mardi 5 mai 2020

L'âge de pierre, le retour

Pour ceux qui sont addicts au travail (workaholics), cette terrible malédiction à laquelle beaucoup d'entre nous succombèrent dans le Monde d'Avant, et qui souffrent dans leur chair parce que leur sentiment d'identité est douloureusement altéré par le chômage partiel ou total, une petite entreprise de services du numérique a développé une offre en ligne plutôt maligne, même si ça fait deux fois maligne en trois mots, et que du coup c'est sans doute pas si malin que ça.
Après l'acquittement d'une somme raisonnable, et une fois connecté sur leur serveur, le site simule votre environnement informatique professionnel à partir des données renseignées par vos soins, et vous pouvez dès lors commencer à rédiger des rapports de réunions imaginaires, remplir des rétro-plannings pipeau, solliciter des collègues virtuels sur l'avancement du dossier Dupont, et si vous prenez l'abonnement Prémioume®, vous aurez même droit à une dizaine de coups de fil intempestifs donnés par des télédémarcheurs spécialisés dans la simulation de clients pénibles et de sous-traitants pressurés par les délais et les coûts, voire une vidéoconférence avec collaborateurs fictifs sur Microsoft Teams®.
Et si cette entreprise n'existe pas, elle pourrait faire l'effort de commencer à lever des fonds pour voir le jour, parce que ça peut marcher, vu qu'on en a encore pour un moment.
Louis-Julien Poignard ne mange pas de ce pain-là.
Du temps où il exerçait encore une activité professionnelle, il n'aurait jamais commis l'erreur de lui confier la moindre parcelle de son identité.
Même si son mandat actuel de Président du gRRR (groupe de Réalité Réelle Ratée) lui laisse peu de temps pour se complaire dans la rumination mortifère de ses exploits passés quand il allait encore au bureau, c'est un poste purement honorifique, dont il ne tire aucune gloriole.
Ce n'est pas non plus pour le jeune retraité une façon commode d'arrondir ses fins de mois souvent difficiles, après qu'il ait un peu bâclé la collecte des pièces justificatives à l'étude de son relevé de carrière auprès de la Carsat, ce qui fait que l'institution ne lui verse finalement qu'une bien maigre pension, qui suffit à peine à remplir une fois par mois le réservoir de sa Rolls de fonction, bien que le prix du litre ait beaucoup baissé ces dernières semaines.
Et sa Rolls, il ne s'en sert pas comme aspirateur à gonzesses, pour collecter des faveurs auprès de femelles énamourées, un peu promptes à attribuer la récente pandémie à la toute-nuisance supposément déployée par Louis-Julien pour instaurer en si peu de temps(1) cette Réalité Réelle Ratée dont il nous rebattait les oreilles, longtemps avant qu'elle advienne, dans sa radicale altérité.
Non, Louis-Julien est à mille lieux de la mortification/repentance pandémique et ne peut regretter aucun sandouitche au pangolin qu'il aurait mâchouillé un peu machinalement, comme ça,  par goût de la transgression et pour voir si ça donnait un petit coup de jeune à ses fonctions motrices comme le prétendait la connerie médecine traditionnelle chinoise.
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(1)et pour si longtemps ! Qu'il est loin le temps devant nous, comme le chantait Gérard Manchié !

Quand on est une espèce menacée, se déguiser en pomme de pin peut sembler malin.
Jusqu'au jours où les Chinois viennent pique-niquer en masse pour fêter le nouvel An
 et se mettent en quête de petit bois pour allumer  le barbecue.

Ses fonctions motrices vont très bien. Tel un Jim Harrison méridional carburant à la Badoit, plus cajun qu'imbu, il arpente quotidiennement des hectares de bois, de vallées, de futaies, et s'y livre corps et âme à des activités un peu ésotériques qu'il a bien voulu dévoiler pour nous, suite à nos demandes insistantes et réitérées, parce que lui s'accommodait très bien de faire ses trucs cosmiques tranquille dans son coin, sans éprouver le besoin compulsif d'épater la galerie des potes à Warsen, franchement suspects pour la plupart, même les imaginaires, j'ai sous les yeux un fichier de renseignements généreux patiemment tissé par des générations de cookys spécialistes de l'intrusion soft dans les ordinateurs personnels qui en atteste de manière affligeante.
Au nom d’une discrète complicité qui court sur les quarante dernières années (mais qui risque de voir sa fin prochaine lors du douloureux partage des droits d’auteur que ne manquera pas de générer cet article), Louis-Julien Poignard m’a autorisé à consulter ses notes de terrain, et accordé l’exclusivité mondiale sur le journal de bord de ses recherches.

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23 mars

Je vais dans le lit de la rivière ramasser des cailloux plus ou moins remarquables. Je les peins, je les vernis, puis je vais les cacher dans la colline. Parfois je leur construis un abri comme sur la photo en pièce jointe. Je les date mais je ne les signe pas, pour faciliter l'appropriation par ceux qui pourraient les trouver, s'il y a des survivants. Dans le cas contraire, l'espèce de super-prédateurs qui nous succèdera en bout de chaine alimentaire devra déléguer l'énigme à ses archéologues s'ils en ont. ça fera phosphorer leurs méninges, s'ils en ont.
Sécurité des placements à long terme ! 

(le sens exact de cette formule rituelle de salutation a été perdu mais elle est accréditée par nombre d'historiens qui se sont penchés sur les écoles de pensée spéculative magico-religieuses dites "de l'Assurance-vie en fonds euros" du début du XXIeme siècle, soit l'apogée de la période pré-Damasio sus-nommée "le Monde d'Avant")



1 avril

J'ai donné à mon industrie lithique une capacité de production a faire frétiller d'envie le directeur d'usine de fabrication de masques. J'en ai semé une bonne vingtaine dans la colline. Si le confinement dure, je vais vider la D* (rivière anonymisée qui arrose le département 1*).




8 avril

Je
vis des expériences dans les bois. Tiens, comme tu as été sage, je t’envoie une photo de mon écrevisse géante des sous bois (Austropotamobius Sylves Gigantea). C'est une espèce tellement furtive que certains naturalistes sont allés jusqu'à mettre en doute son existence. Erreur ! J'ai réussi à apprivoiser un spécimen qui vit dans les sous-bois de C**. N'en parle à personne, l'espèce est menacée par le braconnage intensif. Mais c'est bien connu, tu es une tombe.



Je te joins aussi mes expériences de cairn installé d’abord dans ma bibliothèque, puis in-situ dans la nature. 
Je peux plus m'en empêcher.




9 avril (retour utilisateur)

Je prétends n'avoir guère le temps d’aller jeter des cailloux peinturlurés dans la rivière, pourtant c’est sans doute ce que je fais de façon métaphorique sur mes blogs. Par chance, pour l’instant je n’ai assommé aucun poisson avec mes productions, en tout cas aucune de leurs mamans n’est venue s’en plaindre, c’est un peu dommage j’avais déjà acheté du citron, car le spectre du scorbut rôde à bord depuis que nous survivons uniquement à base de conserves périmées. C’était difficile de résister, elles étaient en promo au rayon zéro-gâchis du Super U, et maintenant il faut bien faire descendre la pile.

13 avril

Je dois t'avouer que je n'ai pas attendu pour continuer à truffer ma colline de cailloux. Tu trouveras quelques exemplaires en pièces jointes. Mon écrevisse géante a fait un nid où elle à pondu un œuf. Je me documente sur l'espèce austropotamobius sylves gigantea : son habitat, ses habitudes alimentaires, ses modes de reproduction et j'attends la livraison d'une commande de matos beaux-arts pour mettre en pratique de nouvelles idées.



 (retour utilisateur)

Les Neandertals qui nous succèderont créeront une nouvelle religion à partir de tes cailloux sacrés recueillis dans les collines par leur druide assermenté (poste enviable et envié puisque c’est lui qui régule l’attribution des jodifostères dans la tribu en s’arrogeant les plus gouleyantes). Mille ans plus tard, leurs rituels seront étudiés par les Anthropologues, et la boucle sera bouclés. Je n’invente rien, j’ai lu quelque chose d’approchant quoique mieux écrit dans le livre de Dave de Will Self. 


Et sinon, je voulais vous dire combien j’appréciais chez vous cet inoxydable appétit d’innovation, peut-être pour échapper aux petites roues dentées de l’habituation qui broient à plaisir les joies simples de l’existence, et vous font passer d’une activité inattendue à l’autre : la guitare, la navigation à voile et sans vapeurs, l’écriture, les prémisses de la nouvelle religion de l’an 3000, franchement, je suis édifié, et j’en redemande, en tout cas je tenais à vous faire part de mon enthousiasme, tant qu’internet le permet encore !

23 avril

Petit historique pour ce qui concerne ma manie lithique :  tout a commencé par une lecture trop précoce de Baptiste Morizot. https://fr.wikipedia.org/wiki/Baptiste_Morizot
Je manquais de maturité. Le traumatisme à créé mon obsession. Comme tu le sais, ce philosophe grassement payé par l’Université passe son temps à courir différents écosystèmes sur les traces de divers animaux, si possible nuisibles, en compagnie de sa femme historienne de l'art, qui doit un peu se demander ce qu'elle fout, là, dans mon message.


Morizot, donc, a fait de son attention à la trace, à l'indice laissé par l'animal une pratique de sensibilisation à l'ensemble du vivant et aux relations qui nous y concernent. Déchiffrer la carte du territoire à travers les signes lupins que le grand carnassier y a déposé, c'est se faire un peu loup, se donner une chance d'entrer en diplomatie avec lui et de négocier un mode d'habitat sur ce territoire qui fasse place à l'homme en même temps qu'aux autres vivants, animaux ou végétaux.
D'abord, je me suis dit que j'allais me faire animal humain et laisser des traces sur un territoire que je parcours assez pour le considérer comme un peu mien. De part et d'autre d'un sentier de moins d'un kilomètre. C'était expérimental. Il s'agissait d'installer des signes discrets pour voir si quelqu'un s'en avisait et y prêtait assez d'attention pour y réagir. Un genre de marquage. Si je m'était contenté de pisser au pied des arbres, il y  avait peu de chances pour qu'un humanoïde lambda s'en émeuve. Et puis je pouvais passer pour un pervers lubrique à force de me remuer l'asticot sous les branches. J'ai donc commencé par disperser des cailloux très peu modifiés, ou alors bien cachés. Personne ne l'a remarqué. 
Je me suis mis à rendre mes cailloux plus visibles et à les regrouper. Ce faisant, j'ai été obligé de systématiser ma collecte sur les berges de la rivière et à choisir mes galets au départ (c'est lourd à charrier un sac de galets de contrebande et vaut mieux y réfléchir avant de ramasser n'importe quoi !) J'ai retenu ceux dont je pouvais déjà imaginer le rendu en fonction d'endroits où j'envisageais de les installer. 


La part d'aléatoire tient à ce que je réagis à des configurations de lieux, ou à des formes de cailloux. Aussi dans les réactions des gens qui sont peu nombreux sur ce parcours en cette saison de confinement. Finalement, l'effet que je mesure le plus, c'est sur moi que je le constate. Une nécessité d'aller quasi-quotidiennement déposer des cailloux et inspecter ceux qui sont déjà là. J'ai fait un relevé GPS de tous mes spots. Le coté marquage fonctionne bien. La carte se dessine. J'ai maintenant des repères de distance et d'orientation qui m'avaient échappé sur ce petit bout de pays que je croyais bien connaître. Je me suis construit des bribes de récit, des légendes à usage personnel sur tel ou tel spot. J'habite mieux le lieu. L'écrevisse des sous-bois s'est laissée apprivoiser. 


Les nymphes me signalent des recoins qui mériteraient d'être investis, des autels à redresser, des sémaphores à restaurer, des nids à creuser. Je me sens chez moi sous ces futaies et parfois je me couche sur les mousses juste pour le plaisir d'en éprouver le moelleux. Vais-je me transformer en loup ? Fonder une meute ? Nous le sauront dans la saison 2, après la libération, quand le sentier sera rendu à l'usage de promeneurs innocents.
(..) Tiens, quelques éléments pour documenter sans balancer. Il y a actuellement 28 spot installés pour un total d'environ 50 pierres. Je te joins les photos des dernières installations.
Sécurité des placements à long terme ! 

dimanche 3 mai 2020

La vidéo qui dit tout

Ca fait longtemps qu'on prophétise le Grand Remplacement...
Non, pas celui-là.
Je parle du Basculement de la civilisation de l'écrit vers celle de l'image.
Plutôt un Glissement, d’ailleurs.
Aussi insidieux que la substitution de vos proches à des répliques tronquées, des entités d’outre-espace dignes de l’Invasion des Profanateurs de Sépultures de l’Ehpad 
(après enquète, il s’agissait tout bonnement de soignants déguisés en cosmonautes pour le 1er avril des Residents). 
Les Residents juste avant leur entrée à l’Ehpad de San Francisco. 
Pour  basculer vers la civilisation de l'image,
ils étaient fin prêts et bien équipés,
c’est le monde qui ne l’était pas.
Pour protester, le chanteur s'est récemment mis en grêve illimitée de la vie.
Le jour où vous vous en apercevez, il est bien trop tard pour prévenir qui que ce soit, du fait que vous étiez confiné dans votre auto-préoccupation sans avoir songé à en ouvrir les fenêtres quand il était encore temps, et tous les gens que vous connaissiez s’expriment maintenant dans une langue dont vous n'êtes pas locuteur natif, et que vous refusez d'apprendre.
De quoi je parle ?
hé bien, j’observe les inquiétants effets de cette Substitution de l'Image à l'Ecrit depuis le début du confinement, et je n'en mène pas large. L’apparition de la rubrique Medias/Net dans Télérama aurait dû m’alerter. J'ai préféré l'ignorer, et maintenant il est bien tard pour m'en inquiéter. 
Ca a commencé par un membre de ma famille qui, voulant me convaincre de la justesse de ses vues, me donnait à méditer des palabres vidéos monologuées de 30 minutes minimum, quel que soit le sujet de discussion abordée... il faut dire qu'il s'était déjà un peu échauffé sur les vidéos post-11 septembre 2001, je savais que c'était un sujet sensible à ne pas aborder avec lui sous peine de gâcher la soirée; et plus je lui disais que je n'avais pas de temps de cerveau disponible pour assister à des youtuberies, plus il m'en balançait pour que je comprenne les failles de ma vision erronée. Il pense sans doute que tout point de vue abordé "de vive voix" par un interlocuteur qui se filme de face en clignant des yeux en plein soleil sans chapeau doit emporter l'adhésion, adossé qu'il est à sa propre légitimité.
C'est un biais cognitif que je désespère d'acquérir un jour.

Le cheval à ma soeur fait un bon 90b.
Il me dit qu'il préfère s'abreuver à des sources d'information indépendante, avant de me balancer d'immondes, obscures et interminables causeries de prophètes auto-proclamés. Pour tout dire, c'est tellement embarrassant que je ne peux même pas le dénoncer ici, et encore moins à la gendarmerie, bien qu'il s'agisse d'un membre vraiment très proche de ma famille et qui n'est pas ma soeur, qui a de toutes façons autre chose à faire que de battre du cyber-beurre en broche, parce que pendant qu'on s'excite sur des vidéos youtube, il faut bien que quelqu'un soigne les chevaux.
Sur des sujets sensibles et dans des périodes troubles, ça peut prendre des dimensions inquiétantes. J’étais loin de suspecter les galaxies entières de e-penseurs peuplant le Multivers et prêts à colmater les trous de mon ignorance crasse avec à peu près tout ce qui leur tombe sous la main depuis la fermeture de Monsieur Bricolage, où la quête de matériaux ad hoc était quand même facilitée par des petits panneaux informatifs surplombant les allées de bacs plastiques bourrés à craquer de joints toriques de Ø 8 luisant dans la pénombre de ma convoitise.
Mais ça, c’était avant.

Tout ça parce qu'au début de la crise sanitaire, il m'avait dit :
 "On est pas confinés, juste privés de travail; si on rajoute la razzia générale sur les rayons alimentation de tous les supermarchés de la ville, on se rapproche un peu du scénario de certains films américains. La foule c'est vraiment idiot, car les magasins restent pour l'instant ouverts en semaine et sont approvisionnés. Mais le phénomène reste intéressant d'un point de vue scientifique, car si l'affirmation selon laquelle le battement d'aile d'un papillon au Brésil peut entrainer de proche en proche une tornade en Australie n'a pas encore été vérifiée, l'histoire du mec qui bouffe une patte de pangolin à Wuhan et qui entraine de proche en proche une pénurie de PQ au Hyper U du coin est maintenant tout à fait prouvée. Il y a 3 semaines j'avais anticipé en achetant un bon stock de pâtes et de riz en cas de mesures de confinement strictes.(...)"
Je ne pouvais pas laisser passer cette entorse à la logique formelle, et je l'avais légèrement taquiné vertement tancé d'avoir contribué à instaurer la pénurie dont il se plaignait.
"La foule est bête, car elle se précipite dans les magasins, que j’ai prudemment pillés il y a 3 semaines. » => la peur du manque engendre le manque; c’est sans doute un proverbe de toxico, mais tu l’as brillamment démontré. Mépriser cette foule « idiote » qui se rue sur les supermarchés alors que tu t’es servi il y a trois semaines, informé en avant-première par des effondrologues à la pointe du progrès anxiogène, c’est un peu abusé, sur le plan moral. 
Si tout le monde avait fait comme toi, queue, pénurie et climat d'angoisse règneraient depuis au moins deux semaines. Maintenant, quand c’est la guerre, c’est vrai que le plan moral passe au second plan, une fois que la survie est assurée."

Ca fait bien 15 ans que j'illustre mes articles
avec ce dessin. Ca nous rajeunit pas,
mais c'est quand même pratique.
J'aurais pas dû. Les mêmes gènes du professeur d'explications que les miens palpitent dans ses chromosomes, car nous sommes assez proches génétiquement, bien qu'il ne soit pas ma soeur.
C'est là qu'il a commencé à me bombarder de sa cohorte d'Economistes Enterrés, d'Effondrologues Patentés, de Thérapeutes auto-intronisés, d'Editorialistes Assoiffés d'En Découdre, j'en ai le vertige et un début de mal de mer, car un malaise physique quasi-lovecraftien s'empare de moi à chaque fois que j'essaye de faire preuve de bonne volonté, et m'interdit l'absorption de ces vidéos. 
Le divorce générationnel est consommé, et pourtant nous n'avons que 18 mois d'écart avec ce pauvre type qui n'est pas ma soeur. Et c’est pas parce que je suis confiné que je vais regarder une vidéo de 32 minutes pour lui complaire, même d’un effondrologue jubilant visiblement de ménager ses effets. Cette espèce d'égocratie vidéo me navre, d'autant plus que les miennes cumulent très peu de vues sur Youtube, et pourtant ça fait des années que je les y ai déposées. J'ai dû merder un truc dans les méta-données.
Considérant l'incident clos et le frère à ma soeur durablement vexé, comme ça quand je lui enverrai des blagues sur le Covid il ne se sentira pas obligé de faire semblant de rire, quelques jours plus tard, je discute santé avec une amie, et elle m'envoie tout de suite d'un air entendu vers le fumier de complotiste malfaisant dont j'ai fait mes choux gras il y a déjà de celà une bonne demi-lune confinée.
Je le crois pas. 
D'autant que sa vidéo m'est immédiatement relayée par un autre canal. 
Ca craint du boudin, cette histoire. 
Deux jours plus tard, une autre amie (on dirait pas, comme ça, à me lire, mais j'ai plein d'amies, dont toutes ne sont malheureusement pas imaginaires) me suggère d'aller mater 1h30 de live facebook sans aucune explication, je suppose que le mode d'emploi est à l'intérieur. 
Bon, après avoir cliqué, il s'agit en fait d'Edwy Plenel fustigeant le gouvernement pour la gabegie de la pénurie de masques, ouf, ça va, la France respire, enfin, pas si bien que ça, mais pas d'épouvante lovecraftienne en vue, je peux zapper sans avoir l'impression d'enjamber par le mépris un abime d'Inconnaissable.
Et je ne vous parle même pas des 2 amies perdues en route qui disposent de très peu d'images sur ce qui se passe dans les hôpitaux. Avec des amies comme ça, je n'ai pas besoin d'ennemies.
Curieusement, ce pilonnage de vidéos n'est jamais soutenu par aucun discours. 
Pas la moindre recommandation, précaution d'emploi ou avis qualitatif ne les accompagne.
Le lien hypertexte, point barre.
Et je me découvre sans doute assez vieux con pour être emporté comme qui ne rigole plus par le Covid, parce que la viralité de ces vidéos me subjugue, sans que je les visionne pour autant.

C'est ça, ouais. Et mon Q,
c'est du poulet à la thaïlandaise ?
Comme je le disais déjà dans l'autre article, et trois paragraphes plus haut dans celui-ci, je n'invente donc rien puisque je l'ai lu à plusieurs reprises sur mon blog, je refuse de vendre mon temps de cerveau disponible à Youtube, alors que pour regarder des greluches qui se trémoussent à loilpé sous les lampions cassés de la libération sexuelle, c'est vrai que je ne suis pas le dernier, mais dès qu'un gus veut m'expliquer (en moins d'une heure max !)  pourquoi ma fille est muette, je fais une allergie. 
Je n'en tire ni gloire ni honte, c'est comme ça, c'est tout.
Alors souvent je demande au locuteur A un résumé écrit de la vidéo qu'il m'envoie du locuteur B, pour gagner du temps. 
Je suis tranquille. En général, il est autant exilé au large du langage écrit articulé que je le suis actuelllement du planning des intermittents FranceTV. C'est un putain de biais perceptif, quand même. A ne pas confondre avec le biais cognitif, cette nouvelle façon polie de dire aux gens qu’ils sont cons mise au point par les journalistes. Avec un étrange effet tunnel : l'allocution du président, lundi soir, m'a fait le même effet qu'un youtubeur un peu triste, beaucoup trop long et pour tout dire pas très bon.

Alors pourquoi ces dérives, pourquoi cette logorrhée, à la limite de la dysenterie audio-vidéo, au lieu de discuter entre gens sensés, avec des arguments cohérents qui peuvent être résumés en un feuillet simple interligne, ce qui permet d'exprimer tant de choses ?
(en cordonnier bien balayé, j'aurais pu commencer par résumer cet article, vous auriez vous aussi gagné du temps pour regarder des vidéos Youtube)
J'en étais à interroger le Grand Krishnou à ce sujet, en lui sacrifiant comme à l'habitude un jeune chevreau prépubère(1) par une nuit sans lune, après avoir tracé sur le sol le pentacle qui va bien, malgré les plaintes répétées de mes voisins à la gendarmerie, et la relative pénurie de chevreaux vierges qui règne à présent dans mon quartier, quand je reçus un courriel de ma belle-mère 2.0. qui m'enjoignait d'aller lire séance tenante une interview de BHL. 
Une interview ÉCRITE ! 
Ma belle-mère 2.0, je l'aurais presque embrassée, malgré l'odeur prégnante de chevreau mort qui lui aurait très certainement fait repousser mes avances de son petit air pincé, car elle lit le Figaro, alors que mon père lit Le Monde.  
J'embrasserais presque BHL aussi, parce qu'en 2 minutes, j'ai compris son point de vue, en plus il évoque les réseaux asociaux, j'en pleurerais presque de joie tellement qu'elle est bonne, mais la douleur m'égare.
Aah, mes chers compatriotes, on est loin de la bouillie émotionnelle et du dolorisme participatif des vidéos présidentielles, qui totalisent quand même des millions de vues, chapeau l'artiste !

Je dois avouer que je n'ai pas été tout à fait honnête, dans ce sujet à charge.
Il y a une vidéo qui m'a fait forte impression de manière durable, c'est celle dénichée sans le faire exprès un jour où j'en avais un besoin vital sans le savoir, et qui a changé ma life pour toujours et à jamais, en élargissant le regard que je pouvais porter sur mes infirmités du moment.
Elle est en lien dans cet article, presque exclusivement constitué d’un emprunt à taux zéro à Emmanuel Carrère, que c'en est une honte. 
Tu veux bien aller la regarder, s’il te plait ?
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(1)je préviens tout de suite que le sacrifice rituel de ce chevreau n'a aucun rapport avec la traque du bouc émissaire, une réponse classique aux épidémies inexplicables, il ne faudrait pas faire l'amalgame.

samedi 2 mai 2020

Toutes mes statues ont des ailes de pierre







Si tout se casse la gueule, j'aurai bien fait d'acheter ce recueil de nouvelles de Craig Strete pour trois francs six sous sur Amazon avant qu'y ferment. L'auteur, que j'avais croisé dans la revue Univers de Yves Frémion du temps où les revues de science fiction prophétisaient allègrement que tout allait se casser la gueule, est lui-même sujet à controverse, et ressemble en cela aux personnages qu'il imagine.









lundi 27 avril 2020

Un journalisme de post-ure

« des hôtesses vont passer parmi vous avec un assortiment de boissons et de revues » prétendais-je pour faire le malinou dans un article de la semaine dernière : les voici nonobstant.


Contraint au régime sec même en mer mouillée par des excès passés, je fais l'impasse sur les boissons et me rabats sur les revues, car après avoir longtemps pesté contre la création du rayon journaux au Super U qui selon moi tuait les maisons de la presse alors qu’en fait ce qui me poussait chez les marchands de journaux c’était le besoin compulsif d’acheter des clopes, j’ai trouvé ce matin en faisant les courses DEUX revues qui sauront susciter ta convoitise mieux que ne le ferait une cargaison d’infirmières thaïlandaises simulant d’être enfiévrées par les chaleurs printanières et le trop-plein de patients engorgeant les urgences :
- We demain  "une revue pour changer d’époque", destinée avant tout aux bobos écolos. m'inspire des sentiments mitigés, car j’en avais acheté un exemplaire sur la prescription d'une copine marseillaise, je l’ai lu pieusement en souvenir d’elle et j’ai trouvé la moitié des articles intéressants, et l’autre moitié navrante. 
Là, ce mois-ci t’as quand même Jared Diamond, Greta Thunberg qui tchatche avec Naomi Klein, pour 12 € on aurait tort d'essayer de s’en priver. 

- Socialter sort un hors série pour penser les horizons désirables : qu’est-ce que l’imaginaire, qui a intérêt à s’en emparer, comment le modeler de manière inclusive ? L’écrivain de science-fiction Alain Damasio a été nommé rédacteur en chef pour piloter le numéro. Baptiste Morizot signe un manifeste, «Nous sommes le vivant qui se défend», et Kim Stanley Robinson clame : «Nous voulons des utopies !» Un entretien avec Felwine Sarr dessine les pistes pour «Bâtir l’Afrotopia» ; Emilie Hache explique comment poser l’imaginaire écoféministe contre la société patriarcale, quand Corinne Morel-Darleux envisage la fiction comme nourriture de l’action. Un grand entretien permet de découvrir la passion de Jean-Luc Mélenchon pour la science-fiction. (Libération)
Franchement, pour 3 2 paquets de clopes, c’est donné. J'ai commencé à le lire, c'est très damasien effectivement, mais très bien documenté. Ca compense, pour ceux qui font une aversion à l'appétence incoercible de Damasio à forger des néologismes au fil de son discours néo-radical.

La presse qui fait pas rêver.
D'une manière générale, c’est dingue le nombre de revues post- qui dégueulent du présentoir, je croyais la presse magazine à l’agonie, et j’allais oublier de citer, si tu les méconnais, l’étonnante et trimestrielle Usbek & Rika dont je suis très friand, quand je ne louche pas sur les soignantes masquées issues de la diversité, en tout cas les deux derniers numéros étaient super. Ce qui est bien avec le monde moderne qu’on a maintenant, c’est que toutes ces revues ont des vitrines sur le net, et qu’on peut se faire une idée de la ligne éditoriale d'un simple clic, parce que s’il faut s’ingurgiter des échantillons de leur pâte à tartiner dans le Super U, ça gène les braves gens masqués qui veulent aller du rayon layette aux surgelés. Allons bon, encore un mail qui va se faire instrumentaliser en article auto-promotionnel sur un de mes blogs, mon narcissime est-il donc si en péril que ça ? Je t’en fiche mon billet qu’il aurait très bien pu faire sans. Mais bon, la survie de la presse du lendemain du futur est une noble cause, qui vaut qu'on en parle, et surtout qu'on la lise. 


La presse qui fait rêver (justement, j'en rêvais)

samedi 25 avril 2020

Ehpad : les morts, les familles et le mur du silence

Des établissements d’hébergement pour personnes âgées ont tardé à communiquer le nombre de morts dû au coronavirus et à informer les familles de l’état de santé de leurs proches. Certaines ont déjà porté plainte.

Par Béatrice Jérôme, Lorraine de Foucher et Sofia Fischer Publié dans Le Monde le 23 avril 2020 à 11h00


La sonnerie du téléphone tire Sébastien Lévêque de son sommeil. Embrumé par la fatigue, l’ouvrier de 40 ans décroche. Il est 8 heures ce samedi 28 mars. Au bout du fil, une aide-soignante de la Rosemontoise, à Valdoie (Territoire de Belfort), la maison de retraite où vit son père Bernard depuis six ans, lui annonce sa mort dans la nuit, suspicion de Covid-19.
« J’ai à peine eu le temps de reprendre mon souffle qu’elle a enchaîné sur les pompes funèbres. Que je devais les contacter en urgence pour faire enlever son corps, elle avait l’air pressée de s’en débarrasser. »
Sébastien ne comprend pas, trois jours avant il avait eu un appel de l’Ehpad, son père était tombé, mais il était en forme, seulement 73 ans, et aucune pathologie. Il y avait bien cette petite grippe qui circulait un peu entre les résidents, mais rien de grave l’avait-on rassuré, et jamais le mot « Covid » n’avait été prononcé.
Il ne reste de Bernard qu’une urne qui attend Sébastien sur une étagère des pompes funèbres de la petite ville de Delle. Le fils n’a jamais pu revoir son père, ni même récupérer ses affaires. Cette disparition sans bruit ni rites se transforme en deuil impossible. « Je me dis qu’il n’est pas mort, je ne réalise pas. C’est un choc terrible, un traumatisme. Nous, les familles, nous étions coupées du monde, on ne nous a rien dit. Il n’y a eu aucune communication, aucune humanité. Payer aussi cher pour mourir comme ça, j’ai la haine qui brûle en moi », pleure-t-il au téléphone.
Début avril, l’affaire de la Rosemontoise éclate dans les journaux. Le virus a coûté la vie à dix-sept de ses résidents. L’établissement devient le premier en France placé sous tutelle dans le cadre d’une procédure d’urgence sanitaire. L’hécatombe s’est poursuivie depuis avec onze nouvelles victimes du Covid-19. Sébastien, lui, s’est rendu à la gendarmerie de Saint-Amour (Jura) pour porter plainte contre l’Ehpad pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « non-assistance à personne en danger ». « S’ils avaient mieux communiqué, s’ils avaient été transparents avec nous, je n’aurais pas porté plainte. Mais là maintenant on monte un collectif avec les familles, et on veut un procès », revendique ce supporteur du FC Sochaux-Montbéliard, initié au football par son père, ancien ouvrier chez Peugeot.
Ni veillées ni embrassées une dernière fois par leurs proches, des milliers de personnes âgées sont mortes ces dernières semaines, comme Bernard Lévêque, asphyxiées par le Covid-19, seules au fond de leur chambre. Entre le 11 mars et le 20 avril, les maisons de retraite sont restées portes closes, pour ne plus laisser entrer le virus. Et certains Ehpad ont aussi érigé un mur du silence autour de la tragédie qui les ont frappés. Ces structures ont-elles été débordées par la violence de l’épidémie au point de ne plus pouvoir communiquer ou bien ont-elles opté pour l’opacité afin de masquer des défaillances ?
Des dizaines de familles se sont déjà tournées vers la justice. Certaines pour obtenir le simple récit des faits, d’autres parce qu’elles ne croient pas à la fatalité. Les enquêteurs voient se multiplier le nombre de plaintes, « sans avoir les moyens d’y faire face », en plein confinement. « Elles sont de plus en plus nombreuses et vont augmenter dans les prochains mois, anticipe un gendarme missionné sur ce type de dossiers. Le problème, c’est que les gens ne sont plus habitués à la mort : ils veulent des réponses. »
Au 17 avril, le parquet de Paris avait enregistré vingt-six plaintes pour mauvaise gestion de la crise sanitaire, sans être en mesure de distinguer celles qui concernent un hôpital, un Ehpad, ou une autre structure, ni celles déposées par des familles ou par des personnels. Le procureur de Paris, Rémy Heitz, a indiqué sur Franceinfo le 31 mars que le parquet n’en était pas « encore à orienter ces plaintes et à prendre des décisions. Mais nous les traiterons et nous allons les analyser ».
Ailleurs, les enquêtes sont déjà lancées. Comme à Mougins (Alpes-Maritimes). Dans cette commune de la Côte d’Azur, la maison de retraite La Riviera a vécu un cauchemar à huis clos. Depuis le 17 mars, trente-sept personnes âgées y sont mortes du Covid-19, soit plus du tiers des cent neuf résidents.
Aucun drame n’a connu le même retentissement médiatique depuis le début de la crise sanitaire. Aucun n’a donné lieu à autant de plaintes, connues à ce jour. Sept familles de résidents décédés ont porté plainte contre X. Les premières ont débouché sur l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « non-assistance à personne en danger » et « homicide involontaire » par le parquet de Grasse, le 2 avril. Depuis, quatre ont directement saisi le tribunal. Le maire (Les Républicains) de la ville, Richard Galy, s’est porté partie civile dans le dossier.

« Aucun symptôme » du Covid-19

Ces plaintes sont toutes motivées par « la loi du silence », selon les familles concernées, qui a régi La Riviera les deux dernières semaines de mars. Le 15, le virus pénètre dans l’établissement, par l’intermédiaire de son directeur et de son médecin coordinateur, tous les deux testés positifs et placés en arrêt maladie. Le 31, Nice-Matin titre sur les « douze morts » de Mougins, et lève le voile sur une hécatombe à l’insu des familles. Alors qu’un journaliste fait le pied de grue devant l’établissement pour obtenir des réponses, la veille, Korian − le groupe privé français est le leader européen des maisons de retraite − et l’agence régionale de santé (ARS) Provence-Alpes-Côte-d’Azur avaient d’abord tenté d’expliquer que les morts étaient « peut-être liées à des causes naturelles ».
Pourtant, administrativement, le Covid-19 est bien mentionné. Les certificats de décès remis aux pompes funèbres qui enchaînaient les allers-retours dans l’Ehpad depuis quinze jours indiquaient bien : « suspicion Covid-19. » Charles-Ange Ginesy, président (Les Républicains) du conseil départemental des Alpes-Maritimes, assure avoir reçu du directeur régional de Korian de PACA-Est le premier signalement de décès lié au virus le 18 mars, dans le « reporting » régulier qu’il a exigé des Ehpad au début de la crise. Entre le 18 et le 30 mars, il reçoit quatre bilans. Le dernier date du 28 mars : douze morts.
Dans ce dernier décompte figure Yvette Sinicropi, 84 ans, décédée le 26 mars dans cet établissement. Son mari, 91 ans, a d’abord reçu un appel de l’Ehpad. Sa femme « n’était pas très bien », on lui demande s’il a un contact avec une entreprise de pompes funèbres. Nouveau coup de fil dans la matinée : Yvette est morte, mais personne n’évoque le Covid-19. On assure même à la famille qu’elle ne présentait « aucun symptôme ». Son époux est prié de venir chercher ses affaires. C’est en route vers la maison de retraite que le nonagénaire est alerté par un message d’un de ses fils, qui, ayant lu Nice-Matin, lui dit de faire demi-tour. « N’y allez pas : il y a douze morts du Covid dans l’établissement ! »
Ces omissions en cascade poussent les plaignants à rechercher des « responsables » de la mort de leurs proches. « J’ai des griefs autant envers l’Etat qui n’a pas bien géré la crise qu’envers la direction de Korian », assure Arnaud, petit-fils d’Odette Noyer qui a appris par les pompes funèbres que sa grand-mère était morte du Covid-19. Le jour de son décès, l’Ehpad lui a assuré qu’elle se portait bien même si elle avait été « mise sous oxygène »… Interrogé par Le Monde, le porte-parole de Korian affirme que « la famille » d’Odette a bien été informée à temps que son état s’était dégradé.

Querelle des tests

Depuis la médiatisation de la tragédie de La Riviera, la directrice générale du groupe, Sophie Boissard, a reconnu le 10 avril, sur RTL que « la violence de l’épidémie a été telle que l’information et les contacts n’ont peut-être pas été ce qu’ils auraient dû être au quotidien ». Face aux accusations « d’omerta » notamment de la part de l’avocat de plusieurs plaignants, Fabien Arakelian, le groupe choisit de se retrancher alors derrière la consigne des ARS de leur communiquer le bilan du nombre de morts, à elles et à elles seules. Conseillé par l’agence Havas, le groupe a, depuis, littéralement modifié sa stratégie de communication. Désormais, il publie un décompte national chaque semaine. Le 17 avril, on comptait 511 morts parmi les 23 000 résidents des 308 Ehpad que possède Korian en France. La justice devra répondre aux questions des familles : comment un tel désastre a-t-il pu se produire ? Quelles erreurs, quelles négligences ont été commises ? Par qui ?


A Mougins, le scandale « ne fait que commencer », assure une source proche du dossier. Mais déjà en coulisses l’Etat déplore l’attitude du groupe privé qui ne l’a pas suffisamment alerté. La sous-préfète de Grasse, Anne Frackowiak-Jacobs, regrettait dans les colonnes de Nice-Matin, début avril, « que la réaction du groupe Korian n’ait pas été aussi rapide que nous l’aurions souhaité ». Trois jours plus tard, Charles-Antoine Pinel, directeur général France Seniors chez Korian, accusait « les autorités sanitaires locales » d’avoir « tardé à réagir ». Du côté des gendarmes, on indique que « tout le monde  l’ARS comme Korian  est entendu ».
Ces attaques réciproques ont révélé une difficulté structurelle à coopérer entre les ARS et les Ehpad − si ce n’est un gouffre −. Parmi les nombreux exemples de difficultés dans la répartition des rôles, que le drame de Mougins met en lumière, figure la querelle des tests.
L’absence de dépistage précoce des résidents a été pointée du doigt par la droite locale. Le maire (LR) de Mougins, Richard Galy, a été le premier à souhaiter des tests systématiques. Le président du conseil départemental, Charles-Ange Ginesy (LR), a écrit au ministre de la santé et des solidarités, Olivier Véran, et à l’ARS dès le 24 mars, pour demander « un élargissement immédiat des dépistages de l’ensemble des résidents ». En vain.
A Mougins, seuls trois tests ont été réalisés mi-mars, conformément à la consigne du ministère de la santé. La règle en vigueur était alors de cesser les dépistages au-delà de trois cas de Covid-19 avérés. Pourtant Louise (son prénom a été modifié) comme d’autres proches de résidents en est certaine : « Si tous les pensionnaires avaient été testés vers le 20 mars, une bonne partie seraient encore en vie aujourd’hui », assure cette femme qui a attendu deux semaines pour apprendre que sa mère avait contracté le Covid-19, dont elle a finalement guéri.
La direction du groupe et l’ARS PACA auraient-ils dû enfreindre la consigne nationale et décider un dépistage plus large ? Ont-ils fait preuve de légèreté ? L’un et l’autre se sont renvoyé la responsabilité de ne pas avoir pris l’initiative. « L’ARS était d’abord soucieuse de disposer de tests suffisants pour les hôpitaux, ce que l’on peut comprendre », concède un responsable du groupe. Un fonctionnaire d’une ARS, interrogé par Le Monde rappelle toutefois que les décisions d’ordre médical relèvent des établissements. En clair, Korian n’avait pas besoin du feu vert de l’ARS pour lancer des tests. « Aucun laboratoire n’était en mesure de [leur] délivrer des tests en grand nombre sans l’aval de l’ARS », rétorque la direction de Korian.
Devant la campagne politique de la droite locale en faveur des tests et l’émoi des familles face à la série noire des décès, Philippe De Mester, le patron de l’ARS PACA, a fini par faire passer des messages au cabinet d’Olivier Véran pour que les tests puissent être réalisés à plus large échelle dans les Ehpad. Korian, de son côté, a actionné ses relais : « On a mis un grand coup de pression sur le ministère », reconnaît Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privées pour personnes âgées (Synerpa).
La demande a été entendue. Le 6 avril, Olivier Véran annonce le virage. Il faudra, dit-il, « tester tous les résidents et tous les personnels à compter de l’apparition du premier cas confirmé de malade de coronavirus » au sein des Ehpad. Sans la tragédie de Mougins et son retentissement médiatique, le gouvernement n’aurait sans doute pas fait cette annonce aussi vite. Il n’en reste pas moins qu’à Mougins, entre le premier cas de Covid-19 et le dépistage des résidents, il se sera écoulé plus de trois semaines. Pendant lesquelles plus d’un tiers d’entre eux sont morts.

« Comptage informel »

Du temps perdu pour sauver des vies ? Korian balaie cette accusation. Quand bien même le nombre de résidents atteints aurait été détecté très en amont, un responsable du groupe confie au Monde qu’il aurait été difficile d’organiser dès la mi-mars une « unité Covid de taille suffisante » pour isoler tous les résidents malades des autres. Très vite, les onze lits prévus initialement se sont révélés insuffisants. Il a fallu que plusieurs dizaines de personnes meurent pour que « d’autres lits se libèrent », déplore cet acteur au cœur de la gestion de crise. Et qu’enfin le 9 avril les personnes contaminées soient regroupées par étage.
Si Korian doit répondre des accusations d’opacité, il n’est pas le seul. Orpea, numéro 2 sur le marché privé, se distingue aussi par sa discrétion depuis le début de la crise sanitaire, regrette Guillaume Gobet, délégué syndical CGT :
« Ces grands groupes privés de santé ont du mal à dire publiquement qu’il n’y a pas assez de matériel, de personnel, ou que la crise du Covid est difficile. Ils sont là pour faire de l’argent, pas du social, et l’image de marque, les belles plaquettes, c’est important pour les investisseurs. ».
Ce représentant syndical s’étonne qu’Orpea passe aussi facilement à travers les gouttes médiatiques. En effet, à part à la résidence du Parc, à Chambray-lès-Tours (Indre-et-Loire), où la situation est qualifiée « d’explosive » par France Bleu Touraine et dans lequel le directeur a confirmé au Monde « neuf décès » tout en s’étonnant de cet adjectif « explosif », aucun autre établissement sous la bannière Orpea qui verrait un quart à un tiers de ses résidents disparaître en quelques semaines, ne défraye la chronique. « Moi, je n’ai aucun chiffre, explique Guillaume Gobet, on fait un comptage informel à la CGT, mais on n’arrive pas à savoir. Appelez le siège, si vous avez des infos, ça m’intéresse, moi je n’en ai jamais eu. »
Pour le savoir, il faut contacter Image 7, la puissante agence de communication dirigée par Anne Méaux, qui s’occupe d’Orpea. La réponse tombe douze heures après :
« Malgré toutes les précautions que nous avons prises dès la mi-février et l’engagement de nos collaborateurs, nous comptons naturellement des décès parmi nos résidents. Il y a d’une part les décès de résidents testés positifs au Covid mais également les décès suspectés d’être liés au Covid. Sur ces deux catégories, nous comptons en France 420 décès soit 1,5 % de nos résidents et patients. »
Dans quels établissements ces décès ont-ils eu lieu ? Pourquoi aussi peu d’entre eux ne sont apparus sur les radars médiatiques ? A ces questions, pas de réponse. Un reporter niçois décrypte : « J’ai peur que tant qu’il n’y a pas des journalistes postés tous les jours devant tous les établissements de France, il y ait des “Mougins” qu’on ignore partout sur le territoire. »
Le secteur privé n’a pas le monopole du manque de transparence. A la Rosemontoise, à Valdoie, l’établissement à but non lucratif, où est mort Bernard Lévêque, le père de Sébastien Lévêque, l’opacité était une consigne transmise par l’encadrement aux soignants. « On nous disait de dire aux familles que tout allait bien, ou juste que leurs proches pouvaient être un peu malades mais de ne pas rentrer dans les détails », raconte Marie (le prénom a été modifié). Quand fuite le bilan accablant des dix-sept morts, le téléphone de l’accueil s’affole : « Une dizaine de familles se sont mises à appeler régulièrement : vous nous dites qu’ici c’est le paradis, mais dans les médias on voit que c’est l’enfer, on veut la vérité”. » Quelques membres du personnel brisent l’omerta et parlent aux journalistes, prenant le risque de « se faire virer pour faute lourde plutôt que d’être poursuivi pour non-assistance à personne en danger », déplore Marie.
Un mail tombe dans la foulée sur l’intranet :
« Si la presse ou toute personne étrangère cherche des informations sur l’Ehpad (…) la Rosemontoise, personne d’autre que l’ARS ou le CD [conseil départemental] ne sont habilités à répondre. Toute personne qui communiquera qqs infos quelle qu’elle soit est susceptible de sanction. Merci de répondre à rien ni à personne. (…) Si vous voyez la presse ou toute personne étrangère à l’Ehpad, vous êtes prié de bien vouloir le signaler à l’équipe de direction. »
A l’oral est même ajouté que parler, « c’est du pénal ». « Sur le moment, ça fait froid dans le dos. Puis l’injustice l’emporte, on se dit qu’il faut protéger les résidents, le cœur est plus fort que la peur », termine Marie.
Il a fallu deux semaines pour que Joël Goldschmidt accepte de répondre aux questions du Monde. Le président de l’association Servir, qui gère l’Ehpad de la Rosemontoise ainsi que trois autres institutions médico-sociales de la région, ne voulait pas s’exprimer trop vite. Ce chercheur des laboratoires Roche à Bâle (Suisse), âgé de 59 ans, dirige bénévolement cette structure chrétienne évangéliste à laquelle est rattachée la maison de retraite de Valdoie. Il fait des milliers de kilomètres par an, « même pas remboursés », précise-t-il, et connaît lui-même bien le Covid-19 : il a passé son mois de mars alité à cause du virus, son père vient d’en mourir. La crise à la Rosemontoise a percuté de plein fouet son engagement religieux. Attaché à ses valeurs d’humanité, Joël Goldschmidt a très mal vécu les accusations « d’inhumanité » qui ont fleuri dans les journaux.
« Moi-même j’ai perdu mon père du Covid, mais je n’ai pas accusé l’hôpital d’avoir mal fait son travail. On n’a jamais vécu une crise comme ça, je ne vois pas comment elle aurait pu être gérée parfaitement. Oui, il y a eu des loupés sur l’information et la transparence. Il faut avoir l’humilité de le reconnaître. Parler plus n’aurait pas fait baisser le nombre de morts, mais oui ça aurait diminué le choc », se défend-il. A l’évocation du mail de menaces de sanction aux employés, il répond y être étranger, que c’est « difficilement entendable » d’avoir fait cela, mais qu’il s’agissait de rappeler que la communication sur l’hécatombe de la Rosemontoise était réservée à l’ARS.

Silence et discrétion

Cette consigne de silence et de discrétion a effectivement été transmise à tous les Ehpad du territoire. Olivier Obrecht est le directeur adjoint de l’ARS de Bourgogne-Franche-Comté. C’est lui qui échange avec les journalistes depuis le début de la crise qui a durement frappé sa région. A la question sur la non-diffusion des chiffres des décès et des contaminations, il répond que « ça n’est pas une information d’utilité publique ».
« Autant on a incité les Ehpad à tout dire aux familles des résidents, et ne pas l’avoir fait est une anomalie, autant on leur a dit d’être très vigilants avec la presse. J’assume la retenue d’informations, car l’important est ailleurs, il faut s’occuper des soignants et des vivants. Notre boulot à l’ARS, c’est l’organisation d’un système, pas la transparence. Et le bilan des morts Ehpad par Ehpad n’a aucun intérêt. On ne voulait pas stigmatiser ceux où il y avait des décès comme étant des mauvais Ehpad, car c’est rarement le cas », explique-t-il.
Derrière les murs de la Rosemontoise, les pensionnaires vont enfin prendre leur première douche après un mois de toilettes à la va-vite pratiquées par des soignants débordés par le Covid. La plainte de Sébastien Lévêque n’est pas encore arrivée au siège de l’association Servir. Joël Goldschmidt ne prend pas ça « à la légère » − sa responsabilité de président pourrait être engagée −, mais il reste « serein ». Olivier Obrecht concède que les plaintes vont sûrement se multiplier à l’issue de l’épidémie : « Les contentieux sur la prise en charge sont liés à un défaut de communication. Les gens ont l’impression qu’on leur ment, alors ils attaquent en justice. »
Ces plaintes déboucheront-elles sur des procès, celles de Valdoie, de Mougins, mais aussi de Clamart (Hauts-de-Seine), là encore contre Korian, ou de Chaville (Hauts-de-Seine) contre un Ehpad privé du groupe Villa Beausoleil ? « Les Ehpad n’auront pas de mal à démontrer qu’ils ont fait tout leur possible, veut croire Florence Arnaiz Maumé. Il leur sera facile de prouver que leur responsabilité n’est pas engagée. En revanche, il est certain que l’Etat a tardé à réagir », soutient la directrice générale du Synerpa. « Dans ce genre de dossier, on assiste souvent à une conjonction de défaillances », reconnaît un enquêteur. De fait, philosophe-t-il : « Quand un avion s’écrase, c’est rarement uniquement la faute du pilote. »