samedi 8 avril 2023

Estropiés se remettant en ordre de marche (2)

Dans l'église, pendant l'office en mémoire de la défunte, quelqu'un récite l’épître aux Corinthiens de Saint Paul, "et si je n'ai pas l'amour, je n'ai rien, et dans ce cas je ferais mieux d'aller jouer à la belote avec les copains", tu te rappelles de ce texte que tu voulais placer à l'enterrement de ta belle-mère le mois passé mais qui fut retoqué, tu n'avais pas le final cut, alors tu sanglotes convulsivement, parce que quand même, l'épitre aux Corinthiens, ça tient bien la route, depuis 2000 ans.
Et c'est vrai que si t'as pas l'amour, t'as que dalle, et tu passes un peu à côté de ta life. 
Et pourtant, maintenant que nous voici réunis sous la nef, recueillis mais un peu intimidés par le silence assourdissant devant une vie qui a atteint son terme, on s'entend penser qu'on rêve tous de vivre cet amour, si bien dépeint par l'apôtre que ça fait de lui un vrai pote, Paul, mais que beaucoup reçoivent et partagent en lieu et place un substitut bien moisi : un attachement toxique, dont on peut mesurer la nocivité à l'aide de cette règle d'or, comme si c'était un double décimètre en plastique jaune : si l'amour libère, l'attachement contraint. 
Ainsi équipés, on peut mesurer nos progrès, au centimètre près, et évaluer le succès de nos tentatives pour nous retenir aux rares touffes d'herbe et racines qui émergent du sol pendant l'interminable glissade le long du plan légèrement incliné qui mène au tombeau. 
Car, faut-il le rappeler, le lien de l'attachement pend dans le vide.


Ce dessin parle manifestement d'autre chose. Il a été détourné.
Encore que. Si ça vous scandalise, écrivez au journal, qui transmettra.
Alors ça n'interdit pas de se gargariser avec l’épître aux Corinthiens (vaut mieux que deux tuloras) de Saint Paul, ni de se le prescrire les uns les autres en suppositoires effervescents et pastilles anti-tussives, et pour les messes ça reste un must, et pour honorer les défunts en partance c'est la classe à Dallas, mais ça ne doit pas nous aveugler au point d'oublier que nous sommes peu enclins à vouloir nous libérer vraiment de nos attachements, car pour cela il faut avoir vu la nature de la prison et en avoir assez souffert pour employer des solutions radicales. 
Bien souvent, au lieu de cet effort soutenu de désenvasement de notre nature humaine, nous nous attachons à notre colère, à notre déception, notre chagrin, parce que nos émotions négatives nous tiennent compagnie quand les femmes nous la faussent, communes... et aussi parce que la sexualité est une grosse coquine qui ne tient jamais les promesses qu'on l'a entendue balbutier, un soir d'ivresse hormonale, et qu'on a failli croire sur parole, promesses d'amour, de bonheur, de partage... en réalité elle est aux ordres de la reproduction, elle roule pour la survie de l'espèce, le plaisir c'est juste le cadeau bonux, et la super-cacahouète pour le singe, la sexualité rigole en douce, quand on dort, et elle n'hésite pas à nous filouter, à nous leurrer pour parvenir à ses fins, qui transcendent franchement les nôtres. Alors que nous, enfin vous je sais pas, mais en tout cas moi, la transcendance c'était pas mon objectif premier, ce que je voulais, c'était le leurre, et l'argent du leurre... et léser la crémière. 
C'était quand même pas bien compliqué. 
A défaut d'être réaliste.

La rade de Perros, telle qu'on la voyait depuis la fenêtre de ma chambre, après qu'on ait quitté Louannec
pour s'installer dans la maison que nos parents avaient fait construire de l'autre côté de la baie.
On distingue sur la ligne d'horizon l'église romane de Louannec, avec son clocher carré.
Quand on la voit, c'est qu'il va pleuv
oir, quand on ne la voit plus, c'est qu'il pleut. 
Qu'est-ce que j'ai pu loucher sur ce putain de clocher quand j'étais petit !
Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours été amoureux de filles qui habitaient Louannec.  
Et pourquoi, Seigneur ? Tu aurais pu m'infliger les mêmes tourments avec des filles de Perros,
ça aurait quand même été plus pratique, et puis plus éco-responsable, aussi.

Après la cérémonie, tu es abordé par la maman de la disparue, et  une fois que tu lui as révélé ton identité secrète dans un lourd sanglot, elle se souvient très bien de toi, malgré tes quarante ans de silence radio, et elle t'accueille sans chichis avec ton petit tsunami de larmes, puis on te présente la fille de la défunte, qui a 22 au compteur, l'âge qu'avait sa maman quand vous viviez ensemble, et qui lui ressemble comme à une goutte d'eau. Tu me diras que les chats ne font pas des chiens, mais quand même, les bornes de la décence en sont un peu gondolées, et d'abord - Glarg ! pour être bipolaire, on n'en est pas moins homme, ça se bouscule un peu au portillon des émotions. Certaines sont si confuses qu'elles en retournent même prendre un ticket à l'accueil, en attente d'être inspectées.
Heureusement qu’aux enterrements, on peut pleurer comme vache qui pisse et conserver néanmoins une certaine dignité, voire y accéder un peu tard, comme dans la chanson de Brel sur les toros, quand il évoque les épiciers qui se prennent pour Montherlant au moment de la mise à mort, ou un truc du genre !
Lors de la collation qui suit, tu retrouves quelques forbans des sous-bois fréquentés dans cette vie antérieure, ex-conjoints et amis communs de la disparue, tu te choisis un tocard de bonne taille, et tu le coinces entre deux portes, tu prends un malin plaisir à évoquer son ex, celle qui avait le chic pour déstabiliser tout le monde en trois phrases, tes souvenirs sont précis et tes questions tranchantes, pour bien le mettre mal à l'aise avec ton hypermnésie, tu reprends le fil d'une conversation imaginaire, comme si 40 ans ne s'étaient pas écoulés depuis, il te lâche quelques infos déprimantes et fatales, et bat rapidement en retraite, un peu gêné, en marmonnant "à bientôt"... 
"A bientôt" ? alors qu'on s'est pas revus depuis 83, et qu'on n'est même pas certains de se recroiser vivants au prochain enterrement ? Tu sais désormais que cette formule, déclinée à l'envi autour des tombes fraîchement creusées, ne témoigne pas de l'intention de la personne de te recontacter sous peu, mais désigne plutôt (sans pouvoir le nommer) le fait qu'à votre tour, vous serez bientôt frappés du même sceau de la péremption, et finirez dans un même trou, dont on ne peut rien dire, puisqu'un trou, qu'est-ce ? sinon une absence, entourée de présence.  

Une seule réponse, toujours, à nos interrogations :
T'as qu'à croire. Ben voyons. C'est tout vu.

"A bientôt", donc, oké, moi comprendre la blague, mais le plus tard possible, alors. 
Un cyberpote abonde, quelques jours plus tard, quand tu deviens volubile autour de la disparue, auprès de personnes qui ignoraient jusqu'à son existence avant qu'elle fut soustraite aux yeux de tous sur ce plan d'existence  : Elle avait l'air cool comme meuf. L'avantage avec la mort c'est qu'on y passe tous. Du coup impossible d'être tristes trop longtemps.
Tu n'ai jamais pris le risque de renouer avec la morte de son vivantsentant que dans ton cas le désir de renouer c'était sans doute pour te rependre, tu l'ai déjà expliqué, mais t'aimes bien la formule, alors tu la repasses discrètement. Tu découvres simplement, en même temps que la partie de l'histoire que tu n'as pas captée en temps réel et que tu assimiles en accéléré en léger différé, qu'elle n'est pas aussi triste que la version que tu en avais déduite sur comment elle avait géré sa vie post-toi. Ou alors elle l'est beaucoup plus, mais au moins elle dit quelque chose d'authentique sur ceux qui l'ont vécue.
Bref, vive le réel 😁 tantpistanmieux, c'est pour ça que tu es venu, non ? pour réaffirmer après bien des années d'errance le primat du réel, et désamorcer ton imaginaire, feu d'artifice à mèche longue.
L'amie qui t'a accompagné te tient la main tout du long, même si tu l'inquiètes un peu, avec ton expérience en cours de micro-dosage de psychédéliques et ton imitation du brâme du veuf inconsolable, alors que tu tu es juste... quoi, inconsolable ? Après 40 ans de silence, mimant une indifférence, au mieux polie ? Qui va te croire ? Et tu ne lâches ni sa main, ni la tienne, sinon adieu Berthe, tu prends même un moment privilégié pour lui faire découvrir les splendeurs de la côte de granit rose, sous un crépuscule un peu éteint et tourmenté de nuages bas, mais quand même ça a de la gueule, il faudra revenir par beau temps...
La transe hypomaniaque te porte encore à errer sur le rivage un mois de plus. Tu testes le donormyl, somnifère sans ordonnance qui ne marche qu'un soir sur deux. Tu commences à écrire sur l'aventure de l'homme qui tombe à pic juste un poil trop tard, ce qui entretient ton état, voire l'aggrave un peu, sans ostentation bien sûr. 
Tu sais que si tu ne peux maitriser la réaction en chaine dont tu es le siège, tu peux cesser de l'alimenter en combustible, ça finira bien par l'éteindre ; mais tu veux d'abord tirer les leçons de l'expérience. Il est encore tôt.

(à suivre...)

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