mardi 30 mai 2023

Les adieux au music-hall de Mélanie Mélanome (8)

Résumé : Les épisodes précédents des aventures de Loukoum et Tagada contre Mélanie Mélanome sont accessibles d'un simple clic en tapant le hashtag Mélanie Mélanome dans la zone "RECHERCHER DANS CE BLOG" dans la colonne de droite. Je peux pas être plus clair. Mais je peux l'être beaucoup moins.

Le jour où j'ai vu mon oncle maternel de 85 ans marcher cassé en deux, comme après une fracture du bassin, je lui ai demandé pourquoi il n'utilisait pas sa canne, qu'il conservait toujours à portée de main. Il m'a répondu que c'était parce qu'il craignait d'en devenir dépendant. 
Il m'a dit ça avec son demi-sourire permanent à la Fernand Raynaud, en respirant à toutes petites goulées, comme un plongeur descendu à une grande profondeur qui se demande s'il aura assez d'air pour remonter.
papa dans son bel uniforme de polytechnique
un peu avant qu'il devienne un séducteur de la CGT
J'ai apprécié la blague de ce prince sans rire, mais aujourd'hui, c'est moi qui marche comme lui, j'ai chopé une lombalgie de la mort, avant-hier matin, sur le même siège sur lequel je suis assis sous vos yeux, pieds nus dans les courants d'air, au mépris du danger vertébral, j'étais en train d'envisager de dire du mal de mon géniteur à quelqu'un qui venait de l'évoquer, mais le temps de me dire que ça valait pas le coup et de lâcher l'affaire, crac. 
D'habitude il me faut être confronté à la présence physique du Malin, et à Sa Parole Toxique, pour subir des atteintes dans ma chair (pied cassé pendant une réunion de famille ourdie à l'insu de mon plein gré, lumbago de Noël, crise bipolaire de la Saint-Sylvestre menaçant de tourner à la Saint Barthélémy, etc…), là il m’a suffi de réagir par écrit au portrait ancien qui m'en était esquissé "ton père, paraît il, séducteur et à la CGT" et d'ironiser sur la transmission de cet héritage caractériel pour choper une lombalgie carabinée. 
C’est de la magie noire lacanienne, ou je ne m’y connais pas. J'en ai bien pour huit jours, pour les lombalgies, c'est le minimum syndical; à la CGT comme ailleurs.

une bédé agréablement débile de Lupano
Et maintenant j'attends que ça passe, allongé dans le canapé avec des anti-inflammatoires téléchargés sur un serveur russe et des BD agréablement débiles de Lupano délivrées sans ordonnance à la pharmacie du rond-point virgule; j'ignorais qu’à partir de 60 ans, le survivalisme devient une philosophie concrète, indispensable pour négocier chaque virage du Réel, dévoilant un nouveau platane en approche. 
La plupart de mes confrères et consoeurs de blog que l'auto-addiction n'a pas confinés dans la démence précoce et qui ne sont pas encore internés à l'asile d'Arkham-sur-Loing ont fermé leur échoppe depuis longtemps, ou sont déjà morts d'autre chose. 
Je reste quasiment seul à pouvoir témoigner, au risque d'essayer de faire mon intéressant avec l'aveu de mes déficiences. D'autant plus qu'avec mon dos pété, je ne peux pas faire de jardin, de toute façon c’est très venteux, avec toutes les graminées en suspension dans l'anticyclone, j'ai une belle rhinite, et ma femme fait des crises d’asthme spectaculaires. 
Plus jeunes, on n'y était pas sensibles. Cet après-midi, on est vraiment les naufragés du canapé de la Méduse, heureusement que personne ne peut nous surprendre en flagrant délit de larvitude, le fils est au boulot avec ses autistes, et la fille en Italie avec son nouveau chéri de chez Tefal qui n’a pas de poële, en tout cas sur la photo que j’ai réussi à obtenir. 

une bédé agréablement intelligente de Lupano
(se lit dans le même canapé)
Le deuxième jour de lombalgie me voit démarrer la journée du mauvais pied, avec la démarche chaloupée qui m’a rendu célèbre parmi les marins approximatifs débarqués à Ciutadella de Menorca un 15 aout à la recherche urgente d'un chiropracteur, mais je retrouve une boite non utilisée de Tramadol, offerte par le CHU de Saint Nazaire pour toute fracture du pied pendant les fêtes de fin d'année dernière. Le Tramadol ! le célèbre anti-inflammatoire opioïde déjà culte qui provoque 100 000 morts par an et par overdose aux USA ! J'avais hâte de l'essayer. Heureusement que je n’ai aucune tendance addictive. Je regarde le dosage, ok, j'y vais mollo, ça me soulage un peu. Mais la somnolence liée au fait que le produit ralentit le système nerveux est plaisante, donc un peu relou. Dans l'absolu, je m'en moque, de ce retour du refoulé vertébral, car je viens d'archiver mon dossier cancer, nananère, désormais clos jusqu'à nouvel ordre. La rechute ? le plus tard possible. Après ma mort, ça serait carrément top-moumoute. Merci d'avance, Esprit de l'Univers, Seigneur des Métastases.


J'ai bien rempli les intercalaires de mon livret d'accueil,
mais je n'ai jamais croisé cette sémillante quinqua
pendant sa chimio à la cafétéria du centre.
Encore de la publicité mensongère.
Quelques jours après mes adieux à la cardiologue du centre de cancérologie qui n'oubliait rien, j'ai passé un dernier IRM de contrôle thorax + cerveau, avec l'injection de produit de contraste rigolo qui fait vomir dans le scanner à 500 000 $ si on a mangé du cassoulet avant, examen toujours suivi d'un bilan avec l'oncologue. Elle m'avait prévenu par avance que sauf récidive, c'était la dernière fois qu'on se verrait. 
Je lui avais répondu "tant mieux, parce que ma femme commence à se douter de quelque chose", mais j'ai encore failli oublier le rendez-vous, j'avais une échographie inguinale à réaliser juste avant dont je n'avais pas vu que l'heure en avait été avancée, heureusement que j'avais commencé à classer une pile de papiers administratifs sur mon bureau et que j'ai retrouvé la convocation juste à temps pour sauter dans ma voiture, comme la semaine précédente, et après le Seigneur des Patients à l'Heure m'a pris en charge et mené à bon port en un temps record. Mais le parking était plein, la cancérologie est une industrie florissante, et il y avait un embouteillage de malades à l'accueil, comme si toutes les ambulances de Loire-Atlantique avaient déversé leurs passagers devant l'hosto en même temps, pour faire un espèce de happening de cancéreux, heureusement tout le monde était à peu près valide et présentable, et on est restés dignes. L'oncologue m'a dit que mes résultats étaient bons, elle ne prononce ni les mots de guérison, ni de rémission, mais elle me confirme qu'on ne se verra plus, ou alors ça ne sera pas bon signe, elle me colle un suivi bi-annuel avec une dermatologue, elle ne me dit pas que je ne peux plus me mettre au soleil mais j'ai bien compris que j'avais dilapidé mon capital, je ne m'expose plus sans chapeau, ni crême, ni vêtements anti-UV. Je n'ai pas envie de refaire un tour de manège. Celui qui s'achève a duré trois ans. C’est la première fois que je contemple la face de Mélanie Mélanome sans masque anti-Covid, c'est con, ça mettait un peu d'Eros dans tout ce Thanatos, je trouve qu'en voilant leurs femmes pour s'interdire de désirer celle du voisin les Musulmans se sont rajoutés une couche de difficulté, le mystère émanant d'une paire d'yeux émergeant d'un masque FFP2 est d'autant plus irrésistible qu'insondable, en tout cas avec Mélanie on est un peu émus tous les deux pour cette fin de chantier, je sais qu'elle s'en remettra avant le prochain patient, surtout si elle doit lui annoncer une mauvaise nouvelle, et je suppute qu'elle ne dit pas adieu à tous ses malades de façon aussi apaisée. Je m'en sors bien. Beaucoup d'amis de mon âge, et plus jeunes, n'ont pas cette chance. J'en tire des conclusions assez laïques sur l’absence de justice divine, sans sombrer dans le nihilisme, qui serait fatal à des types dans mon genre. 
D’abord parce que peut-être que la justice divine existe, mais qu’elle n’est pas perceptible à des humains, vu qu’elle satisfait à des critères divins, on n'est peut-être pas dans le bon angle, ni assez intelligents pour comprendre, auquel cas c’est guère étonnant qu’elle nous apparaisse comme une grosse pute vérolée sans foi ni loi. Ensuite, parce que l'absence apparente d'intervention divine dans nos petites affaires ne justifie pas tout. Par exemple, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse, ça m'a l'air un principe assez sain, et à conserver, de même que son corollaire : sois bon avec autrui comme tu aimerais qu'il le soit avec toi, mais ne force pas ta chance, et reste élégant.

J'ai découvert par hasard dans la semaine où j'essayais de rédiger l'article
que mes ruminations recoupaient celles d'Averroes, philosophe médiéval andalou. 
C'est un peu rassurant. D'être un chien d'infidèle andalou. Arf.

Dans l’article réservé aux abonnés « Dieu et la connaissance du monde » : Averroès, l’altérité divine et la liberté humaine, le plus célèbre théologien de l’islam sunnite critique avec véhémence les philosophes, en particulier le Persan Avicenne (980-1037), qu’il accuse ni plus ni moins d’être des infi­dèles. Cette condamnation vise leurs positions sur trois points : ils soutiennent que le monde n’a pas été créé, rejettent la résurrection des corps dans l’au-delà et, donc, affirment que Dieu ne connaît pas les choses du monde dans leur particularité. (..) Si Dieu ne connaît pas le monde dans sa particularité, si, dans l’acte de connaître, Il ne sort pas de Lui-même, alors Sa providence ne s’étend pas au monde des hommes. Cette conséquence a des implications politiques importantes. Il en va de la liberté de l’homme et de la possibilité qui lui est accordée de fonder une cité qui soit la cité des hommes et non celle de Dieu.
Dans le Politique, Platon convoque le mythe de Chronos pour expliquer que, lorsque la providence divine abandonne les hommes, ils doivent alors se prendre en charge et instaurer les conditions qui rendent leur vie commune possible. Si la loi des hommes est nécessaire, c’est parce que les hommes ne sont plus guidés par la loi divine.

Me voici contraint d'abandonner au bord du chemin mon identité de cancéreux. Soi-même est pourtant un des mythes les plus tenaces de l’Occident Chrétin. On passe sa vie consciente à se bricoler des histoires, à quémander le regard de l’autre pour validation, au moins de loin en loin, alors qu’il n’y en a aucune qui tienne la route dans la durée, et qu’elles ont tendance à s’évaporer comme qui rigole en mangeant de la neige au soleil. Ce qui me semble exister avec plus de consistance, ce sont des identifications successives, terme dont je me croyais l'inventeur avant de le lire sous la plume du président du gRRR, (le groupe de Réalité Réelle Ratée) qui me signale l’avoir emprunté à Lacan, m’épargnant le souci d'expliquer comment elles coulissent l’une dans l’autre à condition de ne pas s’y attacher, et combien elles sont un heureux substitut à ce malheureux concept d’identité, qui continue à faire des millions de victimes hagardes (et la fortune des psys) de par le monde.
Franchement, je vois pas pourquoi en faire un tel fromage; y’a quand même pas de quoi se passer les paupières à la crème de Chester avec une tringle à rideau de fer ! Et si j'emprunte un autre uniforme, et ma casquette de dépendant, plus ou moins sauvé par le programme des 12 étapes, c'est un groupe identitaire où l'on n’est pas dans la recherche d'honnêteté par vertu, mais pour le confort. Si on ment, on meurt. En repassant par la case produit. Le programme de rétablissement qui nous est proposé nous aura au moins appris ça. Dans d'autres programmes, comme le Vipassana, mentir, c’est juste alourdir la barque karmique. C’est une entorse au règlement intérieur, au cœur de l'intimité de notre être, régie que nous le voulions ou non par la loi de cause à effet. Et que notre être soit rongé ou non par l’obsession égotiste, et que pendant ce temps, Dieu soit au bureau ou pas, ok ?
Putain de moine, j'aurais dû faire théologien.

J’étais un jeune séminariste plein d'avenir en route vers l’abbaye de Rostrenen, 
quand je me fis rouler dessus par ma première concubine
 à bord de son tramway nommé désir, qu’elle conduisait d'une main leste.
Y’a jamais eu moyen de faire un constat à l’amiable, et maintenant c’est baisé.

Le temps que je vous explique ma guérison miraculeuse sans même porter la médaille du Curé d'Ars, je reçois la réponse de mon employeur, qui ne m’accorde pas les congés nécessaires à mon stage de Vipassana début aout, les deux périodes ne se chevauchaient qu'imparfaitement et il me fallait un peu de rabe. A coup sûr, c'est le Bon Dieu qui m'a puni de blasphémer devant mon ordi tôt le matin dans les courants d'air dans mon pyjama rayé. Vais-je pour autant me ruer sur mon armoire à pharmacie, contenant le lithium consolateur et surtout régulateur, ce népenthès de l’âme ? Je ne pense pas. Je vais plutôt jouer ça dans le bon sens : le prochain cours de 10 jours qui ouvre, je saute dessus et je pose mes congés après.
Et le cancer numérique ? En début de cancer réel, j'avais dit que j'arrêtais celui qu'était virtuel. 
Hé bien on y travaille. Il vaut mieux s’affranchir du mensonge que de faire fi de ses conséquences. Je n'écris plus que quand je suis coincé, et que je ne peux pas faire autrement. J'avoue qu'en ce moment, j'ai l'air souvent coincé. A se demander si je ne me coince pas exprès le nerf sciatique dans la rainure, histoire de relancer l'usine à blabla. 

(Loukoum et Tagada® sont une création John et Jeannette Warsen®)



[EDIT du 1/6]
j'ai un peu oublié l'essentiel, peut-être implicite dans mes lyrics, je ne sais pas, mais ça m'est apparu en discutant avec la dentiste ce matin, qui est que je suis beaucoup moins prisonnier de mes états dépressifs qu'avant. Avant quoi ? ben avant le mélanome, les deuils, la fracture du pied, la reprise du blog... un peu comme si le cancer avait joué le rôle de régulateur d'humeur, en remettant de l'ordre dans l'échelle des priorités, des joies simples aux plaisirs compliqués. Mais je n'en suis qu'à 5 mois sans lithium, et qui serais-je pour me juger ? faut voir dans la durée. 

jeudi 18 mai 2023

Mélanie Mélanome et la cardiologue qui n'oubliait rien (7)

Loukoum et Tagada contre Mélanie Mélanome, le résumé intégral des épisodes précédents :

Episode 1
https://johnwarsen.blogspot.com/2020/09/loukoum-et-tagada-contre-melanie.html

Episode 2

Episode 3

Episode 4

Episode 5

Episode 6

Episode 7
Attendez un peu, je commence tout juste à l'écrire.

Ce matin, levé à 6 heures pour accompagner les travailleurs dans leur élan, je ne bosse pas aujourd'hui, je n'ai toujours pas obtenu mon plein temps auprès de l'employeur que j'ai attaqué aux Prud'hommes en 2020 pour obtenir un CDI après 22 ans de CDD, et je peux m'en réjouir secrètement, ici même, en ce non-lieu, d'avoir obtenu un temps partiel, même si financièrement c'est pas le Pérou, j'en ai fini avec les affres du vieux CDD dont le téléphone ne sonne plus beaucoup, et je gagne quand même de quoi vivre décemment, je me réveille tôt parce que en ce moment, quand je descends à mon bureau pour écrire à une certaine personne la veille au soir, ça me met en tension, ne pouvant m'empêcher d'espérer glandulairement une réponse dont je sais bien intellectuellement qu'elle ne viendra pas (oui, comme Madeleine dans la chanson de Brel) eu égard à la façon dont j'ai asséné mes questions, qui sont plutôt des affirmations assez péremptoires pour suspecter une posture, d'ailleurs elle m'a dit que ça lui faisait penser à Faulkner, t'as qu'à voir, et je me réveille spontanément de cause à effet le lendemain entre 4 heures et 6 heures du matin, il va donc me falloir choisir entre correspondre avec cette personne (en fait, l'assommer de mes monologues faulknerisants, en guettant les moments où elle va passer la tête dans l'ouverture de ma boite mail et faire "oui, oui" de la tête, ce qui déclenchera une nouvelle salve), choisir entre brûler mon essence en vaines contorsions et retrouver le sommeil, mais choisir c'est renoncer, et renoncer c'est chiant, donc au final choisir c'est chiant, mais je trouve ça quand même bien pratique pour ne pas rester encombré des choix non-valides avant qu'ils deviennent franchement moisis. 
Quand je perds le sommeil, en descendant à 4 heures par nuit sur des périodes de plusieurs semaines, comme en mars et avril, c'est souvent lié à une excitation subie, puis saisie et entretenue, et après, je suis délabré, et je me traine. J'ai eu 60 ans, j'ai moins de jus, même si je suis dans le déni, je le sens, et je ne me vois pas "assumer" tout d'un coup mon âge, assertion aussi vide de sens que Macron qui "assume" la réforme des retraites et le déni de démocratie. 
Je dois admettre que les Anciens avaient raison, c'est ennuyant d'être vieux, on est plus souvent fatigué. Ma grand-mère, qui m'aimait beaucoup, a tenté de me prévenir, elle me disait "faut pas vieillir", en crispant ses doigts crochus sur mon avant-bras juvénile, à la fin on a dû l'abattre. 
" Quant au Réel, il fait parfois irruption
dans la réalité. Généralement sur le mode
platane vu de face et de trop près
aux alentours de cent soixante km/h.
Donc, il est prudent de ne pas trop le convoquer. »
me disait mon bon maitre Louis-Julien Poignard.
J'en conclus qu'en allant au bureau,
on peut poser le vélo
contre le platane du Réel,
le temps d'assouvir un besoin naturel,
mais qu'il ne faut pas s'éterniser.

Moyennant quoi, au passage, je suis toujours tendu vers l'objectif du plein emploi, je fais 25 bornes par jour sur un vélo normal, tant que j'en suis capable, pour aller et revenir du travail trois jours par semaine, et j'ai plus la niaque que si j'avais passé les 30 dernières années écroulé à plein temps au fond de cette grande boutique de l'audiovisuel public régional.
Hormis ces périodes de trous bleus insomniaques, ça fait des années que je n'utilise plus de réveil, je m'éveille "naturellement" à l'heure qu'il faut, le secret c'est de m'être couché tôt la veille; et comme la veille je me suis levé aux aurores, je commence à somnoler devant la télé vers 22 heures, et je vais rapidement au lit; et donc ce matin, après avoir préparé le petit déjeuner des travailleurs, j’ai bien fait d’ouvrir mon agenda, j’avais un rendez vous de contrôle, pris il y a plus d'un an, avec le cardiologue du centre de cancérologie, dans une heure et de l’autre côté de Nantes, sinon c’est pas drôle. Complètement zappé. Je ne suis plus dans le mood de mon identité de malade du cancer, qui est tombé de mes épaules comme un paletot usagé. Téléportation jusqu'à la voiture. Ruses de Sioux pour éviter la partie du périphérique complètement coagulée jusqu’à 9h45 tous les jours que Dieu et la DDE font, traverser Rezé pour rattraper le pont de Cheviré par la porte de Bouguenais, fallait y croire, ça l’a fait, je suis arrivé pile poil à l’heure au centre de cancéro, j’y croyais pas mais j'y étais quand même. Dans ces cas-là, j'ai l'envie imbécile de remercier, selon l'humeur, ma Puissance Supérieure (concept AA), l’Esprit de l’Univers, la DDE, alors que je sais bien que la justice divine est absente de ce monde, ce qui m’évite de me croire maudit quand les choses ne tournent pas à mon avantage, cf ma vieille blague sur le fait qu’avant je me prenais pour un artiste maudit, et qu’un jour je m’ai aperçu que je n’étais que maudit, et encore, que par ma femme.
Quand à la justice humaine, avec Dupont-Moretti et Darmalin et demi aux manettes, vaut mieux pas trop lui avoir affaire à elle. Après l'électrocardiogramme, la cardiologue me dit que tout va bien, l'hypertension a reflué, elle voulait la soigner avec des médocs que j'avais refusé de prendre, l'hypertension qui était due selon moi (après une rapide recherche sur google "hypertension + cortisone") aux 6 mois d'anti-inflammatoires stéroïdiens enchainés suite à l'invalidante pneumopathie induite par les effets secondaires de l'immunothérapie, cette hypertension s'est évanouie dans l'azur de mes artères, elle a pris l'aorte, alors la cardiologue me libère de ces visites annuelles, c'est une fin de chantier, un an après la fin du traitement pour me guérir de l'autre traitement, tant mieux. En me rhabillant d'un air mélancolique, je lui dis que j'aime bien la peinture affichée au mur de son cabinet, une immense tortue peinte sur batik dans un camaïeu de couleurs naïves.
dans ce genre-là.
un truc que j'aurais trouvé moche

et kitsch avant le cancer.
Elle me dit qu'elle l'a ramenée de Bali, et que je lui ai déjà fait cette remarque l'an dernier, alors je m'étonne qu'elle se rappelle d'une observation faite par un patient il y a un an, et elle m'explique qu'elle se souvient de tout, tout le temps, que le soir elle peut retranscrire à son mari les quatre conversations qu'elle a entendues autour d'elle en déjeunant à midi, d'ailleurs son mari en a un peu marre, et elle est obligée de faire plus d'une heure de sport par jour pour gérer cette hypermnésie.
D'un autre côté, ça a pu l'avantager pour ses études de médecine, mais ne rien oublier, jamais, ça fait peur. C'est une malédiction qui ressemble aux pouvoirs psychiques de certains mutants dans les illustrés américains d'avant-guerre (celle avec l'Ukraine). C'est un truc à reprendre du lithium. Ou de la paroxétine. Ou pire. Des psychédéliques, en avalant tout le microdosage d'un coup. Ma récente cure de psilocybine a eu des effets imprévus : une amie qui a pris pas mal de champignons dans une vie antérieure à sa découverte des fraternités en 12 étapes m'a suggéré d'aller plutôt faire une retraite vipassana telle qu'enseignée par S.N. Goenka dans la tradition de Sayagyi U Ba Khin
https://www.dhamma.org/fr/about/vipassana
et je m'y suis inscrit ce matin même, après avoir accompagné les travailleurs dans leurs rituels matinaux, la camarade femme et le camarade fils, il ne faut pas louper le créneau, trois mois pile poil avant le début de la session, les inscriptions ouvrent, et c'est rapidement plein, souvent en une seule journée. Le cancer semble donc avoir eu un effet positif sur mes progrès dans l'intention de pratiquer le bouddhisme. Faut dire à ma décharge publique que ça fait au moins deux décennies que je tourne autour du pot, en reluquant le site du centre de méditation Goenka comme si c'était de la pornographie spirituelle. Ca doit être un reste de paganisme anticlérical mal digéré. Misère. 
Maintenant que je suis un peu redescendu du microdosage et de ma cuite émotionnelle au cimetière, c'est une raison supplémentaire pour ne pas reprendre de lithium, qui m'interdirait l'accès au centre vipassana, qui pratique une politique d'immigration assez stricte par rapport aux chtarbés de la spiritualité, c'est la tolérance zéro pour tous ceux qui prennent des médocs pour la tête. Vu comment je lui ai présenté les choses, le psychiatre n’a rien trouvé à y redire, à part me rappeler qu'il ne tenait pas à me ramasser à la petite cuiller… Je n’oublie pas ce que je lui dois, ni à mon lui, ni à mon traitement.
Mais je me rappelle aussi que « mon » traitement, (8 ans de lithium, et j'ai eu très beau temps) c’est moi qui lui ai suggéré de me le donner, parce que le sien ne marchait pas.
Par rapport au stage de méditation, il me faut encore passer plusieurs épreuves éliminatoires :
- le tirage au sort (du fait de la surabondance de candidats)
- le bon vouloir de mon employeur pour obtenir une rallonge de congés, qui ne chevauchent que partiellement les dates du stage.
- remettre mes féfesses sur mon siésiège de méditation une heure par jour, ça peut pas me nuire, comme lors du récent moratoire sur le cyber, de septembre dernier à fin décembre, moratoire interrompu par la fracture du pied.


(Loukoum et Tagada® sont une création John et Jeannette Warsen®)

lundi 10 avril 2023

Estropiés reprenant le train en marche (4)

Quelqu’un a dit un jour Le monde est l’endroit dont nous prouvons la réalité en y mourant. 
Tu as déjà replacé cette formule percussive trois articles plus haut, mais tu t'en lasses pas, toi qui es professeur d'explications en CDI à mi-temps, et je parie que tu sais de qui émane cet aphorisme : il a été caché / noyé dans des torrents de réalisme magique par  Salman Rushdie dans les Versets Sataniques. C'est d'ailleurs tout ce qu'il t'en est resté. Tu gagnes donc les fiches-cinéma de ce Blasphémateur, par ailleurs grand Saint de l'Islam ! Ah là là, Akbar !
Concernant la mort, pour une fois tu serais assez d’accord avec le marin Shadok, qui naviguait en Absurdie, et qui disait « mieux vaut regarder là où on ne va pas que là où on va, parce que, là où on va, on saura ce qu'il y a quand on y sera ; et, de toute façon, ce ne sera jamais que de l’eau. »
Pardonnez-moi toutes ces questions sur l’eau de là, et vaudra-t-elle l’eau d’ici.
Elles se penchent vers moi, quand je salue cette fille. Qui était avec moi.
Bref. On va essayer de sortir de ce petit tumulus par le haut.
Voici un destin généreux en rédemptions et retournements, qui vient d’être scellé, et une dépouille mortelle mise au frais et à l'ombre dans une cave du Trégor, en attendant le Jugement Dernier, qui doit prochainement fusionner administrativement avec la Saint Glinglin, afin que les Français ne bénéficient plus que d’une seule journée fériée au lieu des deux que ces évènements engendraient précédemment, dans le cadre de la réforme des retraites et de la recherche d’une performance économique toujours croissante, puisqu’indexée sur le coût de la vie, qui ne faiblit pas, et le prix des cercueils d’occasion ne baisse pas beaucoup non plus chez les hard discounteurs de la Death Valley. 
A ce titre, c'est vrai qu'en mourant à l'ancien âge légal de partir en retraite, alors que tu n'avais encore trouvé le temps de prendre la tienne, tu envoies vraiment un message fort au gouvernement. Et comme l'écrivait un pote âgé lors du décès d'un être cher,
"j'en ai voulu à mon frère parce que putain, l'enfoiré, ça fait mal. Mais à la réflexion je dois le reconnaitre, c'est d'une grande élégance de mourir à soixante ans. Mourir sans s'accrocher, avant d'avoir surconsommé les ressources déjà presque épuisées : énergie, eau, terres rares, places de stationnement sur le parking de l’hôpital ; ressources que, devenu improductif, nous serions bien en peine de rendre. D'ailleurs, quels exemples ! Mozart est mort à 35 ans. Raphaël à 37 ans. Caravage et Chopin à 39 ans. Quand à Beethoven, il s'est éteint à moité fou et complètement sourd à 57 ans. Non, vraiment, on devrait tous avoir cette légèreté : mourir avant de dépasser les soixante ans. Tous, sauf moi pour citer Francesca."
Je pourrais pas mieux dire. C'est pour ça que je recopie bêtement. Pour accepter ton passage, ta transmigration, j'avais juste besoin d’en parler, avec ceux qui t’ont connue, et alors les fantasmes et les cauchemars préconçus ont laissé la place aux réalités, en ronchonnant un peu, mais ils savent bien qu’ils ne peuvent occuper le même espace en même temps. Je t’en recauserai avec un plaisir j'espère partagé dès je te rejoindrai dans un paradis light et politiquement correct, inclusif et respectueux de toutes les minorités, où nous serons espionnés par des essaims d’anges émasculés, pour ne pas exciter les vieux archanges de service, nous y boirons de la Tourtel et fumerons du CBD. 
Ce sera le bon temps.
Version éternel retour.
Rassure-toi, je suis pas pressé.
Et je reste très partagé sur les pouvoirs de l’écriture, puisque j'en use tantôt pour y voir plus clair et tantôt pour m’embrouiller la tête et m’enivrer de mots (empruntés à crédit sur le compte courant de la vie) pour compenser le manque à être de l’existence que je me suis néanmoins construite dans ma vie post-toi.
J’écris à tes parents, j’essaye de les remercier pour leur accueil lors de ta sépulture, sans les pousser au suicide après m’avoir lu, c'est un peu périlleux comme exercice, c'est pas dans mon style habituel, je cherche ce qui aiderait à réparer les vivants, les survivants, comme un thanatopracteur en chaleur, puisque les retrouvailles trop tard, si ça peut servir à kekchoze, c’est bien à ça. Quand t’arrives au cimetière, tu t’aperçois qu'il est bien tard pour changer le passé, et des fois il faut que la vie s’arrête pour qu’elle puisse repartir. 
D’autres y sont passés avant nous et n’ont pas fait autant de chichis.
Je peux trouver bien d’autres prétextes pour me pleurer sur la nouille, si c’est vraiment ça que je cherche. Ce ne fut pas si terrible que ça, de t'enterrer, pour moi c'était un enterrement buissonnier,  je n’étais pas sur la liste, tout était prêt et je n’eus qu’à mettre ma béquille dans la porte de l’église pour pénétrer de plein pied dans l’évènement; ce qui fut délicat, et qui l’est encore par moments, ce fut de t’exhumer, et de te compter les os, pour dénouer les noeuds faits sur la corde, il y a longtemps, certes, mais quand même pas dans une autre galaxie, et de procéder ainsi à une sorte de toilette intime et pas du tout mortuaire, pour faire de toi « ma » morte, au même titre que les invités officiels. Relire notre parcours ensemble, puis assimiler en accéléré les 40 dernières années de l’existence qui te fut proposée. 
"On absolutise les créatures (fascination), on oublie Dieu, et le résultat, c’est la colère, car la créature est vide en soi, même si, d’une certaine manière, Dieu ne réside pas en dehors d’elle. Adorer l’apparence à la place de l’absolu est une erreur, mais croire que l’absolu réside en-dehors de l’apparence est aussi une erreur." (Flo)
Une nuit d'insomnie, quelques semaines après tes funérailles, je suis happé par le film Babylon, de Damien Chazelle. Une belle déclaration d'amour au cinéma. Ah non, pardon, c'est Leos Carax qui fait des déclarations d'amour au cinéma depuis quarante ans, Damien Chazelle, lui, fait des films, depuis moins longtemps, même s'il se regarde parfois filmer, au risque de tomber du vélo.
Dans ce gloubi-boulga on peine à trouver du sens : s'il est indubitable qu'on parle ici du passage du muet au parlant, on cherchera en vain une profondeur psychologique dans l'évolution des personnages, une émotion dans les relations les liant les uns aux autres, ou un approfondissement de thématiques qui l'auraient pourtant mérité (le temps qui passe, la place des Noirs dans les débuts du cinéma, les évolutions technologiques et économiques de ce Hollywood des origines, l'amour contrarié, l'instabilité psychologique).
Je me fais songer à Manuel, le personnage de l'ultime scène du film, qui se reconnecte avec ses émotions dans une salle obscure où il assiste à la projection d'un film racontant le passage du cinéma muet au parlant, ça raconte son histoire à lui par le biais de la fiction, il pleure à chaudes larmes, alors que c'est du pur mensonge babylonien qui passe sur l'écran, mais c'est pas grave, ça lui déclenche un gros chagrin, alors que jusque-là, il a traversé des trucs super-durs pendant tout le film, et il n'a jamais flanché. Le support est faux, l'émotion est vraie.
Faut que je me sorte les doigts du blog.
Je pourrais me remettre à lire, par exemple l'Aller Simple de Carlos Salem dont la régie me signale par de grands gestes hors-champ l'extrait suivant, à lire en plateau :
"J'ai inventé la mémoire sur mesure ! Vous savez quel est le problème de notre époque ? C'est que les gens ne savent pas ce qu'ils veulent, et quand ils le savent, c'est trop tard ! Bien sûr, tu peux toujours mentir, et dire que dans ta jeunesse tu étais le buteur de ton équipe, ou que les femmes te couraient après ; mais au fond de toi il y a cette voix qui te dit que tout est faux et, putain, à quoi ça sert de convaincre les autres si toi-même tu n'est pas convaincu ?
Il continua à parler de sa méthode et d'après ce que je réussis à comprendre, cela consistait à rembobiner la mémoire jusqu'au point où le sujet se trompait de chemin."
Sinon, comme vous avez pu le constater, mon illustrateur fait lui aussi la grève du ramassage de mes poubelles émotionnelles. Je suis vraiment entouré d'incapables. Il est temps que ça se termine, et que je prenne des vacances de mon congé-maladie.

dimanche 9 avril 2023

Estropiés faisant vachement gaffe à la marche (3)

Pour faire du potager pieds nus,
attention de bien être à jour
de votre rappel anti-t'es Thanos
Après toute cette rééducation sur La Voie du Cimetière, ton pied va mieux. Tu peux à nouveau te déplacer librement dans la maison, prendre ta voiture, aller faire les courses, à manger, le ménage, défiler avec la CGT-FranceTV dans les manifs contre la réforme des retraites en laissant ta béquille dans la voiture pour qu'elle ne soit pas confondue par les CRS avec une arme par destination, et préparer ton jardin pour la campagne de printemps. 
Comme on t'a suggéré d'aller en bord de mer marcher dans le sable pour accélérer ta convalescence, tu mets au point une méthode innovante de renforcement de la voûte plantaire, en retournant le potager pieds nus; tu lances aux poules les grasses larves de hannetons que tu exhumes entre 10 et 20 cm de profondeur, et qui semblent des créatures imaginées par David Cronenberg, dans la terre meuble que tu enrichis ensuite avec le fumier récupéré il y a des années chez ta belle-mère albigeoise, celle qui a passé l'arme à gauche il y a deux mois. 
Tu sens que tu te remuscles sous le pied de façon très rapide, l'exercice est presque aussi puissant que quand tu prends la posture sur ton pied cassé de Jésus-Christ sur une croix gammée pour faire marrer le kinésithérapeute, il ne te vient pas à l'idée d'en faire un tutoriel sur youtube pour les gens qui habitent loin de la mer, mais il te semble que le microdosage de psychédéliques t'apporte un gain substantiel de créativité, comme annoncé dans les brochures, que tu ne penses pas pouvoir mettre sur le dos de l'effet placebo, et si la liberté consiste à faire tout ce que permet la longueur de la chaine, tu sens que tu viens de lui ajouter quelques maillons, et ta life en profite, malgré le manque de sommeil accumulé depuis début février. 
Et tu minimises les désagréments et variations d'humeur de ces dernières semaines, parce que tu ne désirais interrompre l’expérience qu’en cas de franchissement de ligne jaune, en même temps, par rapport aux débordements passés, y’a pas eu trop de casse jusqu’à aujourd'hui, à part l'aile avant gauche de ta bagnole fatiguée et la plaque pectorale de ton coeur d'artichaud, malgré la lassitude perceptible des proches devant ce qu'ils prennent pour une fantaisie saisonnière pas indispensable, y'a pas eu de compulsion, pas d'effondrement dépressif, et par rapport à ton objectif premier - te rebrancher sur tes émotions - c'était intense, mais tu peux dire que t’en as eu pour ton argent. Tu as surréagi au départ de ton ancienne amie, c’est clair. Mais tu avais du unfinished business avec elle (que tu n'as pas étalé ici, c'est bien, tu progresses, baisse la tête et t'auras l'air d'un bloggueur de fond, ce que tu admets être, at last & in fine) que tu n’aurais peut-être pas entrepris de travailler sans cette curieuse conjonction astrale avec l'arrêt du régulateur d'humeur, le microdosage de psilo et la marée d'équinoxe à Perros-Guirec.

Devant l'église qui jouxte le cabinet de ton psy, 
la municipalité fait aussi la grève
des poubelles émotionnelles, comme ta femme.
Que Jésus-Christ amen lui-même la benne !
Tu as même convaincu le psychiatre qui t'accompagne depuis 12 ans de ne pas reprendre le lithium pour le moment. Je ne veux pas vous ramasser à la petite cuiller, t’a-t-il dit, et il te connait bien, et il accepte quand même de partager ta prise de risque, donc c’est globalement positif, tout ça, à part le fait que ça nous rendra pas la défunte, bien sûr. 
Anyway, toi, ça fait longtemps que tu l'avais perdue, malgré toute cette belle énergie pour te faire croire que tu l'as retrouvée. Entre vous deux, c'est un peu comme dans la chanson de Vincent Delerm, « Fanny Ardant et moi » : 
"On écoute du chant grégorien
Elle parle à peine et moi je dis rien
On a une relation comme ça
Fanny Ardant et moi (..)
Elle est posée sur l’étagère
Entre un bouquin d’Eric Holder
Un chandelier blanc Ikea
Et une carte postale de Maria"

De toute façon, quand on est up, tous les prétextes sont bons pour rester là-haut, et profiter de la vue. Ta cure de psilocybine se termine, tu espères maintenant redescendre doucement dans la vallée, en évitant les précipices, au fond desquels la présence d'ascenseurs n'est jamais certaine, comme le dit ce poète du bas-astral que tu réécoutes un peu trop ces jours-ci pour être tout à fait chelou, ou alors, si, en fait
De savoir que tu es allé à son enterrement sous champis, même microdosés, ça aurait bien fait marrer ta copine, enfin, telle que tu l'as connue dans ton segment temporel interrompu en 83, en tout cas. C'est avec elle que tu en prenais, les rares fois où tu y as goûté. Il te faut maintenant laisser le soufflé émotionnel retomber, tu en as réussi un bien gratiné sur le dessus, c'est vrai, retrouver un sommeil régulier, et patienter quelques semaines pour capter ce que t'as réellement retiré de l'expérience. avant de te demander vers où tu veux maintenant aller, avec ou sans psychédéliques. 
C'était quoi, ce trip ? As-tu fait l'amour avec un fantôme, dans ta tête ? 
As-tu enfin donné une sépulture décente à ta jeunesse ? 
As-tu pris une grosse murge émotionnelle pour rien, sur ton blog, cette perche à selfies dont tu te croyais sevré ? 
As-tu découvert l’ingrédient mystère de la recette de la pâte à tartiner les regrets éternels, avec un enthousiasme non feint ?… tu crois avoir vécu ce que Castaneda, Ignace de Loyola et Flopinette de la Croisette appelaient une récapitulation, ou « examen de conscience » chez les AA; elle s’agrémente d’une évaluation « est-ce que j’ai été bon, mauvais, neutre ? » dans une version assez reposante, puisque personne ne te juge, même pas toi-même. C'est pas banal. C'est pas ton genre.

fragment de tutoriel portant sur la récapitulation
retrouvé dans une poubelle, devant l'évéché.
Attention, n'essaye pas de refaire ça chez toi,
sinon finie la garantie !

De plus, les circonstances ont nimbé l'évènement d'un halo de synchronicité vaguement miraculeuse, des coïncidences heureuses, petites et grandes, se produisent depuis le début de la randonnée, tu évites de t'évanouir de joie à chaque fois que tu les remarques, car sinon cela signifierait que tu en es la source et que tu t'auto-intoxiques avec ton up, tu les prends juste comme des signaux positifs te confortant dans l'idée que c'était une bonne décision de venir, même si tes raisons étaient loin d'être sans mélange, tout s'est bien enquillé, c'est ma foi vrai, comme si l'esprit de l'Univers t'avait fait confiance et voulait te dire des trucs sympas, qu'il pensait vraiment, tout en soustrayant ton amie du monde sensible, mais n'en fais pas une affaire personnelle, il a fait un temps splendide, et franchement ce fut une très belle journée, mais ma p'tite soeur qui est tombée de la falaise et il va falloir que je vous quitte ce soir messieurs dames... 
et demain, ça s'ra vachement mieux !
Tu as conservé les yeux ouverts au milieu des vagues de chagrin quand elles te submergeaient, tu n’as ni toussé ni craché. Même pas mal.
Et encore plus mieux, tu as pu comprendre par les témoignages de ses proches, qu'elle avait finalement accédé à une certaine forme d’accomplissement, dans sa destinée de prof de français adorée par ses élèves, dont l'amour l'avait soutenue jusqu'au bout de sa longue maladie.

A vingt ans, on croyait que le cul et l'herbe
pouvaient être le ciment du couple.
Ils ne cimentèrent que son caveau.
Le risque de lui nuire s'est éteint avec elle. Pour lui parler, ne serait-ce que pour la féliciter de son parcours, tu n’as plus besoin d’aucun intermédiaire. 
Tu l'appelles quand tu veux. 
Même si l'idée maîtresse, maintenant, c'est de la laisser partir. Elle l'a bien mérité, son repos éternel. Son photomaton de 1982, sur lequel tu as louché pendant une bonne quinzaine, ayant compris le pouvoir mortifère qu’il exerçait sur ton cerveau en surchauffe, est magnifié par sa disparition, mais il montre aussi qu'il ne faut pas trop s’attacher aux apparences, sinon, on se prépare d'atroces souffrances, puisque tout change tout le temps. Le seul organe qui se bonifie, tandis que beaucoup d’autres fatiguent et flanchent, et nous font des mauvaises blagues, c’est le coeur : lui seul est doté du pouvoir de guérison, et de se régénérer, et de gagner en maturité, s’il a de la chance dans ses aventures. 
Les images sont donc à la fois vraies et piégeuses, transformant la vérité d’un instant passé en une petite éternité : celle de notre regard. Elles interrogent notre rapport au temps, à la mortalité. Le reflet pâli de l’être aimé, qui resplendit de vie à partir d’un petit photomaton noir et blanc, peut nous briser le coeur, ou alors nous rappeler au devoir d’essayer de vivre à la hauteur des combats menés; même si le départ définitif semble une défaite, et même si l’impression qui domine pour l’instant est celle de l’accablement devant la perte.

Quand j'ai fait faire chez U des agrandissements de mon photomaton de 82 de la disparue,
j'ai bien revécu mes émotions avec leur intensité originelle, alors que j'aurais préféré une péridurale,
mais  je n'ai pas bien capté toutes les implications, qui ne me sont apparues qu'hier, 
en allant à la mer et en découvrant le chemin de la Culée, du côté de Saint-Jean-de-Monts.
Je vais peut-être rédiger une version franchement ordurière pourle site Complots Faciles,
 parce que là c'est encore un peu tangent.

Je suis sous le coup d’une émotion que je crois saine.
Les deuils, les pertes, sont des moments où l’on peut lâcher les vannes, et laisser couler ce qui doit être « libéré », afin que la personne disparue puisse elle aussi partir, ne pas être retenue par notre chagrin bien souvent aggravé par le sentiment de ce qui était perfectible, de l’idée pernicieuse et égotiste qu’on aurait pu mieux s’y prendre, et ainsi parvenir à une vie meilleure. C’est là qu’il faut faire gaffe à pas se prendre les pieds dans le tapis, aveuglé par les larmes quand même bienvenues, puisque comme le rappelle un lama qui n’est pas Serge« Il est des souffrances inévitables, et d'autres que nous nous créons. Trop souvent, nous perpétuons notre douleur, nous l'alimentons mentalement en rouvrant inlassablement nos blessures, ce qui ne fait qu'accentuer notre sentiment d'injustice. Nous revenons sur nos souvenirs douloureux avec le désir inconscient que cela sera de nature à modifier la situation - en vain. Ressasser nos maux peut servir un objectif limité, en pimentant l'existence d'une note dramatique ou exaltée, en nous attirant l'attention et la sympathie d'autrui. Maigre compensation, en regard du malheur que nous continuons d'endurer. »
Je l'aimais beaucoup, j'ose espérer qu'elle aussi, elle a beaucoup compté pour moi, avec sa fantaisie, sa générosité et sa confusion, on a vécu une relation houleuse, on pensait que la liberté consistait à faire ce qui nous plaisait, et l’apprentissage des responsabilités de la vie d’adulte, et des épreuves qui attendent les gens qui prétendent imprudemment se mettre « en couple » nous intéressait bien moins que d’expérimenter des trucs et des machins, quitte à se faire mal et à en tirer des leçons de vie, mais pas toujours. A tel point que nous ne pûmes nous pardonner certaines erreurs, et dûmes nous séparer. Ce furent nos compagnons d’après qui en récoltèrent les bénéfices, si l’on omet pudiquement l’épisode Pascale G., encore plus violent.
M. est évidemment l’antithèse de M., ce qui en dit aussi long sur elles que sur moi et mes choix de vie. C’est ça qu’est chouette, dans la vie, finalement : on fait ses choix, et quand on se trompe, on peut en changer.
Tant que la vie met longtemps à devenir courte.
Alors que quand on est mouru, tout se fige sous le vernis satiné de l’irrémédiable.
Écrire, pour moi c'est mettre à distance, donc j'écris le moins possible, et surtout pas plus, et uniquement quand je n'arrive pas à l'exprimer à l'oral. Ce qui reste rare, en fait.
Je t’embrasse.
(extraits d'une lettre à mon papounet, qui s'inquiétait de mon état, et à laquelle il n'a pas répondu) 

une nuit, j'ai confectionné sous Photoshop un ex-voto où je me la pète un peu.
Mais si je me la pète pas un peu, qui va me la péter ?


(à suivre...)

samedi 8 avril 2023

Estropiés se remettant en ordre de marche (2)

Dans l'église, pendant l'office en mémoire de la défunte, quelqu'un récite l’épître aux Corinthiens de Saint Paul, "et si je n'ai pas l'amour, je n'ai rien, et dans ce cas je ferais mieux d'aller jouer à la belote avec les copains", tu te rappelles de ce texte que tu voulais placer à l'enterrement de ta belle-mère le mois passé mais qui fut retoqué, tu n'avais pas le final cut, alors tu sanglotes convulsivement, parce que quand même, l'épitre aux Corinthiens, ça tient bien la route, depuis 2000 ans.
Et c'est vrai que si t'as pas l'amour, t'as que dalle, et tu passes un peu à côté de ta life. 
Et pourtant, maintenant que nous voici réunis sous la nef, recueillis mais un peu intimidés par le silence assourdissant devant une vie qui a atteint son terme, on s'entend penser qu'on rêve tous de vivre cet amour, si bien dépeint par l'apôtre que ça fait de lui un vrai pote, Paul, mais que beaucoup reçoivent et partagent en lieu et place un substitut bien moisi : un attachement toxique, dont on peut mesurer la nocivité à l'aide de cette règle d'or, comme si c'était un double décimètre en plastique jaune : si l'amour libère, l'attachement contraint. 
Ainsi équipés, on peut mesurer nos progrès, au centimètre près, et évaluer le succès de nos tentatives pour nous retenir aux rares touffes d'herbe et racines qui émergent du sol pendant l'interminable glissade le long du plan légèrement incliné qui mène au tombeau. 
Car, faut-il le rappeler, le lien de l'attachement pend dans le vide.


Ce dessin parle manifestement d'autre chose. Il a été détourné.
Encore que. Si ça vous scandalise, écrivez au journal, qui transmettra.
Alors ça n'interdit pas de se gargariser avec l’épître aux Corinthiens (vaut mieux que deux tuloras) de Saint Paul, ni de se le prescrire les uns les autres en suppositoires effervescents et pastilles anti-tussives, et pour les messes ça reste un must, et pour honorer les défunts en partance c'est la classe à Dallas, mais ça ne doit pas nous aveugler au point d'oublier que nous sommes peu enclins à vouloir nous libérer vraiment de nos attachements, car pour cela il faut avoir vu la nature de la prison et en avoir assez souffert pour employer des solutions radicales. 
Bien souvent, au lieu de cet effort soutenu de désenvasement de notre nature humaine, nous nous attachons à notre colère, à notre déception, notre chagrin, parce que nos émotions négatives nous tiennent compagnie quand les femmes nous la faussent, communes... et aussi parce que la sexualité est une grosse coquine qui ne tient jamais les promesses qu'on l'a entendue balbutier, un soir d'ivresse hormonale, et qu'on a failli croire sur parole, promesses d'amour, de bonheur, de partage... en réalité elle est aux ordres de la reproduction, elle roule pour la survie de l'espèce, le plaisir c'est juste le cadeau bonux, et la super-cacahouète pour le singe, la sexualité rigole en douce, quand on dort, et elle n'hésite pas à nous filouter, à nous leurrer pour parvenir à ses fins, qui transcendent franchement les nôtres. Alors que nous, enfin vous je sais pas, mais en tout cas moi, la transcendance c'était pas mon objectif premier, ce que je voulais, c'était le leurre, et l'argent du leurre... et léser la crémière. 
C'était quand même pas bien compliqué. 
A défaut d'être réaliste.

La rade de Perros, telle qu'on la voyait depuis la fenêtre de ma chambre, après qu'on ait quitté Louannec
pour s'installer dans la maison que nos parents avaient fait construire de l'autre côté de la baie.
On distingue sur la ligne d'horizon l'église romane de Louannec, avec son clocher carré.
Quand on la voit, c'est qu'il va pleuv
oir, quand on ne la voit plus, c'est qu'il pleut. 
Qu'est-ce que j'ai pu loucher sur ce putain de clocher quand j'étais petit !
Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours été amoureux de filles qui habitaient Louannec.  
Et pourquoi, Seigneur ? Tu aurais pu m'infliger les mêmes tourments avec des filles de Perros,
ça aurait quand même été plus pratique, et puis plus éco-responsable, aussi.

Après la cérémonie, tu es abordé par la maman de la disparue, et  une fois que tu lui as révélé ton identité secrète dans un lourd sanglot, elle se souvient très bien de toi, malgré tes quarante ans de silence radio, et elle t'accueille sans chichis avec ton petit tsunami de larmes, puis on te présente la fille de la défunte, qui a 22 au compteur, l'âge qu'avait sa maman quand vous viviez ensemble, et qui lui ressemble comme à une goutte d'eau. Tu me diras que les chats ne font pas des chiens, mais quand même, les bornes de la décence en sont un peu gondolées, et d'abord - Glarg ! pour être bipolaire, on n'en est pas moins homme, ça se bouscule un peu au portillon des émotions. Certaines sont si confuses qu'elles en retournent même prendre un ticket à l'accueil, en attente d'être inspectées.
Heureusement qu’aux enterrements, on peut pleurer comme vache qui pisse et conserver néanmoins une certaine dignité, voire y accéder un peu tard, comme dans la chanson de Brel sur les toros, quand il évoque les épiciers qui se prennent pour Montherlant au moment de la mise à mort, ou un truc du genre !
Lors de la collation qui suit, tu retrouves quelques forbans des sous-bois fréquentés dans cette vie antérieure, ex-conjoints et amis communs de la disparue, tu te choisis un tocard de bonne taille, et tu le coinces entre deux portes, tu prends un malin plaisir à évoquer son ex, celle qui avait le chic pour déstabiliser tout le monde en trois phrases, tes souvenirs sont précis et tes questions tranchantes, pour bien le mettre mal à l'aise avec ton hypermnésie, tu reprends le fil d'une conversation imaginaire, comme si 40 ans ne s'étaient pas écoulés depuis, il te lâche quelques infos déprimantes et fatales, et bat rapidement en retraite, un peu gêné, en marmonnant "à bientôt"... 
"A bientôt" ? alors qu'on s'est pas revus depuis 83, et qu'on n'est même pas certains de se recroiser vivants au prochain enterrement ? Tu sais désormais que cette formule, déclinée à l'envi autour des tombes fraîchement creusées, ne témoigne pas de l'intention de la personne de te recontacter sous peu, mais désigne plutôt (sans pouvoir le nommer) le fait qu'à votre tour, vous serez bientôt frappés du même sceau de la péremption, et finirez dans un même trou, dont on ne peut rien dire, puisqu'un trou, qu'est-ce ? sinon une absence, entourée de présence.  

Une seule réponse, toujours, à nos interrogations :
T'as qu'à croire. Ben voyons. C'est tout vu.

"A bientôt", donc, oké, moi comprendre la blague, mais le plus tard possible, alors. 
Un cyberpote abonde, quelques jours plus tard, quand tu deviens volubile autour de la disparue, auprès de personnes qui ignoraient jusqu'à son existence avant qu'elle fut soustraite aux yeux de tous sur ce plan d'existence  : Elle avait l'air cool comme meuf. L'avantage avec la mort c'est qu'on y passe tous. Du coup impossible d'être tristes trop longtemps.
Tu n'ai jamais pris le risque de renouer avec la morte de son vivantsentant que dans ton cas le désir de renouer c'était sans doute pour te rependre, tu l'ai déjà expliqué, mais t'aimes bien la formule, alors tu la repasses discrètement. Tu découvres simplement, en même temps que la partie de l'histoire que tu n'as pas captée en temps réel et que tu assimiles en accéléré en léger différé, qu'elle n'est pas aussi triste que la version que tu en avais déduite sur comment elle avait géré sa vie post-toi. Ou alors elle l'est beaucoup plus, mais au moins elle dit quelque chose d'authentique sur ceux qui l'ont vécue.
Bref, vive le réel 😁 tantpistanmieux, c'est pour ça que tu es venu, non ? pour réaffirmer après bien des années d'errance le primat du réel, et désamorcer ton imaginaire, feu d'artifice à mèche longue.
L'amie qui t'a accompagné te tient la main tout du long, même si tu l'inquiètes un peu, avec ton expérience en cours de micro-dosage de psychédéliques et ton imitation du brâme du veuf inconsolable, alors que tu tu es juste... quoi, inconsolable ? Après 40 ans de silence, mimant une indifférence, au mieux polie ? Qui va te croire ? Et tu ne lâches ni sa main, ni la tienne, sinon adieu Berthe, tu prends même un moment privilégié pour lui faire découvrir les splendeurs de la côte de granit rose, sous un crépuscule un peu éteint et tourmenté de nuages bas, mais quand même ça a de la gueule, il faudra revenir par beau temps...
La transe hypomaniaque te porte encore à errer sur le rivage un mois de plus. Tu testes le donormyl, somnifère sans ordonnance qui ne marche qu'un soir sur deux. Tu commences à écrire sur l'aventure de l'homme qui tombe à pic juste un poil trop tard, ce qui entretient ton état, voire l'aggrave un peu, sans ostentation bien sûr. 
Tu sais que si tu ne peux maitriser la réaction en chaine dont tu es le siège, tu peux cesser de l'alimenter en combustible, ça finira bien par l'éteindre ; mais tu veux d'abord tirer les leçons de l'expérience. Il est encore tôt.

(à suivre...)