vendredi 2 novembre 2018

Le blues du dentiste

Le jour des morts, je cours, je vole, 
Je vais, infatigablement, 
De nécropole en nécropole, 
De pierre tombale en monument. 

Georges Brassens, La ballade des cimetières.

Normalement, début novembre, je suis dans ma belle-famille, ou ce qu’il en reste, pour aller saluer tous ces morts que je n’ai pas connus, et les quelques-uns que j’ai connus. Et les survivants. Des fois je préfère rester à Nantes pour les Utopiales, mais cette année l’affiche est tellement laide que je n’ai aucun regret à m’enfuir. Pourtant j’ai repéré au premier coup d’oeil qu’elle est de Beb Deum, que lui-est-il arrivé ? Beb, si tu me lis, reprends-toi, redeviens l’illustrateur magicien que tu fus il y a 300 ans dans les pages de Métal Hurlant. Et donc, la Toussaint dans l’albigeois, comment que ça se danse ? hé bien disons que y'a des saisons plus animées que d'autres. Cette année c'est assez calme. A 73 ans, Tatie régresse doucement vers une triste parodie de sub-humanité, confite dans la rancoeur et l’orgueil blessé d'une princesse déchue, la vie n’a pas été tendre avec elle mais elle la lui a bien rendu, alors que Mamie d’Albi, à 91 ans, est restée valide, souriante, fraiche et autonome, comme si Gériatrix, la fée du troisième âge, la reboostait toutes les nuits en secret à grands coups de baguette magique, même si elle regarde un peu trop Nagui à mon goût, ce dont on se fiche.

En ce qui me consterne, je me traîne un blues d'attachement post-Corse assez encombrant et handicapant au niveau du choix des pensées, mais chacun ses problèmes, je me soigne par la lecture et le jogging : j’ai remarqué que le fait de ressasser dégradait ma concentration, donc je fournis un effort inverse de défragmentation par une attention soutenue à des ouvrages traitant de la Corse ou se passant en Corse, pour l'instant ça ne marche pas terrible.

un flim qui ne se passe pas
en Corse, mais ça pourrait
Pour vous parler très franchement, je crois que je tente de rester dans le mood et d'alimenter l’obsession tout en prétendant m’en détacher, je lis donc "la Corse, ile de Granit" de Dorothy Carrington, une Anglaise qui est tombée amoureuse de l'île à la fin des années 50 et l'a parcourue en tous sens, livre fortement suggéré par des amis suisses résidents sur l'ile depuis 40 ans que j'avais visités lors d'un précédent séjour, et sur les précieux conseils de Louis Julien Poignard, président à vie du Groupement de Réalité Réelle Ratée, je lis aussi en parallèle "A son image", de Jérôme Ferrari que j'ai volée dans son garage, une histoire très triste et très contemporaine qui se passe en Corse.
Et bien sûr Les déportés du Cambrien de Robert Silverberg, mais ça c’est pour me détendre, j’ai du mal à écrire un article sans mettre le mot Silverberg dedans, c’est devenu un tic.
Et le jogging, hé bé comme je suis dans mon septième mois d’abstinence de tabac, je commence à pouvoir trottiner sur plus de 10 km tous les jours, donc ça devient intéressant en termes d'effet, bien que ça soit toujours astreignant à pratiquer, même si endorphines riment avec géraldines.
Ce sont peut-être les vibrations du trot sur route (50 km cette semaine-là) qui font que le 1er novembre au soir, j'ai une incisive du haut montée sur pivot - conséquence d'une période de ma vie plus relâchée sur le plan de l'hygiène dentaire, sans parler de ma chute de 17 mètres dans un ravin - qui me lâche et choit dans ma bouche. Il faut que je m'en occupe tout de suite, car la semaine prochaine je repars à Bourges, et il ne faut pas traîner avec les pivots, la gencive peut se déformer, et on est quittes pour repartir à zéro.
Effet collatéral du lendemain des Trépassés ? Tous les dentistes du coin sont pleins, ou absents. 
J'en vois un qui porte un nom maghrébin dans le volume Les Pages Jaunes de Mamie(1), je me dis qu'il y a des chances qu'il soit dispo, c'est pas raciste, vous ne connaissez pas les Tarnais. Effectivement, super-dévoué à sa clientèle, il me dit au téléphone pouvoir me caser cet après-midi entre deux patients.

le vieux dessin de Xavier Gorce
Quand j'arrive à son cabinet, c'est lui qui vient m'ouvrir, il n'a pas d'assistante. Et à peine installé en salle d'attente, il revient me chercher et me prie de le suivre à son cabinet; dès les premiers échanges parlés, ça commence à déraper. Il me demande comment c'est arrivé, d'où je viens, et je ne sais pas, vu que je ne parviens guère à penser à autre chose, je ne dois pas pouvoir m'empêcher de lui souffler que j'ai passé une semaine de rêve à Ajaccio et que j'ai du mal à m'en remettre, et il part tout de suite dans les tours, pas les deux qui se sont effondrées en 2001, non, mais il surenchérit sur les rêves qu'il avait lui et qu'il a réalisés, comme faire le tour du monde, retaper un château et l'habiter avec la femme de sa vie, ce à quoi je lui rétorque en me rappelant un vieux dessin de Xavier Gorce que si ceux-là sont achevés il va lui falloir trouver un nouveau rêve; il me regarde alors d'un air penché, comme s'il y avait un mot que je ne comprenais pas dans le mot "heu-reux", je n'insiste pas, la dernière fois que j'ai voulu plaisanter avec un dentiste, un juif sépharade, il était en train de me dévitaliser une dent et je lui ai raconté la blague ashkénaze "alors c'est un juif, il rencontre un autre arabe", et ça s'est assez mal fini pour ma dent.
Je comprends progressivement que je vais avoir droit à une conférence spiritualiste sur l'état du monde et des gens qui le peuplent, que je le veuille ou non, donc je choisis de le vouloir et de participer, sinon ça va être chiant.

Qu'apprend-on sur les bancs
de la maternelle de la spiritualité ? 
Pendant qu'il me bricole la prothèse dentaire et trifouille mes intérieurs buccaux, j'ai droit à un exposé circonstancié de ses vues z'éclairées sur les gens qui ne sont pour la plupart ni conscients ni libres, un autre, bienvenu en ce moment précis de ma life, sur les racines de l'attachement, un autre encore sur l'insolence du bonheur qu'il incarne auprès de ses amis... comme j'ai la bouche encombrée par intermittence de cotons, de clamps et de ciment à prise rapide, c'est pas facile de soutenir la conversation, mais il ne s'en formalise pas. Il sait qu'il bénéficie d'un auditoire captif, il en profite pour pousser son avantage. Je comprends que j'ai affaire à un autodidacte acharné qui dit avoir pris beaucoup de temps pour étudier et comparer des systèmes de pensée qui l'ont mené à une approche largement inspiritée(2) du bouddhisme; il cite tout d'abord le dalaï-lama comme lecture, puis finit par se citer lui-même, dans un court poème qu'il me récite de tête sur un homme qui, dans le repos de son âme, peut remercier Dieu de pouvoir goûter le nectar divin déposé en lui.
Il fait ça tout en rédigeant la cyber-feuille de maladie, c'est assez émouvant. 
Dans un autre temps, c'est moi qui bassinais mes amis avec ce type de discours, mais j'ai fini par moins bien tolérer le décalage entre ce que je racontais et ce que je vivais, et j'ai lâché l'affaire avant de sombrer dans l'alcool et le pessimisme. La démence, je l'ai gardée pour plus tard.
Puisque ce banal rendez-vous de chirurgie dentaire de lendemain des Trépassés a maintenant viré à la conférence Krishnamurti, je m'inquiète à un moment donné de la durée de la séance et m'enquiers d'éventuels patients éventuellement en train de mourir d'autre chose dans la salle d'attente et susceptibles de réclamer des soins après mon passage, il me répond qu'il les a prévenus et que tout va bien. Dans ce cas, je ne m'inquiète plus, bien que la causerie prenne un tour surréaliste quand il file une dernière analogie : "je veux me réveiller un jour dans la peau d'un Roi, et pour cela rien de tel que de traiter ma femme comme une Reine : tous les matins, je lui prépare le petit déjeuner, puis je le lui apporte au lit, et nous prenons une heure pour discuter."
C'est pas con, il faudra que j'essaye.
Mais il a pas dit combien de temps ça allait prendre.
Il ne prend pas la carte bleue, il y a un distributeur juste à côté du cabinet où je retire 200 euros en liquide que je lui remets, je n'ai pas vu l'ombre d'une feuille de soins il a tout fait sur son écran dont je ne vois que le dos, mais ma confiance est absolue, à ce stade, ma dent est recollée, la feuille de soins il m'a dit qu'elle était partie, que je n'allais pas être remboursé de beaucoup mais qu'il s'était arrangé pour que ce soit au max, nous avons émis des phéromones de satisfaction mutuelle, et je lui dis en rigolant que j'en ai pour mon argent.

Rois et reines
Sur le contenu, c'est vrai, rien à dire, c'est de la spiritualité non connotée d'assez bonne tenue.
C'est plus sur la façon de transmettre que je le soupçonne de cranter dans le vaurage.
Trop démonstratif, trop volubile.
Ce n'est pas clair qu'il installe une telle intimité dans une relation de soins qui n'en demande pas tant. Mais de l'aveu même des astrophysiciens, la Vie est un phénomène extrêmement peu répandu dans l'univers, c'est une raison nécessaire et suffisante pour lui faire honneur le plus souvent possible et tenter en toutes occasions de la porter à son point d'incandescence, comme mon nouvel ami issu de la diversité, ouh que c'est laid et insultant comme expression, j'en reviens pas. Après tout, ce chirurgien-poète ne le cède en rien aux ingénieurs-poètes de la citation de Silverberg qui ouvrait le post précédent. Plus tard dans l'après midi, j'apprends auprès de vieux paysans tarnais amis de mamie, que la femme du dentiste, hébé elle travaille au crédit agricole, elle fait 180 kilogs et s'obstine à mettre des mini-jupes, congue, alors qu'elle a un peu passé l'âge.
Ca me rend son témoignage encore plus beau et émouvant.


(1) Mamie est tellement vieille que chez elle y'a pas internet, juste un filet de wifi qui coule au fond du jardin et qu'il faut attraper avec un iPad, et on se retrouve à consulter la version papier des Pages Jaunes, et on n'en meurt pas, mais il faut se souvenir du geste interactif du pouce pour changer de page.

(2) qu'as-tu cru lire ? ce mot n'existe pas dans la langue française, c'est normal mais il devrait.


Le blues du dentiste est aussi une chanson d'Henri Salvador.

7 commentaires:

  1. Faisait t'il contre mauvaise fortune bon coeur avec sa moitié, où était t'il plus proche de cela ... :

    "« Le dilemme qui se présente à moi me rappelle l'histoire de Leyla et d'Haroun al-Rachid, le célèbre empereur abbasside. Après avoir appris l'amour immense de Majnun pour Leyla, l'empereur était devenu très curieux au sujet de la jeune fille.
    - Cette Leyla doit être une créature très spéciale, se disait-il. Une femme bien supérieure à toutes les autres.
    Excité, intrigué, il usa de tous les stratagèmes pour voir Leyla de ses propres yeux.
    Finalement, un jour, on conduisit Leyla au palais de l'empereur. Quand elle retira son voile Haroun al-Rachid fut déçu. Non pas que Leyla fût laide, infirme ou vieille, mais elle n'était pas non plus d'une beauté extraordinaire. C'était un être humain avec ses défauts, une femme ordinaire comme tant d'autres.
    L'empereur ne dissimula pas sa déception.
    - Etes-vous celle dont Majnun est complètement fou ? Pourtant, vous paraissez tellement ordinaire ! Qu'avez-vous de si spécial ?
    - Oui, dit la jeune femme avec un sourire, je suis Leyla. Mais vous n'êtes pas Majnun. Vous devez me voir avec ses yeux, si vous voulez résoudre ce mystère qu'on appelle l'amour. » "
    Extrait de "Soufi mon amour", que tu pourrais envoyer à ton dentiste pour au cas où il aurait besoin, le faire renouer avec ses racines (ah ah ah) - et j'ai rencontré plusieurs femmes qui aiment bien ce livre, peut-être qu'il ferait plaisir à la sienne.

    Si tu veux, je le paye, et lui enverras de ma part pour le féliciter de ne pas avoir d'assistante affriolante, ce qui est selon moi le signe d'un esprit assez fort dans la vertu en la circonstance...(mais ne lui donnes surtout pas de mauvaises idées mon cher Warsen!)

    (La même histoire selon Rumî :

    "« Harun avait entendu parler de l’amour de Majnûn pour Layla et désirait voir cette fameuse beauté. Ayant fait venir Layla, il ne la trouva nullement extraordinaire. Il convoqua alors Majnûn et lui dit : " Cette Layla, dont la beauté t’a mis dans cet état, n’est pas si belle que cela. " Majnûn répondit : " La beauté de Layla est sans défaut, mais ton œil est fautif. Afin de reconnaître sa beauté, il faut avoir l’œil de Majnûn ».")


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  2. Je crois que l'assistante affriolante, elle est dans ta tête, tout comme l'amour est dans le regard de mon dentiste sur sa compagne.

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  3. Je me rappelle que j'étais bien content de revenir en région centre Val de Loire... après avoir vécu à Aix-en-Provence. Entendons-nous bien, la provence, les calanques, comme la Corse c'est beaucoup plus joli que la région Centre...
    Mais la frustration là-bas, quand tu n'es pas plein aux as, est tellement difficile à gérer.

    Après le temps passé à 30° dans les Calanques avec une beauté... je suis revenu bosser au rayon surgelé d'un hyper à -30°. En rentrant de ce supermarché je me suis cassé la figure en mobylette sur un trottoir ensablé. En sentant le sable crisser sous mes dents... ça ma rappelé le sable dans le cou de la fille que j'avais embrassé sur la plage, un gout de réel.

    Je n'échangerais ni mes souvenirs ni mes rêves contre ce gout de réel même s'il n'est pas très agréable.

    J'ai pleins de bons souvenirs de Corse. On prenait des catamarans on se laissait trainer derrière et on allait sur une plage sublime inaccessible autrement ou on était presque seul... on avait 16 ou 17 ans des garçons et des filles, sans adultes... c'était top. La plongée, le ski nautique en Corse, c'est plus sympa qu'ailleurs.

    Mais bon, j'insiste. je gère mieux ma frustration là où je suis.

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  4. Je sais que ce n'est pas ton propos, mais j'ai passé de très bonnes vacances en Corse en 2009, en famille et sans particulièrement de pognon, c'est tellement beau malgré la foule... et le yacht de Bolloré ancré au large ne me faisait pas rêver... bien sûr je vois ce que tu veux dire, je n'essaye pas de fêter mon abstinence au bistrot, revenir en Corse pour le boulot c'était pas la même, mais là non plus pas de frustration, qui est venue plus tard de la saisie sur qq chose qui n'avait pas eu lieu là-bas, et qui aura d'autant moins lieu que je continuerai d'en rêver (ou pas)
    je sais pas si ma perche à selfie va être assez longue pour fermer ma grande bouche...

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    1. J'étais bien à aix en provence, étudiant en philo, j'avais un palmier dans mon jardin au fond duquel coulait le Chicalon... je n'était pas fauché mais j'aurais été incapable de suivre financièrement avec la jeune mannequin que je fréquentais (la tête que j'ai du faire quand elle m'a parlé des chevaux qu'elle possédait et puis tu aurais vu son appart... tout à l'avenant). Elle n'avait pas de yacht, il est vrai. Une voiture pour me balader, c'était bien suffisant pour me faire baver. Je ne m'en suis toujours pas remis. C'était il y a 25 ans.
      Heureusement il m'est arrivé d'autres aventures entre temps. C'est ça qui est rassurant. Je ne t'ai pas raconté la dernière... Je gère mieux maintenant.

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  5. "Je ne m'en suis toujours pas remis. C'était il y a 25 ans." sont des éléments de langage dont j’ai abusé il y a 12 ans ici même
    https://johnwarsen.blogspot.com/2008/10/la-vie-met-longtemps-devenir-courte-2.html
    Comme personne ne les a réclamés depuis, ils m’appartiennent à présent en propre, et tu seras gentil de ne pas suivre cette pente.
    Et non, tu ne m’as pas raconté la dernière, et j’espère que ça n’arrivera pas, ce n’est ni le lieu ni l’heure.

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  6. Enfin l'idée c'est que le décor a son importance quand tout est à l'avenant.
    Combien de fois ça a fait flop une fois de retour dans son décor naturel?

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