mardi 4 décembre 2007

Démons

A un camarade qui évoquait hier notre liberté de choix entre la Vie ou la Mort, la Création ou le Malin, j’ai demandé s’il parlait du petit ou du gros. Uh uh, comme disait Henri Michaux, ça ne plaisante pas trop de ce côté-là, et du coup, cette nuit j’ai rêvé de démons. Plus j’essayais de les compter, plus ils se multipliaient, et encore, je ne les ai vus que de dos et malades (grosses pustules de fièvre acnéique) comme s’ils voulaient répondre à cette charitable définition de flopinette : “n’oublions pas que la plupart des petits démons que nous croisons sont de pauvres bougres qui souffrent parce qu’il ont manqué.” De face et en bonne santé, je ne sais pas ce que la confrontation aurait donné.

Hier toujours, j’ai reçu un mail de France Télécom qui m’annonce que ma ligne téléphonique, malgré sa vétusté campagnarde, est désormais éligible à un flux de 8 Mo, dans un terrifiant fichier gif animé de 10 images, digne de John Carpenter : la porte de ma maison (comment ont-ils su qu’elle était en bois ?) est fermée, puis s’ouvre toute seule, la Chose arrive du fond du jardin, entre, et la porte se referme, me laissant seul face à la Chose.

Franchement, rien que le visuel de la Chose, ça fait plus Armées du Démon que n’importe quel film de trouille, sans même parler du slogan : “s’invite chez vous” ça fait intrusif et malpoli, tout à fait à l’image de la politique commerciale de France Télécom et de ses concurrents/partenaires. On touche à l’ultime mystification sans fausse pudeur, et les masques tombent messieurs les Censeurs : désormais, le progrès, c’est le tuyau, et si nous ne pouvons parvenir à vous l’imposer malgré que vous n’en vouliez peut-être pas, vous serez vraiment le dernier des trous de balle de l’univers connu. Et vous passerez pour le vieux râleur passéiste que vous avez certainement mérité d’être au cours d’une existence antérieure karmiquement chargée.

Pourtant, tout ce que j’ai lu récemment dans la presse spécialisée média donne les créateurs et éditeurs traditionnels de contenu comme les grands perdants de la nouvelle net-économie, et l’on connait déjà en presse écrite les choix éditoriaux courageux que l’exigence de gratuité induit sur le contenu. C’est un euphémisme de parler d’intérèts antagonistes.

Pourtant, des tas de journaux papier se mettent à offrir leurs archives à disposition on-line, gratoche, simplement pour ne pas être en reste sur la concurrence. Scions la branche, mes frères, ou nous risquons de ne point choir de concert avec nos collègues.

Jean-Louis Murat, qu’on n’attendait pourtant pas plus là qu’ailleurs, s’insurge dans l’entretien Internet ou la liberté de se goinfrer publié dans le Monde : “A chaque rachat ou fermeture d’une maison de disques, des gens brillants sont broyés. Et les internautes crient hourra ! J’affirme que la crise du disque est un leurre, elle n’existe pas : l’offre est intacte, la demande croissante. Mais, chaque nuit, dans les hangars de la musique, la moitié du stock est volé. Imaginez la réaction de Renault face à des délinquants qui forceraient la porte quotidiennement pour dérober les voitures ! Des gamins stockent 10 000 chansons sur l’ordinateur familial, après les avoir piquées sur le Net. La société, des députés, des sénateurs trouvent cela vertueux ! Or, c’est un problème moral : tu ne voleras point, apprend-on à nos enfants. En outre, ces rapines via le Net s’effectuent dans l’anonymat. L’écrivain américain Brett Easton Ellis a dit : «Depuis la nuit des temps, l’Antéchrist cherche un moyen de prendre le pouvoir sur les consciences de l’homme, enfin il y est arrivé avec Internet.» (…) Les Arctic Monkeys, en Grande-Bretagne, ont eu recours à des shérifs du Net après s’être fait connaître sur le Web, et les internautes britanniques sont en train de leur faire la peau, au nom de la liberté. Mais quelle liberté veut-on ? Celle de se goinfrer ? Avec des gens qui ont 20 000 titres sur leur disque dur et ne les écoutent jamais ?” Cette conception ultralibéraliste, qui est au-delà de tout système politique, se résume à peu : la goinfrerie. Internet favorise cela : toujours plus de sensations, toujours plus de voyages, de pénis rallongés, toujours plus de ceci, de cela…
-Vous avez été pourtant l’un des premiers artistes français à ouvrir un site Internet en 1998 et à y proposer des chansons, des échanges, des liens, des images. N’est-ce pas contradictoire ?
Baudelaire appelait le progrès le paganisme des imbéciles. Tous les acteurs de la musique sont tombés dans le fantasme de la modernité à ce moment-là. Les patrons de maison de disques ne juraient que par le Net sans pour autant comprendre de quoi il s’agissait. Au début, je mettais environ une chanson inédite par semaine à disposition sur mon site, gratuitement. Puis j’ai arrêté. Ces titres étaient téléchargés sans un merci, sans un bonjour, et éventuellement revendus sous forme de compilations payantes dans des conventions de disques. J’ai fait partie des imbéciles qui ont cru aux mirages de l’Internet, et de ce fait à la bonté naturelle de l’homme, à l’échange communautaire. L’homme a travaillé le fer pas seulement pour les charrues, mais aussi pour les épées, idem avec les atomes et le Net.
-La gratuité sur Internet est-elle la seule cause de l’effondrement des ventes de disques ? Le déficit d’image d’une industrie habituée au court terme y est-elle pour quelque chose ?
Evidemment, 90 % de notre métier est fait par des gens formidables, des musiciens, des tourneurs, des ingénieurs du son, des attachés de presse, des artistes, des passionnés ! Mais l’image qui est passée dans le public est celle de ses patrons, arrivés là à cause de l’argent facile, de l’épate, du look. Le triomphe du petit bourgeois snobinard et de la fanfaronnade ! Nicolas Sarkozy ressemble tout à fait à un patron de maison de disques. J’ai toujours été sidéré de voir comment l’industrie musicale attirait les médiocres à sa tête. Des médiocres qui dirigent des sociétés de taille modeste, sur le plan de l’économie mondiale, mais dont les émoluments s’alignent sur ceux des groupes multinationaux et consomment 80 % de la masse salariale dans les petites structures. Et les parachutes dorés ! Quand on licencie une centaine de salariés dans une maison de disques, comme chez EMI France par exemple, c’est en grande partie pour payer les indemnités du patron, c’est scandaleux.
La gratuité n’est-elle pas le meilleur moyen de démocratiser la culture ?
C’est une blague ! Cela nous tue. La démocratisation, c’est à l’école maternelle qu’elle doit être ancrée. Une fois les bases et l’envie acquises, chacun peut faire son choix. Par ailleurs, je ne suis pas démocrate, je suis happy few. La culture est le fait d’une minorité, d’une élite qui fait des efforts. Attention, pas une élite sociale ! La femme de ménage ou le facteur sont absolument capables de sentiment artistique. Mais la démocratisation, pour moi c’est le concours de l’Eurovision : chaque pays envoie son artiste fétiche. Et là, comme disait Baudelaire, la démocratie, c’est la tyrannie des imbéciles. Sur MySpace, vous allez voir 45 000 nigauds, les 45 000 artistes ratés qui ont ouvert leur page - j’y suis aussi, parce que sinon on me vole mon nom.”

Je ne peux pas donner tort à Jean-Louis, parce que la goinfrerie est passée par moi, et seule l’indigestion m’en a éloigné. Les grands gagnants, tout le monde le voit, c’est donc les vendeurs de tuyaux numériques. Comme ce sont des hommes comme nous qu’il serait inutile de diaboliser parce qu’ils ont simplement oublié que leur estomac est plus petit que leurs appétits et/ou qu’ils ne veulent pas le savoir, va-t-on finir par accuser une conspiration des tuyaux eux-mêmes ?

Peut-être aussi devrais-je rendre mon blog payant pour voir si en plus de m’éditer, je m’abonne et si j’m'entends quand j’braille.

Commentaires

  1. >> “Sur MySpace, vous allez voir 45 000 nigauds, les 45 000 artistes ratés qui ont ouvert leur page - j’y suis aussi, parce que sinon on me vole mon nom.”

    Rien que cette phrase me console d’avoir pris le temps de lire cette interview. Ca me rappelle l’humour de je-sais-plus-qui, soit Desproges, soit les émissions Strip Tease, soit le nonsense des Monty Python, ou encore un mélange des trois ; et c’est encore plus drôle quand c’est involontaire.

  2. Il se contredit d’une ligne sur l’autre. La culture est le fait d’une élite, mais quand même il aimerait bien vendre aux millions de connards qui n’ont pas de goût mais de l’argent. Sauf que ces millions de connards, moins cons que ça, préfèrent se goinfrer de musique gratuite (distribuée par tous les artistes ratés) que de musique payante. Et pourquoi pas ? Ils ne feraient pas la différence de toutes manières. Il y a des sites qui proposent en toute légalité des milliers d’albums gratuits, pourquoi acheter de la qualité si on n’est pas capable de faire la différence ?
    Les artistes vont rester entre happy few, comme c’était déjà le cas avant, et d’ailleurs je ne sais pas où il a vu dans l’histoire de l’humanité que les artistes devaient gagner plein de pognon, c’est contraire aux lois de la nature.

  3. Dado, rien que pour toi, pour contribuer à te dédommager de perdre ton temps à lire tout ça, un autre extrait :
    “Vous vivez et travaillez dans le Puy-de-Dôme, dans une ancienne ferme des environs de Clermont-Ferrand. Qu’y trouvez-vous ?
    -J’y ai mon studio d’enregistrement, et des conditions de travail idéales. Je vois très peu de gens… le facteur… Là-haut, la vie est frugale, on finit tout, on n’achète presque rien. Le pain dur est gardé pour la soupe du soir. Dans la nature, l’oubli de soi est plus facile, on va le matin aux champignons, on s’assied pour casser la croûte, on a ramassé un kilo de cèpes, voilà. On refait une clôture, on est dans le présent. Or, être dans le présent est la condition de la paix intérieure. Moi, j’aime aussi les activités qui ne laissent pas de place à la réflexion. Jouer des instruments, faire des prises de son. S’aménager une vie de travail. Car, à part aimer, travailler est la chose la plus belle à faire dans la vie.”
    Quand on a vu Jean-Louis Murat tenter d’expliquer à Pascale Clarke ce qu’est une “meuf qui est bonne” au cours d’une émission de télé qui s’appelait “la route” et qui consistait à enfermer deux personnalités fort dissemblables dans une voiture bourrée de caméras pendant 800 kilomètres, (c’était avant qu’il soit mal vu de brûler du combustible fossile dans des véhicules) on sait qu’il n’est plus étanche, et on a presque envie de foncer à la pharmacie lui offrir des couches senior.
    Toi, tu es trop malin pour te faire voler ton pseudo, mais imagine, toi aussi tu aurais le bourrichon tout remonté !
    Flo, il faudrait que tu voies la tête de Jean-Louis pour un diagnostic énergétique plus incisif, maisy a effectivement un beugue dans son mépris : les artistes ratés font de bons mélomanes, et sont prèts à rétribuer les artistes qui les émeuvent, sauf quand on les insulte.

  4. En plus ce bug est encore plus évident dans la dernière citation. Ce type est un misanthrope qui voudrait la gloire. Il me fait penser à tous ces commerçants qui méprisent leur clientèle et qui s’étonnent que leur commerce ne marche pas. En fait son rêve c’est un château doré avec quelques happy few aux frais d’un prolétariat qui resterait dans le no man’s land, au-delà des barrières et des miradors. C’est le genre de mec qui me donnerait envie de le télécharger rien que pour augmenter ses stats de piratage et lui donner des sueurs froides bien méritées, sauf que comme ce qu’il fait c’est sûrement de la merde, je ne veux pas encombrer mes disques avec ça.

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