mardi 5 mai 2020

L'âge de pierre, le retour

Pour ceux qui sont addicts au travail (workaholics), cette terrible malédiction à laquelle beaucoup d'entre nous succombèrent dans le Monde d'Avant, et qui souffrent dans leur chair parce que leur sentiment d'identité est douloureusement altéré par le chômage partiel ou total, une petite entreprise de services du numérique a développé une offre en ligne plutôt maligne, même si ça fait deux fois maligne en trois mots, et que du coup c'est sans doute pas si malin que ça.
Après l'acquittement d'une somme raisonnable, et une fois connecté sur leur serveur, le site simule votre environnement informatique professionnel à partir des données renseignées par vos soins, et vous pouvez dès lors commencer à rédiger des rapports de réunions imaginaires, remplir des rétro-plannings pipeau, solliciter des collègues virtuels sur l'avancement du dossier Dupont, et si vous prenez l'abonnement Prémioume®, vous aurez même droit à une dizaine de coups de fil intempestifs donnés par des télédémarcheurs spécialisés dans la simulation de clients pénibles et de sous-traitants pressurés par les délais et les coûts, voire une vidéoconférence avec collaborateurs fictifs sur Microsoft Teams®.
Et si cette entreprise n'existe pas, elle pourrait faire l'effort de commencer à lever des fonds pour voir le jour, parce que ça peut marcher, vu qu'on en a encore pour un moment.
Louis-Julien Poignard ne mange pas de ce pain-là.
Du temps où il exerçait encore une activité professionnelle, il n'aurait jamais commis l'erreur de lui confier la moindre parcelle de son identité.
Même si son mandat actuel de Président du gRRR (groupe de Réalité Réelle Ratée) lui laisse peu de temps pour se complaire dans la rumination mortifère de ses exploits passés quand il allait encore au bureau, c'est un poste purement honorifique, dont il ne tire aucune gloriole.
Ce n'est pas non plus pour le jeune retraité une façon commode d'arrondir ses fins de mois souvent difficiles, après qu'il ait un peu bâclé la collecte des pièces justificatives à l'étude de son relevé de carrière auprès de la Carsat, ce qui fait que l'institution ne lui verse finalement qu'une bien maigre pension, qui suffit à peine à remplir une fois par mois le réservoir de sa Rolls de fonction, bien que le prix du litre ait beaucoup baissé ces dernières semaines.
Et sa Rolls, il ne s'en sert pas comme aspirateur à gonzesses, pour collecter des faveurs auprès de femelles énamourées, un peu promptes à attribuer la récente pandémie à la toute-nuisance supposément déployée par Louis-Julien pour instaurer en si peu de temps(1) cette Réalité Réelle Ratée dont il nous rebattait les oreilles, longtemps avant qu'elle advienne, dans sa radicale altérité.
Non, Louis-Julien est à mille lieux de la mortification/repentance pandémique et ne peut regretter aucun sandouitche au pangolin qu'il aurait mâchouillé un peu machinalement, comme ça,  par goût de la transgression et pour voir si ça donnait un petit coup de jeune à ses fonctions motrices comme le prétendait la connerie médecine traditionnelle chinoise.
_________
(1)et pour si longtemps ! Qu'il est loin le temps devant nous, comme le chantait Gérard Manchié !

Quand on est une espèce menacée, se déguiser en pomme de pin peut sembler malin.
Jusqu'au jours où les Chinois viennent pique-niquer en masse pour fêter le nouvel An
 et se mettent en quête de petit bois pour allumer  le barbecue.

Ses fonctions motrices vont très bien. Tel un Jim Harrison méridional carburant à la Badoit, plus cajun qu'imbu, il arpente quotidiennement des hectares de bois, de vallées, de futaies, et s'y livre corps et âme à des activités un peu ésotériques qu'il a bien voulu dévoiler pour nous, suite à nos demandes insistantes et réitérées, parce que lui s'accommodait très bien de faire ses trucs cosmiques tranquille dans son coin, sans éprouver le besoin compulsif d'épater la galerie des potes à Warsen, franchement suspects pour la plupart, même les imaginaires, j'ai sous les yeux un fichier de renseignements généreux patiemment tissé par des générations de cookys spécialistes de l'intrusion soft dans les ordinateurs personnels qui en atteste de manière affligeante.
Au nom d’une discrète complicité qui court sur les quarante dernières années (mais qui risque de voir sa fin prochaine lors du douloureux partage des droits d’auteur que ne manquera pas de générer cet article), Louis-Julien Poignard m’a autorisé à consulter ses notes de terrain, et accordé l’exclusivité mondiale sur le journal de bord de ses recherches.

----------

23 mars

Je vais dans le lit de la rivière ramasser des cailloux plus ou moins remarquables. Je les peins, je les vernis, puis je vais les cacher dans la colline. Parfois je leur construis un abri comme sur la photo en pièce jointe. Je les date mais je ne les signe pas, pour faciliter l'appropriation par ceux qui pourraient les trouver, s'il y a des survivants. Dans le cas contraire, l'espèce de super-prédateurs qui nous succèdera en bout de chaine alimentaire devra déléguer l'énigme à ses archéologues s'ils en ont. ça fera phosphorer leurs méninges, s'ils en ont.
Sécurité des placements à long terme ! 

(le sens exact de cette formule rituelle de salutation a été perdu mais elle est accréditée par nombre d'historiens qui se sont penchés sur les écoles de pensée spéculative magico-religieuses dites "de l'Assurance-vie en fonds euros" du début du XXIeme siècle, soit l'apogée de la période pré-Damasio sus-nommée "le Monde d'Avant")



1 avril

J'ai donné à mon industrie lithique une capacité de production a faire frétiller d'envie le directeur d'usine de fabrication de masques. J'en ai semé une bonne vingtaine dans la colline. Si le confinement dure, je vais vider la D* (rivière anonymisée qui arrose le département 1*).




8 avril

Je
vis des expériences dans les bois. Tiens, comme tu as été sage, je t’envoie une photo de mon écrevisse géante des sous bois (Austropotamobius Sylves Gigantea). C'est une espèce tellement furtive que certains naturalistes sont allés jusqu'à mettre en doute son existence. Erreur ! J'ai réussi à apprivoiser un spécimen qui vit dans les sous-bois de C**. N'en parle à personne, l'espèce est menacée par le braconnage intensif. Mais c'est bien connu, tu es une tombe.



Je te joins aussi mes expériences de cairn installé d’abord dans ma bibliothèque, puis in-situ dans la nature. 
Je peux plus m'en empêcher.




9 avril (retour utilisateur)

Je prétends n'avoir guère le temps d’aller jeter des cailloux peinturlurés dans la rivière, pourtant c’est sans doute ce que je fais de façon métaphorique sur mes blogs. Par chance, pour l’instant je n’ai assommé aucun poisson avec mes productions, en tout cas aucune de leurs mamans n’est venue s’en plaindre, c’est un peu dommage j’avais déjà acheté du citron, car le spectre du scorbut rôde à bord depuis que nous survivons uniquement à base de conserves périmées. C’était difficile de résister, elles étaient en promo au rayon zéro-gâchis du Super U, et maintenant il faut bien faire descendre la pile.

13 avril

Je dois t'avouer que je n'ai pas attendu pour continuer à truffer ma colline de cailloux. Tu trouveras quelques exemplaires en pièces jointes. Mon écrevisse géante a fait un nid où elle à pondu un œuf. Je me documente sur l'espèce austropotamobius sylves gigantea : son habitat, ses habitudes alimentaires, ses modes de reproduction et j'attends la livraison d'une commande de matos beaux-arts pour mettre en pratique de nouvelles idées.



 (retour utilisateur)

Les Neandertals qui nous succèderont créeront une nouvelle religion à partir de tes cailloux sacrés recueillis dans les collines par leur druide assermenté (poste enviable et envié puisque c’est lui qui régule l’attribution des jodifostères dans la tribu en s’arrogeant les plus gouleyantes). Mille ans plus tard, leurs rituels seront étudiés par les Anthropologues, et la boucle sera bouclés. Je n’invente rien, j’ai lu quelque chose d’approchant quoique mieux écrit dans le livre de Dave de Will Self. 


Et sinon, je voulais vous dire combien j’appréciais chez vous cet inoxydable appétit d’innovation, peut-être pour échapper aux petites roues dentées de l’habituation qui broient à plaisir les joies simples de l’existence, et vous font passer d’une activité inattendue à l’autre : la guitare, la navigation à voile et sans vapeurs, l’écriture, les prémisses de la nouvelle religion de l’an 3000, franchement, je suis édifié, et j’en redemande, en tout cas je tenais à vous faire part de mon enthousiasme, tant qu’internet le permet encore !

23 avril

Petit historique pour ce qui concerne ma manie lithique :  tout a commencé par une lecture trop précoce de Baptiste Morizot. https://fr.wikipedia.org/wiki/Baptiste_Morizot
Je manquais de maturité. Le traumatisme à créé mon obsession. Comme tu le sais, ce philosophe grassement payé par l’Université passe son temps à courir différents écosystèmes sur les traces de divers animaux, si possible nuisibles, en compagnie de sa femme historienne de l'art, qui doit un peu se demander ce qu'elle fout, là, dans mon message.


Morizot, donc, a fait de son attention à la trace, à l'indice laissé par l'animal une pratique de sensibilisation à l'ensemble du vivant et aux relations qui nous y concernent. Déchiffrer la carte du territoire à travers les signes lupins que le grand carnassier y a déposé, c'est se faire un peu loup, se donner une chance d'entrer en diplomatie avec lui et de négocier un mode d'habitat sur ce territoire qui fasse place à l'homme en même temps qu'aux autres vivants, animaux ou végétaux.
D'abord, je me suis dit que j'allais me faire animal humain et laisser des traces sur un territoire que je parcours assez pour le considérer comme un peu mien. De part et d'autre d'un sentier de moins d'un kilomètre. C'était expérimental. Il s'agissait d'installer des signes discrets pour voir si quelqu'un s'en avisait et y prêtait assez d'attention pour y réagir. Un genre de marquage. Si je m'était contenté de pisser au pied des arbres, il y  avait peu de chances pour qu'un humanoïde lambda s'en émeuve. Et puis je pouvais passer pour un pervers lubrique à force de me remuer l'asticot sous les branches. J'ai donc commencé par disperser des cailloux très peu modifiés, ou alors bien cachés. Personne ne l'a remarqué. 
Je me suis mis à rendre mes cailloux plus visibles et à les regrouper. Ce faisant, j'ai été obligé de systématiser ma collecte sur les berges de la rivière et à choisir mes galets au départ (c'est lourd à charrier un sac de galets de contrebande et vaut mieux y réfléchir avant de ramasser n'importe quoi !) J'ai retenu ceux dont je pouvais déjà imaginer le rendu en fonction d'endroits où j'envisageais de les installer. 


La part d'aléatoire tient à ce que je réagis à des configurations de lieux, ou à des formes de cailloux. Aussi dans les réactions des gens qui sont peu nombreux sur ce parcours en cette saison de confinement. Finalement, l'effet que je mesure le plus, c'est sur moi que je le constate. Une nécessité d'aller quasi-quotidiennement déposer des cailloux et inspecter ceux qui sont déjà là. J'ai fait un relevé GPS de tous mes spots. Le coté marquage fonctionne bien. La carte se dessine. J'ai maintenant des repères de distance et d'orientation qui m'avaient échappé sur ce petit bout de pays que je croyais bien connaître. Je me suis construit des bribes de récit, des légendes à usage personnel sur tel ou tel spot. J'habite mieux le lieu. L'écrevisse des sous-bois s'est laissée apprivoiser. 


Les nymphes me signalent des recoins qui mériteraient d'être investis, des autels à redresser, des sémaphores à restaurer, des nids à creuser. Je me sens chez moi sous ces futaies et parfois je me couche sur les mousses juste pour le plaisir d'en éprouver le moelleux. Vais-je me transformer en loup ? Fonder une meute ? Nous le sauront dans la saison 2, après la libération, quand le sentier sera rendu à l'usage de promeneurs innocents.
(..) Tiens, quelques éléments pour documenter sans balancer. Il y a actuellement 28 spot installés pour un total d'environ 50 pierres. Je te joins les photos des dernières installations.
Sécurité des placements à long terme ! 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire