Comment surmonter, voire enchanter, le confinement ? Des professionnels habitués à la solitude font part de leur expérience et prodiguent leurs conseils pour vaincre l’ennui et l’angoisse de l’isolement.
Par Roxana Azimi Publié aujourd’hui dans Le Monde à 04h00
La dénomination de « gardien de phare » n’existe plus, remplacée par celle de « technicien supérieur du développement durable » aux « phares et balises ». Emmanuel Rapenne, 59 ans, exerce depuis plus de trente ans ce métier, fortement transformé par l’automatisation.
« J’ai rejoint en 1986, à l’âge de 25 ans, les phares et balises. J’étais au chômage et j’ai vu l’avis de concours pour devenir électromécanicien de phare. Je me suis dit que je ferais ça pendant quatre ou cinq ans et qu’après je verrais. A priori, plusieurs éléments dans ce métier me plaisaient, notamment la proximité de la mer et de la nature. J’aime les gens, mais j’apprécie aussi les moments de solitude. Et puis le phare, c’est un objet de fantasme. On se demande toujours comment les gens y vivent, comment cette lumière fonctionne.
J’ai été en poste cinq ans en Corse, à Senetosa, dans un phare isolé à terre. Nous étions deux gardiens, et nous surveillions les feux en alternance un jour sur deux. On montait deux semaines en haut de la vigie, puis on redescendait une semaine chez nous. On vivait beaucoup la nuit, pour surveiller le fonctionnement du phare. C’est aussi le moment où la nature se pose, l’énergie est tout autre.
Gardien de phare, c’est un métier de présence, d’attention. C’est une grande responsabilité aussi, même si les bateaux sont aujourd’hui munis de GPS. En Corse, après avoir vérifié tous les aspects mécaniques et techniques, comme les stocks de batteries, qu’on rechargeait avec le groupe électrogène, il fallait occuper le temps. Je dis bien “occuper” et non “tuer” ce temps qui, par moments, semblait interminable. Certains collègues n’y arrivaient pas et, au bout d’une semaine, ils voulaient redescendre. Tout le monde ne supportait pas la vie hachée, la famille au loin, les enfants qu’on ne voit grandir qu’une semaine par mois. On vivait mal le fait qu’une relève soit reportée d’une journée à cause d’une tempête. L’isolement n’est supportable que lorsqu’on ne le ressent pas comme une contrainte.
Le piège du confinement, c’est l’oisiveté. Il faut absolument développer des jardins secrets. J’avais plusieurs centres d’intérêt, car il m’était difficile de me focaliser des heures durant sur un seul hobby ou une seule passion. Je grattais ma guitare, je lisais des livres de science-fiction, j’allais me promener autour du phare dans le maquis, je pêchais. Dans le film L’Equipier [de Philippe Lioret, 2004], le gardien du phare fabriquait des chaises. Moi, je me suis fabriqué moi-même.
Je me suis discipliné, parce que je devais rester concentré. On ne doit jamais perdre possession de son esprit. Autrement on commence à ruminer, les détails prennent une importance démesurée. Lorsque l’on est isolé, la hiérarchie des valeurs change. En Corse, j’ai commencé à faire un peu de yoga, ce qui m’a conduit plus tard au bouddhisme tibétain. J’y suis allé doucement, parce qu’il ne faut brutaliser ni l’esprit ni le corps, sinon ils se rebiffent.
Lorsque je suis arrivé sur l’île de Porquerolles [Var] en 1992, le métier avait déjà évolué. Aujourd’hui, je ne suis plus physiquement dans le phare, mais dans une maison à 100 mètres. Les horaires ont changé, ils sont calés sur ceux d’autres professions, du lundi au vendredi, avec des semaines d’astreinte une à deux fois par mois. Je ne suis plus isolé du monde, mais je n’ai pas cessé pour autant ma quête intérieure. »
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