vendredi 21 août 2020

Jean Malaurie : “Je ne considère pas la fin du monde comme une certitude absolue”

Ca fait du bien de rentrer de vacances et de lire des chouettes gars qui n'en veulent dans un Télérama de juillet à peine défraîchi, et dont l'actualité ne se dément pas.
À 30 ans, il partait seul au Groenland, était adopté par un chaman, et prenait la défense des Inuits. Devenu l’éditeur de “ceux qui vivent le monde” avec la collection Terre humaine, le chercheur et franc-tireur de 97 ans raconte désormais ses aventures en BD et fera paraître bientôt ses Mémoires.
S’entretenir avec Jean Malaurie, c’est un peu comme monter dans un train dont on ignore la destination et l’heure d’arrivée. Les paysages défilent, grandioses, la vitesse est soutenue, le parcours sinueux. Comme cet homme de 98 printemps aime à le rappeler, sa pensée est « flâneuse ». Dans son appartement de Dieppe, où il s’est retiré : des cartes, des livres empilés, quelques objets inuits et une bibliothèque où trônent certains des fleurons de Terre humaine, la collection de référence en matière d’anthropologie qu’il a fondée il y a soixante-cinq ans. Pionnier de l’exploration arctique française, chercheur, scientifique, écrivain, éditeur, cinéaste, plus bardé de titres et de distinctions qu’un dignitaire soviétique, Jean Malaurie est à lui seul un pan d’histoire, un iceberg imposant qui surnage dans les eaux tièdes du XXIe siècle. Profondément marqué par sa rencontre avec les Inuits — il est sans doute le premier scientifique à avoir partagé leur vie d’aussi près — et le chaman Uutaaq, qui l’initia à d’autres voies spirituelles, Malaurie est devenu l’infatigable défenseur des peuples autochtones de l’Arctique. Franc-tireur dans l’âme, espiègle, passionné et libre, ce « sauvage », dont les Mémoires devraient paraître bientôt n’a rien perdu de son tranchant, ni de sa superbe.
L'interview est bien menée, mais c'est quoi
cette manie de faire des photos floues ?


En juin, la température a atteint les 38 degrés à Verkhoiansk, au nord de la Sibérie, le réchauffement climatique touche de plein fouet les zones polaires…
Ce qui se passe là-bas est préoccupant. En dégelant, les sols deviennent instables, tous les calculs sur lesquels repose l’installation des villes, des infrastructures et des établissements pétroliers ou miniers sont caducs. Des glissements de terrain et des catastrophes sont à prévoir, toute la Sibérie du Nord est en danger. La crise est grave, mais pour le géologue de formation que je suis, ce n’est pas une première. Les aléas climatiques sont assez fréquents dans l’histoire de l’Arctique.
Vous n’avez pas l’air plus inquiet que cela…
Je ne considère pas la fin du monde comme une certitude absolue, il faut être très prudent quand on lance ce genre de prédictions. Un changement d’ère, oui, sans doute, pour le reste… Il y a tellement de choses qui nous échappent. Comme l’écrivait Lucrèce il y a plus de deux mille ans, « Natura naturans » : la nature a une pensée propre, une organisation, une philosophie même dont nous n’avons pas conscience. J’ai commencé ma carrière de chercheur en étudiant les éboulis dans les montagnes du Hoggar, en Algérie, puis au Groenland. Contrairement aux apparences, il n’y a rien de chaotique dans ces amas de pierres, c’est une reptation organisée obéissant à des règles, des plans, un système qui nous sont étrangers. Il y a une énergie cachée dans la matière, une intelligence ; les pierres ont une vie, les plantes et les animaux ont un langage, une pensée. Comme mon confrère et ami l’écologiste anglais James Lovelock, je crois dans Gaïa, une terre vivante et profondément pensante, dont l’homme contemporain a le plus grand mal à comprendre l’ordonnancement et les desseins.
Mais que vont devenir les peuples autochtones de l’Arctique dont vous avez si souvent pris la défense ?
Ne sous-estimez pas la faculté d’adaptation des humains. Tout au long de l’histoire, il leur a fallu changer de comportements, trouver de nouvelles ressources, se réinventer. La plus grande menace qui pèse sur les peuples autochtones est la perte de leur identité. La double introduction du christianisme et du capitalisme a laminé en un peu plus d’un siècle des cultures vieilles de milliers d’années ! Alcoolisme, obésité, violence, dépression sont les fléaux que les Occidentaux ont apportés dans leurs bagages. Il y a chez les Inuits et les autres peuples du Grand Nord une totale absence de repères, de sens, de résistance ; la plupart d’entre eux ne savent pas qui ils sont. Les suicides sont nombreux parmi les adolescents et, comme au Canada, dépassent souvent les moyennes nationales. Les Russes sont les seuls à avoir entrepris une politique d’envergure, en créant, en 1994, l’Académie polaire de Saint-Pétersbourg, chargée de former des élites chez les peuples transsibériens.
Une université d’État dont vous êtes président d’honneur à vie !
J’ai cette chance. Pourtant, je ne suis pas et n’ai jamais été communiste. Pour être complet, j’ajoute que j’exècre le capitalisme et n’ai aucun goût pour les ronds de jambe ! Un scientifique n’a pas à faire de politique, mais doit avoir une morale et poursuivre un but. Cette Académie polaire permet aux étudiants de se réapproprier leur culture ancestrale, d’étudier, en s’appuyant sur des œuvres et des objets empruntés aux plus grands musées russes, leurs rites, leurs croyances, leur cosmogonie. Nous voulons raviver leur pensée dans toute sa puissance et son originalité, et les poussons aussi à l’exprimer dans différentes disciplines artistiques. Il faut qu’ils en soient fiers, la transmettent et la fassent connaître au monde, ce sont leurs meilleures armes pour lutter contre les compagnies pétrolières qui s’implantent sans scrupule sur leur territoire, la pollution, la société de consommation.
Pourquoi est-ce aussi important à vos yeux ?
Il en va de notre survie ! Je suis persuadé que ces minorités, qui ont toujours été tenues pour quantité négligeable par la pensée occidentale, sont appelées un jour à jouer un rôle capital. Leur conception et leur usage du monde constituent peut-être le deuxième souffle de l’humanité. Ces peuples ont su préserver un lien vital et hyper sensoriel avec la nature, que nous avons perdu depuis le néolithique et qui nous fait tant défaut depuis.
Comment, en 1950, le fils de bonne famille que vous étiez s’est-il retrouvé à partager pendant un an la vie des Inuits ?
C’est une longue histoire. Je faisais mes études dans un grand lycée parisien, j’étudiais le grec ancien, je préparais le concours de Normale sup lorsque la guerre a éclaté. Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai été stupéfié par la défaite. Mais le pire pour moi a été la trahison des élites intellectuelles, des écrivains et philosophes que je révérais. Le silence des Paul Claudel, Paul Valéry, des académiciens, et la vassalité de nos professeurs me sont rapidement devenus insupportables. Que valent les principes sans le courage, l’intelligence sans la morale ? J’ai donc refusé de partir en Allemagne faire le STO (Service du travail obligatoire, imposé aux Français sous l’Occupation), pas question de servir les nazis ! Par crainte du scandale, ma mère m’a interdit la maison familiale ; je me suis retrouvé seul, sans le sou et je suis entré dans la Résistance. À la Libération, j’ai repris des études de géographie et mon maître Emmanuel de Martonne a fait en sorte que je participe en 1947 à une expédition polaire menée par Paul-Émile Victor. Les choses se sont enchaînées. J’avais viscéralement besoin de changer de monde, d’éducation, je ressentais obscurément que quelque chose m’attendait là-haut, que j’avais un destin à accomplir.
Vous arrivez donc seul et avec presque rien à Thulé, au Groenland, en 1950…
Peu de temps après, Uutaaq, un chaman très respecté, me fait savoir qu’il veut me voir. Il me demande pourquoi je suis venu, je lui réponds que je veux écouter les pierres. Ça n’a pas l’air de le surprendre. Il me regarde un long moment, silencieux, les yeux mi-clos, comme retiré en lui-même, puis m’annonce qu’un grand péril va bientôt menacer son peuple et que je suis là pour les aider. Il me dit qu’il m’attendait, que je serai désormais son fils adoptif, qu’une porte va s’ouvrir pour moi, mais que ce sera dur, très dur…
C'est toujours aussi flou...
ça doit être une tache sur l'objectif.
Que se passe-t-il alors ?
Je m’installe à Siorapaluk, un hameau de six igloos à l’extrême nord du pays. Je commence à faire des relevés, à étudier les sols, et puis au bout d’un mois tout cela perd son sens. Je me rends compte que je ne suis pas à la hauteur. Je ne sors presque plus de mon cabanon, ne me lave plus, m’enfonce dans une profonde dépression pendant plusieurs semaines. Les Inuits commencent à se demander qui est ce Blanc bizarre et me regardent de travers. Puis un matin, je me réveille, le moment est venu. Je demande aux femmes de me confectionner des habits traditionnels en peau de phoque et d’ours et j’apprends comme je peux à manœuvrer attelage et traîneau. On m’a dit qu’un sage habitait à quelques dizaines de kilomètres plus au nord et j’ai décidé d’aller à sa rencontre. À l’époque je n’ai ni carte (il n’y en a pas !), ni fusil, c’est l’hiver, la nuit polaire, il fait – 30 degrés, il y a des crevasses et des ours partout. Certains que je vais mourir, tous les gens sur place essaient de me dissuader, et pourtant je pars seul. Je suis un homme de pulsions, je sens que je n’ai pas le choix. Contre toute attente, grâce aux chiens surtout, qui ont vite compris à qui ils avaient affaire, j’ai trouvé mon chemin dans ce désert de glace… et dans ma vie. Je suis vraiment né pendant ce voyage ; le fœtus que je portais en moi a enfin vu le jour. Je suis et j’ai toujours été un primitif, empêtré dans une éducation bourgeoise et chrétienne. Il a fallu des circonstances exceptionnelles pour me révéler. Claude Lévi-Strauss m’a souvent dit que j’étais l’être le plus primitif qu’il ait jamais rencontré.
Ce n’est pas un profil très courant chez les universitaires français…
Peut-être est-ce pour cela que je n’y ai pas eu que des amis. J’ai toujours préféré le terrain. La course effrénée à l’agrégation, les coteries, les cercles, la réputation, la surévaluation de l’« intellectuel » au détriment du chercheur pèsent toujours lourdement sur la recherche hexagonale. Je m’en suis tenu à l’écart, consterné par la guerre des chapelles, l’animosité, le manque d’estime ou le peu d’intérêt que se portent les érudits français. Je me souviens de Pierre Bourdieu, nous étions souvent côte à côte en assemblée générale à l’École des hautes études en sciences sociales, et à chaque fois que quelqu’un prononçait un nom il grommelait « Tous des cons ! ». Que n’essaient-ils de se comprendre, de s’entendre au sens premier du terme ? Pourquoi ne forment-ils pas, comme à Oxford, de vrais collèges où, quels que soient leurs domaines, les professeurs se côtoient et échangent au quotidien ? On ne méprise pas quelqu’un avec lequel on prend un sherry tous les jours !
Est-ce pour sortir de cet entre-soi franco-français que vous créez Terre humaine, en 1955 ?
Terre humaine a toujours eu pour vocation de donner la parole à ceux qui vivent le monde, pas à ceux qui l’observent, le théorisent ou le commentent. Rien à voir avec des journaux de voyage, mais les témoignages et les interrogations d’hommes et de femmes qui se penchent sur leur vie ou sur une expérience marquante. Certains savent écrire, d’autres non, mais tous ont un regard, une pensée forte et unique. Le premier ouvrage que j’ai publié a été Tristes Tropiques, où Claude Lévi-Strauss s’interroge sur l’objet même de ses missions auprès des Indiens du Brésil. Comme la philosophe Simone Weil, qui a choisi de travailler à la chaîne pendant un an avec les ouvrières de chez Renault, je ne crois à l’anthropologie que lorsqu’elle est vécue, partagée. Une collection, surtout lorsqu’elle dure aussi longtemps, traverse des tensions, des conflits avec l’éditeur, qui ne la juge pas assez « rentable », mais à chaque fois il y eut des titres pour la sauver, comme Le Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, en 1975, qui s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. Depuis quelques années cependant, Terre humaine part à vau-l’eau : mon successeur, Jean-Christophe Rufin, se désintéresse de la collection, et au credo fondateur s’est substituée l’envie de faire des carnets de voyage, une totale aberration ! Je suis en négociation avec Plon pour la remettre sur de bons rails, j’ai déjà plusieurs projets en cours.
Pourquoi avoir participé à l’adaptation en BD de votre ouvrage le plus connu, Les Derniers Rois de Thulé ?
Je connaissais très peu l’univers de la bande dessinée, mais cet album m’a ouvert les yeux. Il ne s’agit pas d’une vulgarisation, mais d’une nouvelle forme de narration, qui emprunte beaucoup au rotulum (rouleau) du Moyen Âge, tels ceux où certains épisodes des Évangiles étaient dessinés, et dont les prédicateurs se servaient pour leurs sermons. Nous renouons avec ce temps où le verbe et l’image s’interpénétraient et il est à parier que la transmission de beaucoup de classiques passera par ce médium. Le travail des auteurs, Pierre Makyo et Frédéric Bihel, m’a tellement convaincu que je souhaite que plusieurs grands titres de Terre humaine soient à leur tour adaptés en romans graphiques, sous la houlette de mon fils Guillaume et de l’éditeur Guy Delcourt.
Début octobre paraîtra Crépuscules arctiques, un beau livre consacré à vos pastels. Pourquoi emporter du papier et des bâtonnets de couleur dans une expédition polaire ?
Dessiner ne relève pas chez moi d’une volonté artistique. Certaines lumières, certains paysages de l’Arctique me saisissent, m’aspirent. C’est comme un rêve éveillé, une communion, une transcendance, mes doigts alors s’activent seuls sur le papier. Le noir des nuits polaires est saisissant, très différent de celui de Soulages, on y discerne un espace sombre et en désordre, où se confondent diverses couleurs, une bande blanche aussi, qui s’y superpose, comme une ouverture, un au-delà… Avec le pastel, j’ai le sentiment de toucher parfois aux origines de notre univers, ce grand sujet qui n’a jamais cessé de m’obséder. Avec ces couleurs tracées à la main sur du papier épais, je retrouve le langage premier, d’avant la parole, celui des peintures de la grotte Chauvet, qui recèlent une vérité qui ne doit rien à la raison cartésienne. Ces pastels témoignent surtout que je suis devenu profondément animiste, convaincu que chaque élément de la nature est habité d’une force vitale et d’un esprit.
Vous avez 97 ans, j’imagine qu’il vous arrive parfois de penser à la mort…
La mort, ce « peu profond ruisseau », comme le dit Mallarmé… Cela m’amuserait de devenir centenaire, mais la disparition de mes proches, comme récemment celle de mon frère, emporté par le Covid-19, m’y renvoie. Aujourd’hui, j’y pense de manière pacifique, lucide, je sais qu’il y a un après, un au-delà, j’en ai fait l’expérience à deux reprises : une fois sur la banquise avec mes chiens ; l’autre, il y a une trentaine d’années, lorsque j’ai eu un infarctus. J’aspire à être accepté par le divin, mais je n’y suis pas encore. J’aimerais juste que mes cendres soient dispersées au-dessus de Thulé, au Groenland. D’une façon ou d’une autre je continuerai à vivre, peut-être reviendrai-je sous la forme d’un papillon ? 
JEAN MALAURIE EN 4 DATES

1922 Naissance à Mayence, en Allemagne.

1951 Premier homme au pôle géomagnétique Nord.
1955 Création de la collection Terre humaine et publication des Derniers Rois de Thulé.
1990 Découverte, à l’extrême est de la Sibérie, de l’Allée des baleines, premier site monumental référencé des peuples autochtones de l’Arctique.

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