mardi 20 octobre 2020

La lecture, c'est l'aventure (2)

2 géants au pied de mon lit,
dont un sur la couverture.
Malgré la frugalité spirituelle des programmes Netflix, en plus c'est comme sur arte.tv, y disent jamais à quelle heure ça passe, y'a quand même de quoi faire des fictions stimulantes en Amérique, j'veux dire, Trump est une dystopie à lui tout seul pendant encore au moins 16 jours, mais quand Barack Obama adoube le nouveau recueil de nouvelles de Ted Chiang, l'espoir peut renaître, même pour ceux tombés du côté obscur de la lecture, i.e. ceux qui ne lisent plus beaucoup parce qu'ils regardent trop de films et de séries... rien ne contraint les producteurs à se cantonner à des calvaires doloristes à servantes écarlates ou des extinctions civilisationnelles feutrées, bien que légèrement anxiogènes car filmées en très basse lumière grâce à notre nouvelle génération de caméras hypersensibles, comme Tales from the Loop
Au temps jadis, les productions de l'imaginaire risquant d'engendrer des lésions cérébrales, les films et les séries pénibles, c'était ma nourriture, ma came et mon pied, maintenant ça m'ennuie vite, et je trouve ça toxique.
Et les films coréens violemment nihilistes et désespérés ont plus de vitalité que les feuilletons à la mode. Même quand il y a trop de sauce piquante, comme chez Na Hong Jin. Par exemple dans 황해 et aussi dans 곡성, encore plus tordu et malaisant dans sa méditation sur Le Mal, sa permanence, ses horaires d'ouverture. Alors, constatant les impasses de l’imaginaire industriel d'aujourd’hui, incapable de me féconder utilement, alors que le mélanome y parvient sans peine, je me suis re-tourné vers la littérature spéculative, comme quand j'étais petit et qu'il n'y avait que les livres pour geeker. Je me rappelle tout d'abord d'une histoire de temps figé un peu plus affûtée que celle de Tales from the loop, ce qui est une référence à peine voilée à la première partie de cet article dont le résumé prendrait plus de temps que la relecture.

Le secret de la hideur de ces couvertures
s'est perdu dans l'abîme du Temps
.
J'exhume alors mon exemplaire fossile de L'invention de Morel, écrit dans les années 40, l'auteur est adoubé par Borges dans la préface, excusez du pneu, mon édition papier est jaunie et cassante, mais la texture du récit reste sans équivalent sur terre. Ca ferait sans doute un bon épisode de Black Mirror, mais le livre se suffit à lui-même, la narration à la première personne exsude suavement des trésors de malignité et de torvitude, mot qui ferait mieux d'exister dans les meilleurs délais. On tutoie un pur bloc idéal d'imaginaire. Ensuite, toujours taraudé par l'obscur besoin d'histoires cherchant des noises à la temporalité, j'ai envie d'approfondir ma connaissance de Christopher Priest, un auteur anglais que je ne connais pas très bien, mais j'ai oui-dire qu'il n'a pas son pareil pour semer la ribouldingue dans les flux causaux et/ou spatio-temporels; je lis d'abord Futur Intérieur : on dirait un Philip K. Dick inédit des années 60, un peu raté, comme certains des meilleurs Philip K. Dick des années 60, mais c'est très frais de le découvrir maintenant. Je me rappelle alors d'un blog spécialiste de Priest qui s'appelait « l’armurerie de Tchekhov », dont l'absorption me permettrait sans doute de me la péter au-delà du mal que ça me fait déjà, en mémorisant ce qu'on peut penser de Priest sans en avoir lu un traître mot, mais pour l’instant le site est down.

C'est son livre le plus connu, 
grâce au film qu'en a tiré Nolan.
Mais beaucoup d'autres sont troublants,
du point de vue de la "défaillance narrative",
comme il le dit lui-même.
Peut-être que Tchekhov nettoyait son arme, et que le coup est parti. Si Tchekhov est mort, casse la noeud tienne, j'ai les moyens de le ramener à la vie, puisque le futur c'était mieux avant, moi aussi j'ai une grosse machine à remonter le temps, puis le laisser suspendu à sécher sur le fil à linge, non mais sans blague. Je passe d'abord quelques minutes au bord de sa tombe, assis les jambes ballantes dans le trou fumant, puis me revient en mémoire la fameuse Internet Wayback Machine, qui restituait jadis en trois clics l'état du Web à la date de votre choix. (pour les états du Web antérieurs à 1930, prévoir un devis + un délai de livraison, quand même.)
Allez, un petit tour dans la machine : 
Le problème de ce Tchekhov, c'est qu'il semble assez affûté sur son sujet, mais qu'il divulgâche sans vergogne tous les romans qu'il chronique. Désireux de conserver une certaine fraicheur aux défaillances narratives de Priest, je me tourne alors vers un site semi-pro dont j'ai un bon souvenir, le cafard cosmique, lui aussi disparu en mer virtuelle :
Je fais semblant de me rappeler plein de trucs depuis tout à l'heure, mais le retour à la lecture, surtout sur papier, me fait prendre conscience de mes troubles de l'attention et de la mémoire, et entreprendre par là même un début de rééducation. Cela fait une bonne quinzaine d'années que j'ai perdu mon appétit de lecteur, j'achète encore des livres, mais ils s'entassent le plus souvent au pied du lit.  Faut dire qu'avec toutes les séries que je me tape à la télé quand ma femme est éteinte, sans parler du temps passé à trackquer les pépites dans les cyberbosquets, je n'ai plus guère le temps de lire. 

c'est pas de la SF de tapette
Bon, j'ai quand même lu trois ou quatre Priest empruntés à une bibliothèque virtuelle dans mon iPad l'an dernier, ou peut-être était-ce l'année d'avant. Tout va si vite, maintenant. Il me reste quelques images dérangeantes du Prestige, de la Fontaine Pétrifiante et des Extrêmes, mais j'ai tout oublié de la Séparation, et du recueil de nouvelles composant l'Archipel du Rêve. A tel point que je relis la même nouvelle qu'il y a six mois, quand j'ai lâché l'affaire, avec le même ravissement épouvanté. 
Le Monde Inverti, dans mon souvenir, est stupéfiant, mais semble scénarisé par Peeters et dessiné par Schuiten. C'est une vraie honte mémorielle.
Avec son concept de défaillance narrative, bien pratique aussi pour finir ses histoires de façon décevante, Priest me fait penser à la névrose expérimentale, ce phénomène découvert par l'école pavlovienne qui se produit lorsqu'un animal est amené au-delà de ses capacités de discrimination, c'est-à-dire lorsqu'il est confronté à deux stimuli différents, mais tellement similaires qu'il ne lui est pas possible de les distinguer. 
Quand le chien n'est plus capable de discriminer l'ellipse du cercle, il présente une névrose expérimentale. Soit il est très abattu, soit il aboie très fort tellement ça craint dans son esprit de chien, soit il mord l'expérimentateur. C’est souvent ce qui arrive aussi au lecteur de Priest, confronté à des versions contradictoires et non-miscibles des événements. 
Qui croire ? l'un des narrateurs décrit un cercle, l'autre une ellipse. Et le récit s'acharne à ne pas trancher. C'est pourquoi il vaut mieux emprunter ses livres sur internet, plutôt que de risquer de mordre un libraire. Lire des romans brindezingues sur écran tactile sans mettre mes doigts partout pour tester la validité de l'énoncé, c'est un challenge Lunes d’Encre inédit.

(à suivre)

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