Résumé : Les épisodes précédents des aventures de Loukoum et Tagada contre Mélanie Mélanome sont accessibles d'un simple clic en tapant le hashtag Mélanie Mélanome dans la zone "RECHERCHER DANS CE BLOG" dans la colonne de droite. Je peux pas être plus clair. Mais je peux l'être beaucoup moins.
Le jour où j'ai vu mon oncle maternel de 85 ans marcher cassé en deux, comme après une fracture du bassin, je lui ai demandé pourquoi il n'utilisait pas sa canne, qu'il conservait toujours à portée de main. Il m'a répondu que c'était parce qu'il craignait d'en devenir dépendant.
Il m'a dit ça avec son demi-sourire permanent à la Fernand Raynaud, en respirant à toutes petites goulées, comme un plongeur descendu à une grande profondeur qui se demande s'il aura assez d'air pour remonter.
papa dans son bel uniforme de polytechnique un peu avant qu'il devienne un séducteur de la CGT |
D'habitude il me faut être confronté à la présence physique du Malin, et à Sa Parole Toxique, pour subir des atteintes dans ma chair (pied cassé pendant une réunion de famille ourdie à l'insu de mon plein gré, lumbago de Noël, crise bipolaire de la Saint-Sylvestre menaçant de tourner à la Saint Barthélémy, etc…), là il m’a suffi de réagir par écrit au portrait ancien qui m'en était esquissé "ton père, paraît il, séducteur et à la CGT" et d'ironiser sur la transmission de cet héritage caractériel pour choper une lombalgie carabinée.
C’est de la magie noire lacanienne, ou je ne m’y connais pas. J'en ai bien pour huit jours, pour les lombalgies, c'est le minimum syndical; à la CGT comme ailleurs.
Et maintenant j'attends que ça passe, allongé dans le canapé avec des anti-inflammatoires téléchargés sur un serveur russe et des BD agréablement débiles de Lupano délivrées sans ordonnance à la pharmacie du rond-point virgule; j'ignorais qu’à partir de 60 ans, le survivalisme devient une philosophie concrète, indispensable pour négocier chaque virage du Réel, dévoilant un nouveau platane en approche.
La plupart de mes confrères et consoeurs de blog que l'auto-addiction n'a pas confinés dans la démence précoce et qui ne sont pas encore internés à l'asile d'Arkham-sur-Loing ont fermé leur échoppe depuis longtemps, ou sont déjà morts d'autre chose.
Je reste quasiment seul à pouvoir témoigner, au risque d'essayer de faire mon intéressant avec l'aveu de mes déficiences. D'autant plus qu'avec mon dos pété, je ne peux pas faire de jardin, de toute façon c’est très venteux, avec toutes les graminées en suspension dans l'anticyclone, j'ai une belle rhinite, et ma femme fait des crises d’asthme spectaculaires.
Plus jeunes, on n'y était pas sensibles. Cet après-midi, on est vraiment les naufragés du canapé de la Méduse, heureusement que personne ne peut nous surprendre en flagrant délit de larvitude, le fils est au boulot avec ses autistes, et la fille en Italie avec son nouveau chéri de chez Tefal qui n’a pas de poële, en tout cas sur la photo que j’ai réussi à obtenir.
une bédé agréablement intelligente de Lupano (se lit dans le même canapé) |
J'ai bien rempli les intercalaires de mon livret d'accueil, mais je n'ai jamais croisé cette sémillante quinqua pendant sa chimio à la cafétéria du centre. Encore de la publicité mensongère. |
Quelques jours après mes adieux à la cardiologue du centre de cancérologie qui n'oubliait rien, j'ai passé un dernier IRM de contrôle thorax + cerveau, avec l'injection de produit de contraste rigolo qui fait vomir dans le scanner à 500 000 $ si on a mangé du cassoulet avant, examen toujours suivi d'un bilan avec l'oncologue. Elle m'avait prévenu par avance que sauf récidive, c'était la dernière fois qu'on se verrait.
Je lui avais répondu "tant mieux, parce que ma femme commence à se douter de quelque chose", mais j'ai encore failli oublier le rendez-vous, j'avais une échographie inguinale à réaliser juste avant dont je n'avais pas vu que l'heure en avait été avancée, heureusement que j'avais commencé à classer une pile de papiers administratifs sur mon bureau et que j'ai retrouvé la convocation juste à temps pour sauter dans ma voiture, comme la semaine précédente, et après le Seigneur des Patients à l'Heure m'a pris en charge et mené à bon port en un temps record. Mais le parking était plein, la cancérologie est une industrie florissante, et il y avait un embouteillage de malades à l'accueil, comme si toutes les ambulances de Loire-Atlantique avaient déversé leurs passagers devant l'hosto en même temps, pour faire un espèce de happening de cancéreux, heureusement tout le monde était à peu près valide et présentable, et on est restés dignes. L'oncologue m'a dit que mes résultats étaient bons, elle ne prononce ni les mots de guérison, ni de rémission, mais elle me confirme qu'on ne se verra plus, ou alors ça ne sera pas bon signe, elle me colle un suivi bi-annuel avec une dermatologue, elle ne me dit pas que je ne peux plus me mettre au soleil mais j'ai bien compris que j'avais dilapidé mon capital, je ne m'expose plus sans chapeau, ni crême, ni vêtements anti-UV. Je n'ai pas envie de refaire un tour de manège. Celui qui s'achève a duré trois ans. C’est la première fois que je contemple la face de Mélanie Mélanome sans masque anti-Covid, c'est con, ça mettait un peu d'Eros dans tout ce Thanatos, je trouve qu'en voilant leurs femmes pour s'interdire de désirer celle du voisin les Musulmans se sont rajoutés une couche de difficulté, le mystère émanant d'une paire d'yeux émergeant d'un masque FFP2 est d'autant plus irrésistible qu'insondable, en tout cas avec Mélanie on est un peu émus tous les deux pour cette fin de chantier, je sais qu'elle s'en remettra avant le prochain patient, surtout si elle doit lui annoncer une mauvaise nouvelle, et je suppute qu'elle ne dit pas adieu à tous ses malades de façon aussi apaisée. Je m'en sors bien. Beaucoup d'amis de mon âge, et plus jeunes, n'ont pas cette chance. J'en tire des conclusions assez laïques sur l’absence de justice divine, sans sombrer dans le nihilisme, qui serait fatal à des types dans mon genre.
D’abord parce que peut-être que la justice divine existe, mais qu’elle n’est pas perceptible à des humains, vu qu’elle satisfait à des critères divins, on n'est peut-être pas dans le bon angle, ni assez intelligents pour comprendre, auquel cas c’est guère étonnant qu’elle nous apparaisse comme une grosse pute vérolée sans foi ni loi. Ensuite, parce que l'absence apparente d'intervention divine dans nos petites affaires ne justifie pas tout. Par exemple, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse, ça m'a l'air un principe assez sain, et à conserver, de même que son corollaire : sois bon avec autrui comme tu aimerais qu'il le soit avec toi, mais ne force pas ta chance, et reste élégant.
J'ai découvert par hasard dans la semaine où j'essayais de rédiger l'article que mes ruminations recoupaient celles d'Averroes, philosophe médiéval andalou. C'est un peu rassurant. D'être un chien d'infidèle andalou. Arf. |
Dans l’article réservé aux abonnés « Dieu et la connaissance du monde » : Averroès, l’altérité divine et la liberté humaine, le plus célèbre théologien de l’islam sunnite critique avec véhémence les philosophes, en particulier le Persan Avicenne (980-1037), qu’il accuse ni plus ni moins d’être des infidèles. Cette condamnation vise leurs positions sur trois points : ils soutiennent que le monde n’a pas été créé, rejettent la résurrection des corps dans l’au-delà et, donc, affirment que Dieu ne connaît pas les choses du monde dans leur particularité. (..) Si Dieu ne connaît pas le monde dans sa particularité, si, dans l’acte de connaître, Il ne sort pas de Lui-même, alors Sa providence ne s’étend pas au monde des hommes. Cette conséquence a des implications politiques importantes. Il en va de la liberté de l’homme et de la possibilité qui lui est accordée de fonder une cité qui soit la cité des hommes et non celle de Dieu.Dans le Politique, Platon convoque le mythe de Chronos pour expliquer que, lorsque la providence divine abandonne les hommes, ils doivent alors se prendre en charge et instaurer les conditions qui rendent leur vie commune possible. Si la loi des hommes est nécessaire, c’est parce que les hommes ne sont plus guidés par la loi divine.
Me voici contraint d'abandonner au bord du chemin mon identité de cancéreux. Soi-même est pourtant un des mythes les plus tenaces de l’Occident Chrétin. On passe sa vie consciente à se bricoler des histoires, à quémander le regard de l’autre pour validation, au moins de loin en loin, alors qu’il n’y en a aucune qui tienne la route dans la durée, et qu’elles ont tendance à s’évaporer comme qui rigole en mangeant de la neige au soleil. Ce qui me semble exister avec plus de consistance, ce sont des identifications successives, terme dont je me croyais l'inventeur avant de le lire sous la plume du président du gRRR, (le groupe de Réalité Réelle Ratée) qui me signale l’avoir emprunté à Lacan, m’épargnant le souci d'expliquer comment elles coulissent l’une dans l’autre à condition de ne pas s’y attacher, et combien elles sont un heureux substitut à ce malheureux concept d’identité, qui continue à faire des millions de victimes hagardes (et la fortune des psys) de par le monde.
Franchement, je vois pas pourquoi en faire un tel fromage; y’a quand même pas de quoi se passer les paupières à la crème de Chester avec une tringle à rideau de fer ! Et si j'emprunte un autre uniforme, et ma casquette de dépendant, plus ou moins sauvé par le programme des 12 étapes, c'est un groupe identitaire où l'on n’est pas dans la recherche d'honnêteté par vertu, mais pour le confort. Si on ment, on meurt. En repassant par la case produit. Le programme de rétablissement qui nous est proposé nous aura au moins appris ça. Dans d'autres programmes, comme le Vipassana, mentir, c’est juste alourdir la barque karmique. C’est une entorse au règlement intérieur, au cœur de l'intimité de notre être, régie que nous le voulions ou non par la loi de cause à effet. Et que notre être soit rongé ou non par l’obsession égotiste, et que pendant ce temps, Dieu soit au bureau ou pas, ok ?
Putain de moine, j'aurais dû faire théologien.
Le temps que je vous explique ma guérison miraculeuse sans même porter la médaille du Curé d'Ars, je reçois la réponse de mon employeur, qui ne m’accorde pas les congés nécessaires à mon stage de Vipassana début aout, les deux périodes ne se chevauchaient qu'imparfaitement et il me fallait un peu de rabe. A coup sûr, c'est le Bon Dieu qui m'a puni de blasphémer devant mon ordi tôt le matin dans les courants d'air dans mon pyjama rayé. Vais-je pour autant me ruer sur mon armoire à pharmacie, contenant le lithium consolateur et surtout régulateur, ce népenthès de l’âme ? Je ne pense pas. Je vais plutôt jouer ça dans le bon sens : le prochain cours de 10 jours qui ouvre, je saute dessus et je pose mes congés après.
Et le cancer numérique ? En début de cancer réel, j'avais dit que j'arrêtais celui qu'était virtuel.
Hé bien on y travaille. Il vaut mieux s’affranchir du mensonge que de faire fi de ses conséquences. Je n'écris plus que quand je suis coincé, et que je ne peux pas faire autrement. J'avoue qu'en ce moment, j'ai l'air souvent coincé. A se demander si je ne me coince pas exprès le nerf sciatique dans la rainure, histoire de relancer l'usine à blabla.
(Loukoum et Tagada® sont une création John et Jeannette Warsen®)
[EDIT du 1/6]
j'ai un peu oublié l'essentiel, peut-être implicite dans mes lyrics, je ne sais pas, mais ça m'est apparu en discutant avec la dentiste ce matin, qui est que je suis beaucoup moins prisonnier de mes états dépressifs qu'avant. Avant quoi ? ben avant le mélanome, les deuils, la fracture du pied, la reprise du blog... un peu comme si le cancer avait joué le rôle de régulateur d'humeur, en remettant de l'ordre dans l'échelle des priorités, des joies simples aux plaisirs compliqués. Mais je n'en suis qu'à 5 mois sans lithium, et qui serais-je pour me juger ? faut voir dans la durée.