vendredi 23 octobre 2020

La lecture, c'est l'aventure (3)

La lecture, c'est l'aventure, c'est une saga rédactionnelle qui s'étend à ce jour sur trois épisodes : 

Ce n'est pas le meilleur livre
que j'aie lu sur le yoga,
mais c'est le seul.

Le seul livre que je parvienne à lire sans confusion perceptive aliénante sur tablette, c'est le Yoga d'Emmanuel Carrère, mais cette lecture me navre, pour lui comme pour moi. Sans parler de Fanny Ardant, posée en VHS sur l'étagère. Je ne vais pas en dire du mal, ça me nuirait, je me rappelle avec une acuité douloureuse d'un commentaire tranchant sur le forum café éveil qui disait "mais son karma n'est pas le mien, et ne peut pas le devenir, tant que je ne le condamnerai pas. Et je ne le condamne pas, car pour sûr je ne le souhaite pas", mais Carrère et ses défaillances narratives, Manu et ses embarrassantes révélations sur lui-même, toute cette intimité suffocante avec ses dysfonctionnements qu'il nous partage de livre en livre, lui et sa dépression de pleine conscience, lui dont j'apprécie tant le verbe quand il parle des autres, devient mon modèle répulsif absolu de névrose expérimentale attrapée en se regardant écrire sur soi, incarnant tout à fait ce qu’il ne faut pas faire et qu’il est éprouvant de voir faire aux autres.
En plus ça fait 15 ans que je fais pareil sur mon blog, c'est de plus en plus compliqué à démouler, et ça ne m'a jamais rapporté un radis; et à force d'arroser mon jardin avec du ciment, Dieu a fini par me couper l'eau, donc en principe Yoga me dispense pour aujourd’hui du besoin compulsif de coucher mes états d'âme (si tant est que j'en aie une) sur le papier des grossiers de l'écran. 
Comme l'a dit Beigbeder lors de l'émission Le flasque et l'enclume, « On a affaire à une autobiographie qui se ment à elle-même. C'est comme les bloggueurs patients qui mentent à leur psychanalyste : ça ne peut pas marcher.  » Comme chez Warsen, quoi, sauf que Warsen n’est pas édité chez P.O.L, d'ailleurs il ne m’édite pas autant qu'il le prétend, mais s’auto-édite à un seul exemplaire et surtout radote tout seul devant son écran; et il prend du lithium, comme Carrère, et comme beaucoup de bipolaires. Y'a pas de quoi être fier, tralalère. Sans parler du fait qu'à la suite d'une lombalgie carabinée, pas plus tard que la semaine dernière, j'avais retrouvé une réserve secrète de di-antalvic, un anti-inflammatoire à la fois interdit et périmé, je m'enfilais ça avec des cachets de lamaline (le comprimé fourré à l'opium qui ne rend pas malin, selon ma femme qui en a trop pris) pour faire descendre, comme on disait dans les troquets avant-guerre, et puis il a suffi que ma généraliste brandisse la menace pangoline, prétexte bon à tout faire passer par décret, disant que ceux qui vivaient par l'anti-inflammatoire offraient une voie d'accès en open bar à la vermine covidienne, encore pire que s'ils avaient investi dans un paillasson marqué "bienvenue" en lettre fluo à l'entrée de leur organisme, et ça m'a tout coupé. Finalement, je me suis remis droit tout seul, en faisant des travaux sur un escabeau. Mon ordinateur a passé huit jours sous une bâche au milieu des gravats, ça l'a rendu plus humble, et la peur a changé de camp, comme dit notre bon président.


Délivrez-nous des bandeaux
qui masquent les illustrations de Manchu.
Dans la foulée de cette confession tronquée d'un homme manifestement brisé par la posture de son ego bien plus que par sa posture de yoga, et qui après avoir été jadis un bon écrivain me rappelle maintenant les pires heures de mon blog, pas plus tard que la semaine dernière, alors pour revenir au réel je n'ai plus guère le choix, sinon lire encore plus de SF que d'habitude, je rachète du Peter Watts en urgence, lui qui pratique allègrement la transition disruptive de registre narratif, entre ses intrigues hard science et un fonds de désabusion sur le potentiel humain sans doute né de ses trouvailles quand il était biologiste marin.
"Nous explorons des domaines au-delà de la simple compréhension humaine. Parfois ses contours sont tout simplement trop complexes pour nos cerveaux, à d'autres moments ses axes même s'étendent dans des dimensions que sont incapables de concevoir des esprits construits pour baiser et se battre sur des prairies préhistoriques. Tant de choses nous contraignent, dans tant de directions. Les philosophies les plus altruistes et les plus viables échouent face à l'intérêt personnel, cet impératif brutal du tronc cérébral." pouvait-on lire dans Vision aveugle, que j'avais eu un mal de chien à décrypter : une intrigue mêlant space opéra, hard-science, vampirisme, entrelardée de philosophie et de questionnements sur la nature de la conscience.
Ses thèmes récurrents sont l'illusion du libre-arbitre, la pensée consciente (prétendument) rationnelle qui n'est en fait qu'une justification a posteriori de processus inconscients issus des parties les plus anciennes et les plus primitives du cerveau humain, eux-mêmes n'étant que le fruit de phénomènes chimiques et électriques précisément déterminés par les lois de la physique, vous voyez le genre, on ne se poile pas tous les jours dans ses astronefs, c'est assez dense. 

"Haka", de Caril Férey, qu'on m'a suggéré puis prêté, c'est encore pire, on dirait du Ellroy français. J'aurais jamais cru dire ça un jour, mais c'est trup punk pour moi. C'est comme d'autres avec les chanterelles, je ne peux plus manger de ça, je ne le digère plus. A ce stade, mon cancer virtuel est en nette régression, mais la récidive est à la portée d'un simple clic. Donc pas de déclaration d'intention propre à faire ricaner Dieu, comme le radotait Carrère avant moi.

J'ai pris une bonne claque
dans la salle d'attente de l'oncologue
Entretemps, un copain disruptif, je veux dire par là que je le vois par intermittence depuis 35 ans, a fait de sa maladie passée un roman très vigoureux qu'il m'envoie gracieusement et par la poste, c'est un récit de fureur et de haine envers la science médicale, avec une puissance poétique dont je ne le soupçonnais pas. Et dont je serais bien incapable, bien que personne ne m'ait questionné à ce sujet.

Et pendant que livres lus, non lus et à moitié lus s'empilent et s'enlacent au pied du lit et dans l'iPad, ça fait bien un mois déjà que je tente de conclure cet article faussement enjoué par le biais de l'autofiction du langage parlé pour vanter les vertus de la lecture, ce qui est bien la preuve que blogage et déblogage ne sont plus adaptés à mes besoins, si jamais ils le furent. 
Les raisons qui m'ont conduit à ouvrir ce blog, elles, perdurent, c'est juste que l'outil n'était pas le bon. 
Vive le silence et la méditation, mais attention aux velléités autobiographiques, surtout celles qui traitent de cyberdépendance virtuelle, d'auto-addiction, et de rédemption de l’objet fascinatoire.

quand elle n'est pas en service, ma libraire potasse
des manuels traitant des cosplays Scooby Doo 
Je retourne en librairie, au moins ça c'est une des bonnes nouvelles, avec le fait que les libraires sortent renforcés du Covid; quand un ouvrage que j'ai mis dans l'iPad comme s'il m'avait été prêté par un ami m'a tapé dans l'oeil, je vais dans la librairie de la ville, tenue par des meufs pas trop bonnasses vu que sinon elles passeraient pas leur temps à lire des livres et à essayer d'en vendre, mais elles sont sympas quand même, et on peut tout commander par internet. Internet qui, rappelons-le, n'est pas mon ami, ou alors comme le serait un vieux pote un peu relou qui me proposerait toujours de me consoler avec des techniques de gavage qui ne pourront jamais niveler mon trou béant, qui était déjà à l'origine de la création de ce blog, même si je le remplissais avec autre chose, sans parler des impératifs de mon tronc cérébral, et surtout dans une phrase où l'on place l'adverbe de temps toujours il faut tout de suite après coller son antidote jamais car ces deux redoutables éternités ne sont que faussement accessibles à l'esprit humain.

Voilà pour aujourd'hui, je vais persister à soigner ma lombalgie par des travaux intérieurs sur un escabeau, jusqu'à ce que je ne puisse plus bouger l'autre épaule; je remets mon ordi sous une bâche, et la bâche sous les gravats, ça le rendra plus humble.  Et moi donc. Parce que n'empêche même que quand même, si le langage reste l'ultime frontière de notre dernière liberté, et n'empêche melba que même si que la lecture, c'est l'aventure, au départ c'est la peinture, que c'est l'aventure.

(à suivre)

mardi 20 octobre 2020

La lecture, c'est l'aventure (2)

2 géants au pied de mon lit,
dont un sur la couverture.
Malgré la frugalité spirituelle des programmes Netflix, en plus c'est comme sur arte.tv, y disent jamais à quelle heure ça passe, y'a quand même de quoi faire des fictions stimulantes en Amérique, j'veux dire, Trump est une dystopie à lui tout seul pendant encore au moins 16 jours, mais quand Barack Obama adoube le nouveau recueil de nouvelles de Ted Chiang, l'espoir peut renaître, même pour ceux tombés du côté obscur de la lecture, i.e. ceux qui ne lisent plus beaucoup parce qu'ils regardent trop de films et de séries... rien ne contraint les producteurs à se cantonner à des calvaires doloristes à servantes écarlates ou des extinctions civilisationnelles feutrées, bien que légèrement anxiogènes car filmées en très basse lumière grâce à notre nouvelle génération de caméras hypersensibles, comme Tales from the Loop
Au temps jadis, les productions de l'imaginaire risquant d'engendrer des lésions cérébrales, les films et les séries pénibles, c'était ma nourriture, ma came et mon pied, maintenant ça m'ennuie vite, et je trouve ça toxique.
Et les films coréens violemment nihilistes et désespérés ont plus de vitalité que les feuilletons à la mode. Même quand il y a trop de sauce piquante, comme chez Na Hong Jin. Par exemple dans 황해 et aussi dans 곡성, encore plus tordu et malaisant dans sa méditation sur Le Mal, sa permanence, ses horaires d'ouverture. Alors, constatant les impasses de l’imaginaire industriel d'aujourd’hui, incapable de me féconder utilement, alors que le mélanome y parvient sans peine, je me suis re-tourné vers la littérature spéculative, comme quand j'étais petit et qu'il n'y avait que les livres pour geeker. Je me rappelle tout d'abord d'une histoire de temps figé un peu plus affûtée que celle de Tales from the loop, ce qui est une référence à peine voilée à la première partie de cet article dont le résumé prendrait plus de temps que la relecture.

Le secret de la hideur de ces couvertures
s'est perdu dans l'abîme du Temps
.
J'exhume alors mon exemplaire fossile de L'invention de Morel, écrit dans les années 40, l'auteur est adoubé par Borges dans la préface, excusez du pneu, mon édition papier est jaunie et cassante, mais la texture du récit reste sans équivalent sur terre. Ca ferait sans doute un bon épisode de Black Mirror, mais le livre se suffit à lui-même, la narration à la première personne exsude suavement des trésors de malignité et de torvitude, mot qui ferait mieux d'exister dans les meilleurs délais. On tutoie un pur bloc idéal d'imaginaire. Ensuite, toujours taraudé par l'obscur besoin d'histoires cherchant des noises à la temporalité, j'ai envie d'approfondir ma connaissance de Christopher Priest, un auteur anglais que je ne connais pas très bien, mais j'ai oui-dire qu'il n'a pas son pareil pour semer la ribouldingue dans les flux causaux et/ou spatio-temporels; je lis d'abord Futur Intérieur : on dirait un Philip K. Dick inédit des années 60, un peu raté, comme certains des meilleurs Philip K. Dick des années 60, mais c'est très frais de le découvrir maintenant. Je me rappelle alors d'un blog spécialiste de Priest qui s'appelait « l’armurerie de Tchekhov », dont l'absorption me permettrait sans doute de me la péter au-delà du mal que ça me fait déjà, en mémorisant ce qu'on peut penser de Priest sans en avoir lu un traître mot, mais pour l’instant le site est down.

C'est son livre le plus connu, 
grâce au film qu'en a tiré Nolan.
Mais beaucoup d'autres sont troublants,
du point de vue de la "défaillance narrative",
comme il le dit lui-même.
Peut-être que Tchekhov nettoyait son arme, et que le coup est parti. Si Tchekhov est mort, casse la noeud tienne, j'ai les moyens de le ramener à la vie, puisque le futur c'était mieux avant, moi aussi j'ai une grosse machine à remonter le temps, puis le laisser suspendu à sécher sur le fil à linge, non mais sans blague. Je passe d'abord quelques minutes au bord de sa tombe, assis les jambes ballantes dans le trou fumant, puis me revient en mémoire la fameuse Internet Wayback Machine, qui restituait jadis en trois clics l'état du Web à la date de votre choix. (pour les états du Web antérieurs à 1930, prévoir un devis + un délai de livraison, quand même.)
Allez, un petit tour dans la machine : 
Le problème de ce Tchekhov, c'est qu'il semble assez affûté sur son sujet, mais qu'il divulgâche sans vergogne tous les romans qu'il chronique. Désireux de conserver une certaine fraicheur aux défaillances narratives de Priest, je me tourne alors vers un site semi-pro dont j'ai un bon souvenir, le cafard cosmique, lui aussi disparu en mer virtuelle :
Je fais semblant de me rappeler plein de trucs depuis tout à l'heure, mais le retour à la lecture, surtout sur papier, me fait prendre conscience de mes troubles de l'attention et de la mémoire, et entreprendre par là même un début de rééducation. Cela fait une bonne quinzaine d'années que j'ai perdu mon appétit de lecteur, j'achète encore des livres, mais ils s'entassent le plus souvent au pied du lit.  Faut dire qu'avec toutes les séries que je me tape à la télé quand ma femme est éteinte, sans parler du temps passé à trackquer les pépites dans les cyberbosquets, je n'ai plus guère le temps de lire. 

c'est pas de la SF de tapette
Bon, j'ai quand même lu trois ou quatre Priest empruntés à une bibliothèque virtuelle dans mon iPad l'an dernier, ou peut-être était-ce l'année d'avant. Tout va si vite, maintenant. Il me reste quelques images dérangeantes du Prestige, de la Fontaine Pétrifiante et des Extrêmes, mais j'ai tout oublié de la Séparation, et du recueil de nouvelles composant l'Archipel du Rêve. A tel point que je relis la même nouvelle qu'il y a six mois, quand j'ai lâché l'affaire, avec le même ravissement épouvanté. 
Le Monde Inverti, dans mon souvenir, est stupéfiant, mais semble scénarisé par Peeters et dessiné par Schuiten. C'est une vraie honte mémorielle.
Avec son concept de défaillance narrative, bien pratique aussi pour finir ses histoires de façon décevante, Priest me fait penser à la névrose expérimentale, ce phénomène découvert par l'école pavlovienne qui se produit lorsqu'un animal est amené au-delà de ses capacités de discrimination, c'est-à-dire lorsqu'il est confronté à deux stimuli différents, mais tellement similaires qu'il ne lui est pas possible de les distinguer. 
Quand le chien n'est plus capable de discriminer l'ellipse du cercle, il présente une névrose expérimentale. Soit il est très abattu, soit il aboie très fort tellement ça craint dans son esprit de chien, soit il mord l'expérimentateur. C’est souvent ce qui arrive aussi au lecteur de Priest, confronté à des versions contradictoires et non-miscibles des événements. 
Qui croire ? l'un des narrateurs décrit un cercle, l'autre une ellipse. Et le récit s'acharne à ne pas trancher. C'est pourquoi il vaut mieux emprunter ses livres sur internet, plutôt que de risquer de mordre un libraire. Lire des romans brindezingues sur écran tactile sans mettre mes doigts partout pour tester la validité de l'énoncé, c'est un challenge Lunes d’Encre inédit.

(à suivre)

lundi 19 octobre 2020

Le journal "Le Monde" se radicalise sur Internet

Reçu dans ma boite aux lettres d'abonné ce matin, ce dessin offre plusieurs niveaux de lecture.

"Après histoire-géo, on a sciences nat."


1/ l'assassinat d'un enseignant dans l'exercice de ses fonctions de professeur d'explications sur la laïcité ré-hausse provisoirement le Blasphème au rang d'une figure imposée pour les dessinateurs de presse. Comme ceux de Charlie Hebdo persistent à rester morts, c'est Le Monde qui s'y colle.

2/ Ce dessin pourrait toutefois être mal interprété par des musulmans, mêmes modérés, qui n'auraient pas encore franchi le pas vers la relativisation historico-culturelle du sacrilège. Ce pas que nos sociétés ont franchi du temps du siècle des Lumières, vous vous souvenez sans doute, c'était un peu avant la pandémie, ce pas que nous ne pouvons faire à leur place, malgré l'accompagnement républicain que nous leur proposons grâce à notre armada de travailleurs sociaux. 
L'humour peut-il servir à se moquer des gens qui n'en ont pas ?
Et si ça les incommode au point de nous zigouiller pour ça, qu'est-ce que ça a de drôle ?
Le Monde doit-il fournir une protection rapprochée à Xavier Gorce pour éviter qu'il soit à son tour égorgé comme un chien d'infidèle ?

3/ Peut-être que le dessin évoque en fait les difficultés "d'assimilation culturelle", et nous montre comment les musulmans voient le côté obscur de la laïcité. Quand elle n'est plus islamo-compatible. Si elle le fut jamais. Eric Zemmour se frotte les mains : ces gens-là ne sont pas assimilables, ce sont des violeurs et des asssassins, la preuve. 
Et Marine 2022 compte les points.

4/ du coup, il n'y a pas de débat possible, puisque rien n'est négociable, ni le droit au Blasphème d'un côté, ni le fait qu'on ne peut pas outrager l'Islam de l'autre, et que toute évocation du Prophète et/ou de son trou de balle est proscrite. Du coup, le pacte républicain c'est bien joli, mais c'est un peu comme dans ces repas de famille où l'on est obligé d'inviter le vieil oncle Gaston, un peu paillard et bouffe-curés notoire, et la tante Berthe, cul béni confite dans son adoration du curé du village voisin. On prie pour qu'ils ne commencent pas à s'allumer dès le début du repas, et comme par hasard l'apéro n'est pas encore fini que c'est déjà dérapage sur dérapage, provocation contre anathème. Ca ne finit pas en cadavre au dessert, mais le repas est gâché.
Et pourtant, l'oncle Gaston et la tante Berthe ont rigoureusement le même trou du cul.

lundi 12 octobre 2020

Loukoum et Tagada contre Mélanie Mélanome (2)

J’avais un truc bizarre, genre un raisin sec qui veut se faire passer pour un grain de beauté, qui me poussait dans le bas du dos. Je n’en savais rien, ne le voyais ni ne le sentais. 
Mais ma femme, qui me met aussi souvent la puce à l’oreille que si elle était la réincarnation de l’inspecteur Colombo, m’avait dit pendant le confinement « va donc montrer ça à un dermatologue ». 
Je ne sais pas pourquoi, pour une fois, je l’ai écoutée. Dès qu’on a déconfiné, j’y suis allé. 
A la consultation du généraliste, passage obligé pour négocier une visite chez le dermato, le médecin m’a dit « c'est pas la peine d'y aller, ne vous inquiétez pas, c’est un angiome, c’est inoffensif ». 
J’ai insisté. 
J’ai bien fait.
Je tombai sous le charme de la dermatologue : ça faisait longtemps qu'une jeune femme ne m'avait pas demandé de me déshabiller à notre premier rendez-vous.
Elle fut plus dubitative. 
Mais dans le doute, elle ne s’abstint pas. 
Elle m’opéra du raisin sec. 
Biopsie. 
Bingo. 
Mélanome.

A Malin, Malin et demi : fais ton dépistage toi-même,
avec ce tuto et un rétroviseur cassé (source : "Le mélanome pour les Nuls")

"Agressif, nodulaire et ulcéré", furent les premiers mots de bienvenue de l'oncologue pour définir mon affection de longue durée, comme dit pudiquement la Sécu avant de me prendre en charge à 100%.
J’ai un peu stressé, et je me suis dit : 
crottalors, si le pronostic vital est engagé, faisons donc un petit bilan :
- qu'est-ce que j'ai reçu ? 
- qu'est-ce que j'ai transmis ? 
- et comment vais-je faire pour entrer dans la bienveillance, dans le temps qui me reste ? 
Malheureusement, cette bienveillance s’est silencieusement évanouie au bout de quelques jours, car après le premier tour de scanner, les médecins m’ont laissé entendre que je pourrais ne pas en mourir dans la semaine. C'était la porte ouverte à toutes les fenêtres.
Je saisis néanmoins l’occasion pour décréter la fin de mes illusions consenties, le cancer du virtuel que j'ai développé quand j'ai arrêté de boire avait engendré une certaine dés-affection du réel, dont je me suis longtemps plaint (je veux dire longtemps avant d'en prétexter pour poursuivre de quasi-inconnus croisés sur Internet de mes assiduités.)
Maintenant que j'ai contracté une belle saloperie dans le réel, je crois préférable de dés-affecter le virtuel, selon le principe des vases communicants, qui fait que je ne puis être partout à la fois. Malgré cette illusion d'omnipotence et d'omniscience engendrée par le fait de parler tout seul devant mon écran depuis des lustres. 
Communiquer sur mon affection, ne serait-ce pas ajouter l'infâmie à la malchance ? j’ai un collègue qui vient d'être emporté par une grave maladie, il n'en a pas du tout parlé, ni à lui-même, ni à son entourage, tant que cela a été possible. Pour lui, c'était un non-évènement. Il était dur au mal, et je l'imagine bien capable de dire à ses métastases, paraphrasant Platon sans que ça se voie trop : "vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez pas me nuire". Il ne voulait ni chimio ni traitements, qu'il jugeait dégradants, et il en connaissait un sacré bout sur le principe vital en médecine, vu qu'il était ostéopathe et vétérinaire. 
So long, Degré Chien. J’étais président de son fan club, mais je n’avais jamais osé lui dire que je n’avais pas vraiment lu ses deux romans. Lire ou écrire, il faut choisir. Sans parler des séries télé. Maintenant je vais prendre le temps de me les infuser, ses manuscrits. Y'en a un, j'ai l'original relié en peau de phoque depuis 30 ans.

Non seulement Gonzague a l'oeil et le bon, mais en plus, il sait parler aux femmes, lui.
Mais bon, elle est plus facile à dépister que moi, elle, elle l'avait sur l'épaule.


Quelques tours de scanner et une intervention chirurgicale plus tard, je comprends que les oncologues restent très réservés dans leur pronostic, leurs protocoles sont très au point mais les réponses des patients aux traitements varient beaucoup, je pars sur une immunothérapie, j’en ai sans doute pour un an, je commence à bien connaitre le centre de cancérologie du Phare Ouest qui soigne les vrais cowboys mais pas les coyotes à foie jaune (qui ont sans doute une hépatite), et je m'y habitue. La preuve, j'en parle. Mais ça me saoule. Je ne vais donc pas faire longtemps de la littérature sur mon voeu de silence. Ca ferait ricaner Dieu, comme l’observe Emmanuel Carrère dans « Yoga », lui qui persiste à se mettre en scène de livre en livre alors qu’il n’est jamais meilleur que quand il décrit d’autres vies que la sienne. Quand il louche et insiste sur ses propres défauts, ça devient gênant. 

J’ai longtemps fait un peu pareil sur ce blog, et je suppose que le résultat obtenu était du même tonneau, à part que je n’en ai pas tiré le moindre kopeck : c'est tragiquement hilarant pour les lecteurs en empathie, mais on plaint quand même l'auteur d'en être réduit à de telles orgies d'indiscrétions sur ses déroutes les plus intimes, sous couvert d'honnêteté.
Il n’y a guère qu’aux Alcooliques Anonymes, que la prise de parole en public sur notre maladie nous permet parfois de nous envoler en tirant sur nos lacets. C'est la magie de la thérapie de groupe. Mais l'homme se retrouve ensuite seul devant Dieu, devant la mort et devant son blog.
Sauf à vouloir devenir l’Emmanuel Carrère de l’indice de Breslow.
J'ai eu beau envoyer 10 € à Wikipedia, ils ont persisté à ne me donner que deux chances sur trois d'être encore là dans 5 ans.
La meilleure interaction que j'obtienne sur le sujet, c'est avec des gens qui sont passés par là, le reste du temps j'ai l'affreux sentiment d'être dans la victimologie, et d'attirer l'attention sur des phénomènes qui ne le méritent pas, sauf si c'est l'occasion d'une désidentification aux formes, mais pour l'instant, ça ne l'est pas.
Le seul message à caractère informatif de cet article, c’est que si vous vous êtes imprudemment exposés au soleil pendant des années sans crème anti U.V, et que votre femme trouve que vous avez une pustule bizarre qui éclot ici ou là, je vous suggère vivement d’aller consulter tout de suite, parce que ça s’étend très rapidement. Depuis l’épiderme, où il s’est discrètement installé, le mélanome creuse son chemin comme s’il connaissait déjà la maison, et après, pour lui faire comprendre qu’il est un hôte indésirable, c’est du boulot. Que je laisse aux spécialistes : la médecine est mieux armée que moi pour combattre la maladie, je la laisse faire son travail, et j'essaye de faire le mien, qui est de combattre mes représentations de la maladie. Et de mener une vie décente.
Implicit lyrics : si vous n'avez pas de femme pour dépister votre mélanome, trouvez-en une, toutes affaires cessantes. Ou un mec. Ou une entité humanoïde issue de la diversité LGBTQIA+, du moment qu'elle vous inspecte amoureusement les parties du corps situées dans l'angle mort de votre vision.
Ma femme m’a sans doute sauvé la vie, ce qui me contrarie fort : 
comment lui rendre la politesse ? 
hein ? quoi ? 
la bienveillance ? 
j’entends pas, j’ai mes acouphènes. 

En plus, au lieu de se tirer sur la nouille sur son blog, Gonzague c'est un homme d'action :
après ce puissant rituel de guérison, retour d'affection de l'être aimé 100% garanti !
Travaux occultes et maraboutage pour unir les couples. 
Devis gratuit, travail soigné. Appelez-le !


(Loukoum et Tagada® sont une création John et Jeannette Warsen®)

mercredi 7 octobre 2020

La lecture, c'est l'aventure (1)

"Peut-être que notre erreur, c'est d'avoir allumé la télé." m'avait dit ma femme quand je l'ai éteinte.
La télé, pas ma femme. 
J'avais trouvé ça magistral, comme réponse, d'autant plus que jusque-là, je n'avais encore posé aucune question, on avait juste regardé une série décevante, genre la saison 3 de Killing Eve, pathétique pantomime vidée de sa substance, et je ne me doutais même pas qu'on avait un problème, alors j'avais continué à télécharger comme un sourd. 

Eddie "Pandémiaou" Van Halen au Hellfest

(collection privée)

Faut dire que j'ai tant d'acouphènes que j'ai chaque jour l'impression d'être allé voir AC/DC hier soir, surtout à tribord, ce qui me rajeunit quelque part mais pas là où je pense, alors que la dernière fois que je les ai vus en vrai c'était en 1980, et que musicalement parlant j'aurais mieux fait d'aller voir Van Halen, dont le guitariste vient de nous quitter à 65 ans après « un long combat » contre le cancer, c'est ça les guitar-heros, moi j'ai un copain chanteur pas connu (mais pas oublié par ses potes, ni par ses potesses, poétesses plus ou moins azimutées car lui-même était beaucoup plus fractal qu'il ne le laissait croire) qui vient de nous quitter après une longue maladie qui fut plutô (chien de mickey, comme il avait coutume de dire) courte, certes il y eut combat mais je crois bien que mon copain l'a gagné, renonçant à son corps (parti en live vers l'amor) plutô qu'à ses idées sur la médecine, c'est peut-être pour ça qu'il n'a pas fini dans le journal, sauf dans le mien, j'en parlerai ailleurs, ou pas, anyway, pour l'instant, assez d'décès ! pourrait-on s'exclamer dans le Haut-Karabakh comme dans le Bas, sur la Terre comme au Ciel.

"Le désert n'ayant pas donné de concurrent au sable, grande est la paix du désert" disait Henri Michaux. Partout ailleurs, ça crisse et ça coince. C'est ce que je vois dans ma télé. Mais "peut-être que notre erreur, c'est d'avoir allumé la télé" : je m'en souviens, c'est ma femme qui m'avait mis la puce à l'oreille. Dit comme ça, il était clair qu'il ne restait à notre couple que très peu de séries à vivre. Voire même de mini-séries. Ils font ça maintenant, c'est bien pratique, on n'est pas obligé d'en regarder 5 fois 10 heures pour savoir s'ils se moquent du monde. Ou pas, comme le suggèrent les formateurs dans les stages de méditation de pleine conscience. Je dis ça sur le mode victime, mais devant une télé allumée on est souvent une victime consentante. Quand elle est éteinte, déjà moins.
Ma femme, pas la télé, est toujours d'une exquise délicatesse, et je lui en sais gré, quand elle explique à nos amis que tel le chasseur du Néolithique, je ne peux consommer dans ma télé que ce que j'ai rapporté de ma chasse, parce que c'est quand même un peu embarrassant, pour elle comme pour moi. Sans parler des invités, qui s'enfuient alors en hurlant/ricanant. Mais je ne me lancerai pas pour autant dans la rédaction d'un précis de psychopathologie du téléchargement. 
Je n'ai pas pied.
Mieux vaut la laisser éteinte.
La télé, quand elle se prend pour ma femme.
Elle a quand même été bien contente (ma femme, pas la télé) quand, bravant mes présupposés culturels, je lui ai fait montrer projeté Big little lies, par exemple, qui n'est finalement pas du tout un Desperate Housewives de bord de mer, comme y disaient dans Télérama, mais une étude plutôt bien écrite et joliment réalisée sur les violences conjugales, avec de très bons acteurs et actrices, et une épatante bande-son. 
Mais il faut disposer de 7 fois 50 minutes à investir en temps de cerveau disponible. 
Et qu'est-ce qu'on va faire de ça, si on n'est pas branché violences conjugales ?
Je voulais voir Big little lies pour Jean-Marc Vallée, qui avait signé Sharp Objects, il y rendait la laideur jolie, et pour Monterey, où on était allés avec ma femme et les enfants, mais sans la télé. 


Autre exemple : après avoir regardé la mini-série Devs en me disant que j'avais globalement perdu mon temps, que ça aurait pu tenir dans une nouvelle de SF de 150 pages, je me suis entêté, et j'ai voulu essayer Tales from the Loop, autre mini-série estampillée SF, mais là je me suis rapidement senti glisser le long du plan incliné d'une entreprise crapuleuse exploitant chichement la pente savonneuse de postulats rebattus comme de la viande froide :
"et si le temps s'arrêtait ?" 
"et si une gamine faisait un saut de 30 ans dans le futur et s'y retrouvait confrontée à elle-même plus âgée ?" 
"et si on pouvait intervertir les âmes et les corps ?" 
"et si Jonathan Pryce, l'immortel interprète de Sam Lowry dans Brazil, jouait un physicien quantique, vieillard neurasthénique arrivé au bout du bout, et qui le sait ? mais dis donc, la vache, il est aussi vieux que ça maintenant Jonathan Pryce ? mais alors, quelle heure il est-il donc ??"

Riven était une balade contemplative
à la recherche de ses clés de bagnole
Qu'il est doux et vénéneux de regretter l'époque où le progrès technique était synonyme d'avancée humaine : l'imagerie rétrofuturiste de Tales from the Loop, douillette et luxueuse, m'a de plus évoqué pour pas cher de l'heure des jeux vidéo tombés dans l'oubli comme Myst et sa suite Riven, souvenirs très chaleureux vu qu'on ne croisait âme qui vive dans ces mondes virtuels, sinon des fantômes, qui pullulent aussi de manière infectieuse dans Tales from the Loop.
L'esthétique années 80 nimbe l'uchronie mélanco-ramollo d'une patine contemplative qui finit par se confondre avec le message lui-même : le futur est fichu, nous ne retrouverons jamais ce que nous avons perdu, fuyons vers le passé, et restons-y, sous une forme ou sous une autre.
Est-ce là le message que l'Amérique veut s'envoyer à elle-même et partager aux abonnés payants des sites de téléchargement illégal qui croient niquer Babylone à peu de frais ? 
Autant Devs creusait sobrement son sillon dans l'essai cérébral sur le déterminisme et le libre arbitre en restant sec sur l'émotionnel, autant Tales from the Loop en dégouline, et pas du meilleur, je ne sais pas si vous avez déjà été dépendant affectif, je ne vous le souhaite pas, mais en visionnant les premiers épisodes, qui sont autant de petites historiettes autonomes et tristouilles, j'ai ressenti l'appel discret mais vibrant de la super-glu du chagrin, je n'ai pas pu dépasser l'épisode 4, série trop déprimante quant à la splendeur ternie du positivisme, sous couvert de fabulettes poétiques en spleen mineur. Et la lecture, dans tout ça ? j'y viens, j'y viens. Ce sont quand même toutes ces histoires d'amour ratées avec ma télé qui m'ont ramené vers les livres.

jeudi 24 septembre 2020

Loukoum et Tagada contre Mélanie Mélanome (1)

- Ca s'est bien passé ?
-Beueuâârrr...
Je ne suis pas encore prèt à évoquer mon "affection de longue durée" dépistée ce printemps, sans doute contractée à force de trainer dans le désert depuis trop longtemps en chantant "fuck la crème solaire", mais mon conseil du jour, c'est évitez de manger un cassoulet trop salé trop sucré avant d'aller faire un scanner du cerveau, parce qu'ils vous injectent une solution iodée qui file méchamment la nausée, et j'ai bien cru que j'allais repeindre le nouvel équipement tout neuf arrivé la semaine dernière. La prochaine fois j'irai à jeun.

(Loukoum et Tagada® sont une création John et Jeannette Warsen®)




samedi 29 août 2020

Coronavirus : pourquoi tant de contaminations et si peu de morts ?

Hier j'ai lu beaucoup trop d'articles d'essence conspi (rats sionistes) sur le coronavirus.
- j'ai retrouvé une revue qui m'avait irrésistiblement attiré dans le rayon du Super U de Lit-et-Mixe cet été, un peu comme la lumière bleue attire les insectes en fin de vie. Je l'avais feuilletée en tremblant, de peur de me souiller ou de me brûler, jusqu'au moment où j'étais tombé sur un slogan respirant l'intelligence : "mettre les masques ? plutôt crever" après quelques pages de fumeux baratin. C'en était assez pour la reposer sur le présentoir. Je n'étais pas client de ça. Quelques minutes plus tard, j'allais faire tomber le cache plastique du rétroviseur d'une voiture immatriculée en Allemagne dans le parking en passant un peu près avec mon caddie, le remettre, le revoir tomber à terre, et quitter la scène discrètement par peur de voir le conducteur arriver. Cet incident avait engendré une inquiétude et une honte à mon avis bien plus intéressantes que la revue interlope feuilletée : avais-je renoncé à tenter de réparer par peur d'une anicroche ou parce que le gars était allemand ? qu'est-ce qui avait déclenché ma peur ? j'avais ronronné quelques jours là-dessus sans arriver à grand chose à part amplifier ma honte. Et je ne suis pas Emmanuel Carrère, difficile de faire de la littérature là-dessus.

- j'ai observé la dérive générale d'un blogueur de fond soi-disant bouddhiste qui me semblait jadis intéressant sur certains sujets et qui semble devenu complètement zinzin. Mais comment un homme qui anime 8 blogs pourrait-il avoir conservé sa raison ?

Je me suis posé des questions, auxquelles cet article publié dans le Monde le 26 Aout a apporté un début de soulagement.
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DÉCRYPTAGES Le nombre de cas confirmés de Covid-19 augmente régulièrement depuis le milieu de l’été, mais le bilan humain reste relativement stable. Rien ne permet, pour autant, de prévoir la fin de l’épidémie.




Un peu plus de trois mois après la sortie du confinement en France, les chiffres de l’épidémie de Covid-19 continuent de rythmer le quotidien du pays. Une tendance s’est installée depuis le milieu du mois de juillet : le nombre de personnes positives au coronavirus SARS-CoV-2 est en hausse. Il retrouverait même, en apparence, un niveau comparable à celui atteint au plus fort de la crise.

Ce glissement n’est pourtant pas encore visible à l’hôpital : le nombre d’admissions en réanimation et le nombre de morts restent, à ce stade, à des niveaux bien plus faibles qu’au printemps.




Pour certains spécialistes, la dynamique actuelle de l’épidémie a de quoi tempérer les inquiétudes face au spectre d’une « deuxième vague ». « Le virus circule mais une épidémie sans malade, moi je ne comprends pas ce que c’est (…). Pour l’instant, il n’y a pas de signe majeur de crise, pour l’instant il n’y a pas de rebond », assurait ainsi l’épidémiologiste Laurent Toubiana, chercheur à l’Inserm, sur BFM-TV le 22 août.

Ce paradoxe interroge : la hausse des cas confirmés est-elle le précurseur de la « deuxième vague » tant redoutée de l’épidémie ou une simple donnée parmi d’autres qui ne devrait pas nous alarmer ? Passage en revue des possibles explications de ce phénomène.

Rien n’indique que la virulence du virus soit moindre


La découverte, à la mi-août, d’une mutation du coronavirus SARS-CoV-2 en Malaisie a relancé cette hypothèse, mais elle s’est révélée être une fausse piste : ce nouveau variant était déjà très majoritaire en France dès le mois de mars. A ce jour, rien ne permet donc d’affirmer que le virus est moins virulent que lors du premier pic de l’épidémie.

La chute de la courbe des morts observée dans plusieurs pays a pu laisser penser que le virus s’était affaibli de lui-même avec le temps. Le 24 août, sur l’antenne de France Inter, la chef du service maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, Karine Lacombe, a pourtant mis en garde :

« L’histoire d’un virus qui serait moins transmissible ou moins grave est une histoire totalement construite, on n’en sait rien pour l’instant. »

On teste nettement plus qu’au printemps

Au début de l’épidémie, la France réservait ses tests aux malades les plus graves. Impossible, dès lors, de recenser les nombreux malades légers ou asymptomatiques. Moins d’un cas de Covid-19 sur dix était donc détecté et comptabilisé pendant cette période, selon des études rétrospectives de l’Institut Pasteur et de l’agence de sécurité sanitaire Santé publique France (SpF). L’augmentation du nombre de tests de dépistage est une autre explication possible de la hausse du nombre de nouveaux cas détectés. En effet, plus on teste, plus on a des chances de trouver des porteurs du virus.




« Ce que l’on voit dans les chiffres des cas confirmés n’est que la partie émergée de l’iceberg », confirme l’épidémiologiste Catherine Hill, chercheuse à l’Institut de cancérologie Gustave-Roussy de Villejuif (Val-de-Marne). Avec 90 000 tests par jour en cette fin août, contre seulement 5 000 à la mi-mars, les chances d’identifier des personnes contaminées sont aujourd’hui plus grandes. Mais cette évolution empêche de comparer l’intensité de la circulation actuelle du virus avec celle du printemps.

La hausse récente du nombre de cas n’est cependant pas insignifiante. La proportion de personnes positives a sensiblement augmenté sur la période, passant d’environ 1 % par semaine en moyenne à la fin juin à plus de 3 % à la fin août. La multiplication des tests ne suffit donc pas à expliquer l’augmentation des cas.

Le virus circule davantage chez les plus jeunes, moins vulnérables

Pour Ségolène Aymé, directrice de recherche émérite à l’Inserm, la clé de compréhension de la situation actuelle est là : « Il n’y a pas à chercher des explications compliquées à ce décalage entre les courbes. Le virus circule sans doute à un niveau élevé, mais la dynamique est aujourd’hui chez les plus jeunes : c’est pour ça qu’il y a relativement peu de cas graves. Les personnes les plus à risques, notamment les plus âgées, se protègent mieux. »

Durant l’été, le virus a bien plus largement circulé à bas bruit chez les moins de 40 ans, dans des tranches d’âge où la part d’asymptomatiques est plus élevée et où les complications sont plus rares. Une évolution qui s’explique probablement par le fait que les plus âgés ont pris plus de précautions que les plus jeunes. On dit alors que le « patron de transmission » a changé.

Mircea Sofonea, maître de conférences en épidémiologie des maladies infectieuses à l’université de Montpellier, travaille actuellement sur la décorrélation entre le nombre de cas et le nombre de morts. D’après le chercheur, fin juillet, la létalité du Covid-19 a décliné de 46 % par rapport à ce qu’elle aurait été si le virus s’était transmis de la même manière qu’à la fin mai. « Quand vous changez un paramètre en cours de route, vous obtenez cet effet transitoire, indique le chercheur. C’est un artefact dans les données, qui a été soit complètement ignoré, soit balayé ; c’est pourtant une explication qui mérite d’être connue. »

La particularité de cette situation complique la prise de décision pour les pouvoirs publics. Le fait que le virus ait occasionné peu de morts ces dernières semaines peut inviter à l’optimisme, mais le risque de le voir se diffuser parmi des catégories de personnes fragiles, notamment âgées, est toujours présent. Or, la proportion de cas graves et la mortalité ont toujours été fortement corrélées à l’âge des personnes atteintes du virus (plus de 92 % des patients morts du Covid-19 avaient plus de 65 ans, selon SpF).

D’autant que l’on reste encore très loin du seuil de l’immunité collective, censé pouvoir restreindre efficacement la circulation naturelle du virus. A la date du 11 mai, entre 3,3 % et 9,3 % de la population française avait été infectée, selon une estimation de l’Institut Pasteur, avec de grandes disparités régionales. Ce chiffre doit aujourd’hui être révisé à la hausse, et reste disparate entre les départements où le virus circule activement et ceux qui sont moins touchés, mais il est encore loin de l’estimation des 50 % à 70 % requis pour freiner durablement l’épidémie sans mesures de contrôle.

Il faut plusieurs semaines pour constater les effets du virus

Il existe un décalage logique entre la hausse du nombre de cas détectés et celle du nombre de personnes hospitalisées, ou mortes, en raison des délais d’incubation (cinq à sept jours) puis d’aggravation de la maladie (sept à dix jours). « Il y a en moyenne environ trois à quatre semaines entre la contamination et le décès », explique Mircea Sofonea : quatorze jours entre la contamination et l’hospitalisation, puis huit à seize jours avant l’éventuelle mort, « selon la prise en charge ou le profil des patients ».

Si le virus parvient à davantage circuler chez les personnes à risques et dans les tranches d’âge les plus élevées à la faveur de la rentrée, il est très probable que le nombre d’hospitalisations et de décès augmente avec un tel décalage. Une inertie qui, pour de nombreux observateurs, altère la perception du danger par le grand public et complique le pilotage de la crise sanitaire.


Covid-19 en France : un décalage temporel entre cas, hospitalisations et morts

Moyenne glissante (sur sept jours) des données quotidiennes de l'épidémie, visualisées selon un indice allant de 0 à 100 (correspondant au pic).




Plusieurs autres signaux attestent tout de même d’une circulation large du virus. D’une part, bien que modeste, la courbe des hospitalisations a recommencé à progresser ces dernières semaines.





D’autre part, les cas reliés à des « clusters » (des foyers de contamination identifiés) sont très largement minoritaires, selon les données de SpF : la plupart des contaminations ne sont donc pas suivies par les autorités sanitaires. « Cela veut dire que le virus n’est pas maîtrisé et cela ressemble à une épidémie partie pour s’installer dans la durée. C’est quand même très dangereux », observe Ségolène Aymé.

On prend mieux en charge les malades hospitalisés

« Cela joue vraisemblablement en partie, confirme sur ce point l’épidémiologiste Ségolène Aymé. On a fait des progrès dans la prise en charge des patients au début de la maladie, mais nous sommes incapables pour l’heure d’en mesurer les bénéfices précisément. »

Au-delà des différences observées dans la dynamique de l’épidémie, notamment parmi les populations touchées, les connaissances accumulées sur le Covid-19 au fil des mois ont vraisemblablement permis d’améliorer la prise en charge de la maladie – à commencer par la gestion des « tempêtes immunitaires ». La décrue qu’ont connue les hôpitaux français a aussi vraisemblablement contribué à améliorer les soins par la suite.

Ces progrès concernent surtout l’aspect pratique de la prise en charge des patients, et la façon d’anticiper leur « trajectoire » clinique en cernant les profils les plus à risque. Pour l’heure, aucun traitement thérapeutique contre le SARS-CoV-2 n’a encore montré des preuves solides d’efficacité, et les vaccins devraient se faire encore attendre pendant des mois.

La dynamique estivale de l’épidémie s’explique par une accumulation de plusieurs facteurs, qu’il convient de comprendre pour ne pas sous-estimer ou écarter à tort le risque d’une « deuxième vague » possible à l’automne. Il est aujourd’hui trop tôt pour savoir comment la rentrée de septembre affectera la circulation du virus, et si la recrudescence des cas précédera un retour au niveau de mortalité observé au printemps.