Tant qu'il est en ligne l'article est là
Le téléphone sonne. C'est la première fois depuis deux jours. La mélodie me tire d'un état de douce hébétude. E., au bout du fil, manque de s'étrangler. "C'était la projection des filles ce soir. T'étais où ?" Moment d'absence. Nulle part. Ça fait des heures que je tue le temps en jouant au Spider Solitaire, que j'écluse des tisanes. J'ai complètement oublié le documentaire d'A. et C. "L'invitation est quelque part dans ma boîte mail, mais…" Inutile de s'expliquer. E. enfonce le clou. "Tout le monde était là, sauf toi."
• Mission n° 3 : Lutter contre l'ennui
Pour éviter la tentation, je n'ai prévenu personne de ma soudaine déconnexion. Mes amis IRL ("in real life", à savoir dans la vraie vie) sont tous plus ou moins accros au Web. La plupart de nos communications, de nos états d'âme et de nos fous rires passent par la Toile. Pas un jour sans que je ne chatte avec l'un d'eux sur Gmail ou MSN. Pas une semaine sans que je ne visite leur page Facebook. Des parties de Questions pour un champion online au visionnage compulsif des meilleurs clips de Kate Bush, Internet a même envahi nos soirées pour devenir une pratique collective. Impossible de l'éviter. Alors, par peur de la tentation ou par manque évident de volonté, j'ai préféré me calfeutrer.
Mais cet isolement me pèse. Je me demande ce qu'ils font tous. Où se trouve L. ? Quand revient V. ? Je les imagine vautrés devant un film piraté ou pendus à Spotify. Le plus étrange, c'est que je ne pense même pas à les appeler. Habituée à les contacter par mail, j'ai perdu le sens du combiné.
Dans ma chambre, le temps s'est comme figé. L'air est immobile et les heures se dilatent. Pas un bruit ne résonne dans l'escalier. Pas un tintement de clé. Sans connexion, je me sens comme écrasée, abrutie par le vide. Je vis dans un demi-sommeil, prostrée devant mon écran. Le corps engourdi et l'esprit embué. La radio crachote. J'ai l'impression que la lassitude a pris le pas sur la frustration.
Je n'ai pas le cœur à lire. Je n'ai pas de télé. Pas question d'aller au cinéma. Il me faudrait au moins deux séances pour retrouver un semblant de joie de vivre, et mes finances ne valent pas mieux que mon moral. Par dessus le marché, ma chaîne hi-fi est cassée. Ça fait des lustres que je me promets de la faire réparer.
D'après Don Tapscott, auteur de Grown Up Digital, l'usage d'Internet a profondément transformé la façon dont fonctionnent nos jeunes cerveaux. Qu'il s'agisse de notre aptitude à accomplir plusieurs tâches en même temps ou de notre culture du Réseau, nous, "natifs numériques", avons l'habitude de vivre sous stimulation permanente, avec une perfusion digitale. Privée de ces distractions, je m'ennuie à mourir.
Besoin de penser à autre chose, de penser tout court, combler le vide. Je me souviens : les VHS, le rembobinage manuel des cassettes audio, les ondes courtes, les joysticks, les annuaires, les atlas, les bippers, le sacro-saint journal de 20 heures... Je me rappelle les piles de disquettes, le premier ordinateur familial, le bruit strident du modem. Et ma toute première boîte de réception Caramail. Le temps d’attente avant le chargement des pages. Les fils qui couraient sur le parquet. Les connexions interrompues, chaque fois que quelqu’un décrochait le téléphone. Et mon père qui hurlait "Racroooooooche !"
Et dire qu'hier, j'ai failli tout laisser tomber. Je venais d'arriver au bureau. L'ordinateur était allumé. Sans réfléchir, mes doigts ont glissé sur la souris. Une fenêtre s'est ouverte, vite vite, j'ai voulu pianoter. C'est le genre d'envie qui vous vient comme une démangeaison. J'étais sur le point d'y parvenir, quand quelqu'un s'est assis. J'ai tout refermé.
Besoin de partir, de m'aérer. Je nous ai traînées, ma mauvaise conscience et moi, jusqu'à la bibliothèque. Malgré la fin des examens, les allées bruissaient encore du frottement sec des copies doubles et du glissement des semelles sur les moquettes usées. L'étage était plein. J'ai pris place entre une vieille femme passionnée d'art grec et une étudiante en médecine. Devant moi, oublié, un livre au titre évocateur : L'Ennui, d'Alberto Moravia.
"L'ennui, écrit Moravia, consiste principalement dans l'incommunicabilité". C'est comme une gangue épaisse qui vous rend imperméable aux choses. Il "ressemble à l'interruption fréquente et mystérieuse du courant électrique dans une maison : à un moment tout est clair et évident, ici les fauteuils, là les divans, plus loin les armoires, les consoles, les tableaux, les tentures, les tapis, les fenêtres, les portes : le moment d'après, il n'y a plus qu'obscurité et vide."
C'est exactement ça. Privée d'Internet, je suis comme anesthésiée. Aboulie complète. Il faudrait peut-être aller consulter.
Pour en savoir plus :
- Les Nouvelles Addictions, du Pr Michel Lejoyeux (Points, 2009).
- Grown Up Digital. How the Net Generation is Changing Your World (Enfants de l'ère numérique. Comment la Net génération change votre monde), de Don Tapscott (MacGraw-Hill, 2008).
- L'Ennui, d'Alberto Moravia (Flammarion, 2003).
Elise Barthet
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