mardi 1 juin 2021

Aux promesses du vivant !

La part inconsciente de notre esprit est consciente de nous.
Ronald D. Laing

"Quel type de don mérite notre gratitude ? Le culte des ancêtres des traditions asiatiques est une inspiration intéressante ici, parce qu’il nous permet de changer la conception de ce envers quoi nous pouvons rendre grâce. Car il n’hérite pas de la folie douce caractéristique de la tradition occidentale, et probablement héritée du monothéisme anthropomorphique, suivant laquelle n’est un don impliquant gratitude que ce qui nous a été donné volontairement. Le Dieu judéo-chrétien, avec sa nature intentionnelle, consciente et volontaire, a fait muter le concept immémorial de don quotidien qui nous fait vivre (le fruit sauvage, l’eau qui désaltère, l’animal chassé), de manière que n’apparaisse comme un don que ce qui a été donné par une volonté consciente (la sienne). Par ce tour de passe-passe théologique, tout don qui n’est pas fait volontairement, et impliquant un sacrifice, n’est pas considéré comme un vrai don, il n’appelle pas gratitude : il est considéré comme un donné naturel, une ressource à disposition, un effet appropriable de la causalité matérielle qui régirait la “Nature”. C’est cette mutation qui a transformé nos rapports aux “environnements donateurs”. Lorsque plus tard l’on a cessé de croire en Dieu, renonçant aux bénédicités quotidiens pour le remercier du pain sur la table, nous n’avons pas su réinvestir cette gratitude vers ce qui nous donne effectivement le pain et l’eau : les dynamiques écologiques et les flux vivants de l’évolution qui circulent dans la biosphère et fondent sa continuité. Nous n’avons plus su qui remercier pour la joie d’être en vie, pour l’attachement mammifère à nos proches, pour les joies quotidiennes offertes par nos corps-esprit dessinés par l’immémoriale évolution. L’assimilation de cette nature vivante qui nous fait et nous reconstitue à une matière mécaniste et absurde a dérobé toute signification à la gratitude envers ce vivant qui pourtant nous fait vivre.

Or, le culte des ancêtres est une forme rituelle anthropologique qui a esquivé ce malentendu métaphysique : dans les traditions asiatiques où il a cours, nul besoin que les ancêtres aient eu la volonté ou l’intention de vous faire pour que vous leur deviez une certaine gratitude d’être en vie. Mais ici, le culte se décale : c’est aux ancêtres préhumains qu’il s’agit de rendre grâce, car ils ont été bien plus nombreux et bien plus généreux envers nous de toutes les puissances corporelles, mentales, affectives et vitales qui nous font, que ces quelques arrière-grands-parents qui nous ont légué un nom de famille, une montre en or, une maison de campagne ou un lopin de terre.

Peut-on imaginer des cultes de nos ancêtres préhumains qui feraient de nous des descendants moins oublieux ? Des rituels simples pour remercier, sans mélodrame ni religiosité outrée, ces ancêtres qui nous ont portés à bout de bras jusqu’ici, qui nous ont offert leurs puissances évolutionnaires et écologiques ? À quoi ressemblerait un autel à ancêtres destiné à tous ces aïeuls généreux ? Au petit mammifère placentaire, analogue à un mulot, survivant à l’extinction Crétacé-Tertiaire qui engloutit les grands sauriens, pour nous transmettre en relais le miracle de la vie sexuée, de la viviparité, de la plénitude affective de la parentalité. À la première cellule, qui, par endosymbiose, a incorporé en elle une bactérie devenue mitochondrie, organite qui actionne à chaque instant dans nos corps ce prodige qu’est la synthèse de l’énergie. À l’hominien couvert de fourrure, nu, qui a brillamment découvert le feu, et ce faisant originé, par la filiation comme par l’invention culturelle, la forme de vie que nous sommes.

Et, par extension, n’avons-nous pas besoin d’inventer des rituels de gratitude pour les pollinisateurs qui chaque année fabriquent le printemps végétal, vivrier pour nous ; pour la vie des sols dont la microfaune est le grand paysan acéphale ; pour les forêts bricoleuses du cocon respirable qu’est l’atmosphère ?

Peut-on imaginer d’injecter un peu de tout ce sens dans l’acte quotidien de saler ? Jetant une poignée de gros sel dans la casserole comme la sorcière dans la potion. Ou bien tapant trois fois rythmiquement de l’index sur la salière comme le moine zen sur son gong. Reconstituant ce faisant la salinité de la mer intérieure, celle de l’ancêtre que nous fûmes. Est-ce que cela pourrait faire remonter à la surface la sensation d’avoir été une éponge ? Pressentir les ancêtres qui bougent encore sous la surface de la peau. Qui nous fondent, qui nous ont légué nos puissances vivantes. J’étais éponge, bactérie, braise parmi les braises. De chaque forme de vie alentour peut naître une descendance pleine de possibles.
Levant nos verres, enfin : “Aux promesses du vivant !”

Morizot, Baptiste. « Manières d'être vivant. » 




2 commentaires:

  1. https://www.youtube.com/watch?v=l_Tl188T-S8
    La vidéo ci dessus montre Olga, une chamane effectuer des rituels de remerciement. Comme quoi sur internet tu trouves des tutos absolument pour tout.

    Sinon dans le zen on chante avant chaque repas le texte suivant:

    "Premièrement, réfléchissons à notre propre travail et aux efforts de ceux qui nous ont apporté cette nourriture.Deuxièmement, prenons conscience de la qualité de nos actes lorsque nous recevons ce repas.Troisièmement, l'essentiel est la pratique de la pleine conscience, qui nous aide à transcender l'avidité, la colère et les illusions.Quatrièmement, nous apprécions cette nourriture qui favorise la bonne santé de notre corps et de notre esprit.Cinquièmement, afin de continuer notre pratique pour tous les êtres, nous acceptons cette offrande."

    Évidemment si tu réfléchis à ce qui a été nécessaire pour que ta nourriture arrive dans ton assiette... Il y a beaucoup de trucs que tu ne peux plus manger et il devient difficile d'avoir de la gratitude pour l'industrie agro-alimentaire qui cherche à te faire manger de la m.

    Et pis merci pour cet article.

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  2. Merci pour Olga, c'est superbe. Le livre de Morizot se situe tout entier à cette altitude, parfois difficilement soutenable pour le lecteur, mais à petite dose, ça se sirote très bien. Morizot me rend sensible Spinoza et les Cherokees, tout en les articulant de façon cohérente.
    Et ça tue pas le cochon.
    Le mieux que je puisse faire pour le promouvoir, c'est de me taire.

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