Sur le territoire qu’elle contrôle entre la Syrie et l’Irak, l’organisation Etat islamique (EI) a pour coutume de précipiter les homosexuels du haut des immeubles. Si le Coran ne condamne pas explicitement l’homosexualité, la mouvance djihadiste, se fondant sur certains hadiths (des paroles rapportées du Prophète), tient la sodomie pour une « abomination » et accuse les démocraties occidentales, entre mille maux, d’avoir « légalisé » l’homosexualité.
L’EI vient pourtant coup sur coup de revendiquer deux attaques perpétrées par des « soldats » du « califat », qui se sont avérés avoir une sexualité peu en phase avec le rigorisme en vigueur à Rakka. Dans la nuit du 11 au 12 juin, Omar Mateen tue 49 personnes dans une boîte de nuit gay d’Orlando, en Floride, et prête allégeance à l’Etat islamique.
Dès le lendemain, l’organisation s’empresse de revendiquer cet attentat contre les « sodomites ». Peut-être un peu vite. Quelques jours plus tard, le témoignage d’un amant laisse entendre que le tueur était « 100 % gay ». Son homosexualité, « honteuse » au sens psychanalytique – c’est-à-dire vécue mais non assumée – semble l’avoir conduit à développer une haine contre ses propres penchants : « Il y avait définitivement des moments où il exprimait son intolérance envers les homosexuels », a témoigné son ex-femme dans les médias américains.
Un mois plus tard, le 16 juillet, l’EI revendique de nouveau une attaque perpétrée par un époux décrit comme « violent » qui fréquentait, lui aussi, des hommes : le soir du 14 juillet, Mohamed Lahouaiej Bouhlel a tué 84 personnes au volant d’un camion, à Nice. Si aucune trace d’allégeance n’a été retrouvée, le jeune homme s’intéressait de longue date à la propagande de l’Etat islamique. Là encore, les révélations sur sa vie sexuelle « dissolue », selon les termes du procureur de Paris, ne seront relayées par la presse qu’après le communiqué de revendication de l’organisation terroriste.
« Haine de soi »
Le profil de ces deux tueurs a jeté un doute sur la dimension djihadiste de leur acte. Ils constituent sans doute, chacun à sa façon, des cas limites, aux confins de la psychiatrie et de l’idéologie. « Les cas extrêmes peuvent paraître caricaturaux, mais ils permettent de penser les autres cas : ils opèrent un grossissement, comme au microscope, de ce qui n’apparaît pas à première vue chez d’autres », souligne Fethi Benslama, professeur de psychopathologie et auteur d’Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman (Seuil, 160 p., 15 euros).
« Dans le cas d’Orlando, ce n’est évidemment pas l’homosexualité qui est à l’origine du passage à l’acte, mais une haine de soi prise dans l’homosexualité. Il faut toujours inscrire la sexualité dans un cadre personnel, et sans doute ici pathologique. L’homosexualité d’Omar Mateen a pu lui apparaître comme une abomination qu’il a fallu traiter, par l’effacement de soi-même et de ceux qui l’incarnent. »
Au-delà des cas particuliers des tueurs de Nice et d’Orlando, la question de l’identité sexuelle est loin d’être marginale dans la sphère djihadiste. Selon les informations du Monde, plusieurs islamistes, dont l’adhésion à la doctrine est établie, ont eu des penchants homosexuels plus ou moins assumés.
L’exposition de leur cas n’a pas pour but de minorer la dimension politique du terrorisme, pas plus que le désir de transcendance d’une jeunesse engluée dans le matérialisme. Il ne s’agit pas davantage de proposer une lecture simpliste des ressorts psychologiques de l’embrigadement, qui sont aussi divers que les parcours.
La récurrence de ces profils particuliers tend néanmoins à révéler ce que la « grande cause » idéologique peut cacher de « petites causes » intimes. Les acteurs amenés à travailler sur les ressorts de l’embrigadement le constatent : ce qui demande réparation dans la radicalité relève souvent d’une construction défaillante de l’identité. Une identité bancale qui peut être culturelle, sociale mais aussi sexuelle.
Les « penchants homosexuels » de Chérif Kouachi
Le terroriste le plus célèbre à avoir eu une sexualité en contradiction avec la cause qu’il servait est Chérif Kouachi, un des tueurs de Charlie Hebdo. Alors qu’il est sur écoute et fait l’objet d’une surveillance physique, une note déclassifiée de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) relate sobrement : « Ses penchants homosexuels étaient également découverts à ce moment. » Les enquêteurs ont constaté qu’il avait un amant.
Chérif Kouachi commettra quelques années plus tard un massacre dans les locaux de Charlie Hebdo. Confronté à deux interdits – la sodomie et la représentation du Prophète –, le tueur semble avoir choisi de condamner à mort les transgresseurs du deuxième tabou, purifiant ses propres « fautes » par la grâce du martyr. « Les djihadistes sont souvent des transgresseurs qui cherchent à effacer leurs péchés », souligne M. Benslama.
« Les personnalités astructurées ont deux mécanismes de défense : le clivage – comme les djihadistes, ils sont binaires et départagent le pur de l’impur – et la projection, qui consiste à rejeter sur l’autre ce qu’on ne peut héberger en soi », explique la psychothérapeute de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat) chargée de poser un diagnostic sur les signalements de radicalisation, qui a souhaité rester anonyme. « Ce mécanisme projectif, qui est au cœur de la paranoïa, revient à désigner des ennemis, abonde le psychiatre Serge Hefez. Pour Daech, ce sont les homosexuels, les juifs, les apostats, etc. »
« Je souhaitais me racheter »
Le parcours d’un jeune djihadiste converti, dont nous avons choisi de taire l’identité, illustre à quel point le puritanisme salafiste peut être une façon de gérer ses conflits intérieurs. A son retour de Syrie, M. est débriefé par les services de renseignement. Le policier lui demande pourquoi il s’est converti à l’islam. « A cette époque je n’étais pas croyant, je me sentais homosexuel (…) L’islam m’a paru vrai, j’ai compris que l’islam était fait pour moi, et depuis plus d’une année je ne me sens plus homosexuel. Je n’ai plus eu de rapport sexuel depuis. Par contre, je continue à chatter avec des homosexuels, notamment sur Facebook. »
Sa conversion semble avoir eu pour objectif de circonscrire des désirs vécus comme honteux. Mais le subterfuge n’opère pas. Peu après sa conversion, M. projette de rejoindre Gaza. L’enquêteur : « Vos projets à Gaza sont parfois présentés sous l’angle de fantasmes sexuels. Le 4 décembre 2012, vous déclarez à X que vous seriez heureux de vous faire violer dans les tunnels reliant Rafah à Gaza. Qu’avez-vous à dire à ce propos ? » Le converti : « Vous me lisez un extrait de ma conversation et il est vrai qu’avoir des rapports hard là-bas m’aurait intéressé. »
M. décide finalement de partir pour Rakka. Avant son départ, il discute sur Facebook avec un combattant sur place et tente de convaincre deux jeunes hommes de 17 ans de le suivre. « Peut-être que le djihad servait de prétexte pour entrer en contact avec ces gens, admet-il. Avec du recul, je me rends compte qu’il pouvait s’agir d’une forme de drague. » Il affirme que ses trois « compagnons de voyage (…) étaient au courant de [s] on passé homosexuel, déjà avant [leur] arrivée en Syrie ».
A peine arrivé à Rakka, le jeune homme est envoyé au cachot durant une cinquantaine de jours. La police islamique a découvert des photos compromettantes dans son appareil photo. Il échappera miraculeusement à la mort, et sera finalement autorisé à rentrer chez lui. L’enquêteur qui l’auditionne à son retour est interloqué par ce manque de prudence : « Je ne recherchais pas de danger, assure pourtant le jeune homme, je souhaitais plutôt me racheter pour ma conduite homosexuelle contraire à l’islam. »
« Etouffer » les pulsions
Si l’expérience de M. est sans aucun doute singulière, elle révèle des dynamiques à l’œuvre dans la radicalisation. « Des interdits aussi forts, aussi rigides, peuvent répondre à un besoin de structuration : ça contient, ça sécurise », explique la psychologue de l’Uclat. Sur la dizaine de signalements pertinents de personnes radicalisées qui remontent chaque jour via la plate-forme téléphonique mise en place en 2014, elle estime qu’environ un tiers des cas « présentent des difficultés à réaliser leur identité sexuelle, souvent en raison d’un traumatisme durant l’enfance ».
« L’engagement dans la religion permet de tenter de se débarrasser de ses pulsions homosexuelles, de les étouffer, complète Fethi Benslama. L’individu va être amené à exercer une forme de répression tout en éprouvant une plus grande culpabilité. Ce qu’il pense être un traitement devient un calvaire. Les grandes figures chrétiennes ont été confrontées à ce genre de processus. Cette idéologie ne fait qu’aggraver leur volonté de purification. Chez des personnalités perturbées, elle peut se lier à de l’agressivité, vis-à-vis de soi-même et des autres. »
Dans un dossier d’instruction de filière djihadiste, les enquêteurs ont mis la main sur le disque dur d’un candidat au départ qui illustre l’importance de ces pulsions contraires. Une quantité impressionnante de matériel pornographique a été saisie. « Constatons la présence de 33 641 fichiers photographiques. Il s’agit en grande majorité d’images copiées via Internet, photos de charme ou pornographiques hétérosexuelles, homosexuelles ou lesbiennes », relève le procès-verbal.
« Il y a mille façons de se radicaliser, mais j’en ai en effet vu un certain nombre pour qui cette question de l’homosexualité honteuse est très présente », confirme Serge Hefez, qui suit une quinzaine de jeunes radicalisés. L’un de ses patients particulièrement radicalisés alterne, à en croire ses données de connexion Internet, la consultation de sites djihadistes violents – notamment des vidéos de décapitations – avec des sites pornos gays
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« Ta main sur ma poitrine »
D’autres djihadistes semblent vivre leur homosexualité de façon plus assumée. C’est le cas de ce recruteur, dont la conversation téléphonique avec une recrue a été interceptée par les enquêteurs. Les deux hommes reviennent sur leur dernière réunion préparatoire avant de partir en Syrie. Ils ont passé la nuit dans une maison. La recrue : « J’ai senti, tu m’as fait un bisou sur le front… Tu as passé ta main sous mon tee-shirt, tu t’es retrouvé avec ta main sur ma poitrine… » Le recruteur : « Je fais de l’apnée du sommeil et du somnambulisme (…). J’espère que tu ne te fais pas des films et a une mauvaise image de moi. »
Après un an passé en Syrie, ce recruteur repasse la frontière turque et décide de se rendre. Il contacte les autorités françaises, qui demandent aussitôt à leurs homologues turques de l’intercepter. Son interpellation rocambolesque est relatée par un membre des services de renseignement français : « Après l’avoir filoché en train de faire la tournée des bars gays d’Istanbul, les Turcs ont fini par nous rappeler : “Vous avez dû vous tromper.” On a dû les convaincre que c’était bien lui. »
Ce djihadiste n’avait pas l’intention de se faire exploser à son retour en France. Mais comment expliquer qu’il ait décidé de passer un an en Syrie sous la férule d’une idéologie qui le condamnait théoriquement à mort ? « Certains homosexuels honteux peuvent rechercher le contact d’autres hommes dans le cadre d’une camaraderie virile afin de sublimer des désirs dissimulés », explique la psychologue de l’Uclat. « Il y a une fascination par rapport à la figure du soldat viril, avec la création d’un entre-soi masculin, un univers étanche à la femme », interprète Serge Hefez.
« Les crises d’identité menant à la radicalité peuvent être multiples, résume un responsable de la lutte contre la radicalisation. La religion est une sublimation. La verticalité permet de gérer ses frustrations : on se marie avec Dieu. » Ce qui ne manque pas d’induire des contradictions fortes chez certains candidats au djihad.
Soren Seelow
Journaliste
LE MONDE | 26.07.2016 à 06h42 • Mis à jour le 26.07.2016 à 10h03 |