine qu'à ta conne essence, la vie n’a pas de contraire, et qu'il s'agit de bien voir comment ça marche, et qui coulisse dans quoi. Que pour l'instant, aucun mort n'est venu infirmer ta théorie. Tu replaces dès que tu peux le fragment de Saint Francis qui t'est comme un mantra secret, et qui selon toi révèle la nature égotiste de ta crainte devant la chose, crainte qui n'est pas non plus la chose mais qui la recouvre d'un voile d'inconnaissance, comme le ferait une bâche goudronnée sur le piano du salon. Ça serait dommage : par beau temps, on peut y jouer du Chopin, amer remède à la mélancolie. 
le fragment de Saint Francis : « être conscient, c'est être conscient de ce qui est maintenant, et pas être à l'affut de ce qui était hier ou sera demain ou dans cinq minutes ou quand on va mourir (snif, je me manque déjà). »

une blague un peu éculée sur le sujet

Et justement, pendant ce temps, dans le réel, à la maison, à force d'évoquer ton amour de jeunesse à table, devant ta légitime dont tu partages la vie depuis bientôt 35 annuités non remboursables, celle-ci a fini par déclencher une grève surprise du ramassage des poubelles émotionnelles, tu l'as bien cherché, et tu as été prié d'aller bricoler ton unfinished business ailleurs.  Du travail pas fini, tu ne sais pas vraiment s'il y en a, peut-être que tu te prends juste les pieds du cœur pas lavés dans ton passé troubleu. 

ma belle-mère m'a toujours caché
que quand elle était jeune, sa soeur
n'était pas mal non plus.
Il a fallu que je trouve sa photo
au fond d'un placard
pour m'en apercevoir.
Elle craignait peut-être que je remonte
dans le passé pour épouser Elvire.
Comment lui en vouloir ?
Anyway tu peux bien mimer l'affliction, puisqu'elle est en partie réelle, ce que tu ne peux pas faire c'est recoudre l’irrémédiable, et c'est pas non plus la peine d'envenimer une situation familiale déjà tendue par tes prises de risques en cours, ta tentative de reconnexion à ton émotionnel, l'arrêt du lithium suivi d'un test grandeur nature de microdosage de psychédéliques, et qui t'a mené à ce qui commence à ressembler à une bonne grosse murge émotionnelle, bien que tu ne sois pas vu franchir la ligne rouge que tu t'étais fixée comme garde-fou, mais avec tous ces dépôts d'ordures sauvages en train de cramer doucement aux quatre coins de la baraque, alourdissant l'atmosphère déjà accablée du deuil précédent, cette belle-maman qui était en fin de vie depuis si longtemps qu'on ne croyait plus vraiment à son départ imminent, va savoir si tu y vois encore quelque chose à travers la fumée noire. 
Tu as donc pris ton unfinished business et ta béquille sous le bras, et ta voiture de l'autre main, et tu as roulé 300 km vers le nord, jusqu’à ce petit village d'Armorique peuplé d’irréductibles Gaulois qui résistent encore à l'envahisseur romain et aux fraternités de rétablissement en 12 étapes. Ce village dont tu es aussi issu, tu t'en souviens maintenant que tu arrives sur le port, ça te fait des zigouigouis partout, comme un retour chez soi, alors que tu l'as quitté en 1979. 
Au début du voyage, voulant t’extirper des embouteillages qui paralysaient le périphérique nantais, et qui te faisaient rouler au pas vers l'Armor, tu as pris un projectile inconnu dans ton aile avant gauche, tu as perçu un bruit avant coureur tugudunn tugudunn Schpofffhh !! un missile anonyme tiré d'un angle mort t’a atteint, sans doute un caillou tombé d’un camion. T'arrêtant sur la première aire pour constater les dégâts, ton aile est toute pétée, n’empêche même que, l’aile avant gauche, sans déconner, ça t’a fait sourire, la symbolique du corps, les organes moteurs n’étaient pas touchés, simplement tu partais le coeur à nu…

T'en auras bien pour 700 € de carrosserie, mais quand on aime on ne compte pas...

Tu repenses à ce que tu as manqué avec l'amie défunte, comme avec d'autres, et qui est suggéré dans cet aparté de Flo, qui te revient hanter à marée haute quand la manie de faire des phrases s'empare des marins restés trop longtemps à quai regarder les enseignes des troquets se décrocher du mur par vent fort...
"C’est très simple d'ouvrir le cœur, pas besoin du kamasutra. Il suffit de regarder l’autre comme une fin en soi, et non comme un moyen (pour reprendre l’expression de Kant). De le voir comme un individu, comme une totalité, au lieu de le voir comme le moyen d’obtenir quelque chose pour soi (de la reconnaissance, des sous, du plaisir…). C’est d’ailleurs pour cette raison que les nanas sont frustrées. Elle sont là comme des huîtres et c’est les mecs qui doivent les ouvrir. Dès ce moment, le mec est considéré comme un moyen (le couteau qui va ouvrir l’huître), donc ça ne risque pas de marcher. D’où la frustration. On a juste pété le bord de la coquille, mais l’huître est toujours fermée. Si l’huître pouvait voir qu’elle a en face d’elle un individu, un vrai, ça irait beaucoup mieux. Et vice-versa. Si les mecs arrêtaient de voir les nanas comme des poubelles où déverser leur frustration, ça irait mieux aussi.


rédigé, raclé & repeint en mars / avril 2023
en écoutant à donf tomber la neige 
sur les lunettes de Jan Bang et Eivind Aarset, 
jusqu'à en pleurer des phalanges,
transi dans mon K-Way.
Grâces leur soient rendues.

(à suivre...)