dimanche 20 août 2006

Culpabilité, poisson mort, deux cafés et l’addiction

Saperlipopette ! Flo vient de remettre les pendules à l’heure sur culpabilité & responsabilité, et me renvoie à mes anciennes façons de noyer le poisson, tout en suggérant de nouvelles recettes pour l’accomoder.
Il y a 15 ans, j’ai écrit un texte intitulé "poisson mort" :

“La plupart des choses qui font bander mes contemporains me laissent d’une indifférence de poisson mort, ce qui ne manque pas de m’intriguer ; toutes les déviances, les perversions par lesquelles les gens réussissent à accepter les merdeux compromis avec la réalité sont impuissants à me faire courir après ma queue. Autrefois, j’ai moi aussi couru deci, delà, quémandant compliments et me satisfaisant des rêves des autres, mais depuis un temps que je me refuse à mesurer tout cela s’en est allé. Je suis allé en parler à un psychiatre, qui au bout de quelques séances a diagnostiqué une réaction naturelle de mon Surmoi : pour compenser mon sentiment d’infériorité par rapport aux autres, je dévalorisais les attraits du monde extérieur. Je n’ai pas osé lui demander si c’était le même genre de complexe qui l’avait poussé à choisir cette profession plutôt qu’une autre ; les intuitions les plus justes et les plus généreuses de ma jeunesse ont engendré une jolie guirlande de désastres personnels dont je continue de payer les conséquences : dans ce monde - ci, il n’y a pas de justice immanente mais tout se paye, et au prix fort. Je ruminais ce genre de pensées délétères en me rendant à l’enterrement de mon grand-père, décédé dans sa quatre-vingt deuxième année après avoir eu à subir tous les outrages de la vieillesse plus quelques inédits que Dieu, dans son Infinie Turpitude, avait décidé de lui envoyer sur la fin pour lui donner de quoi méditer pendant une interminable agonie. Parfois, je m’éveille au milieu de la nuit pour m’apercevoir que je ne suis plus qu’un magma de personnalités disparates retourné au chaos primaire, un brouillard de sensations amalgamées autour d’un effet de conscience induit, celui d’avant les crispations identitaires.
Potentiellement n’importe qui, virtuellement tout le monde. Je me prends alors de sympathie pour les morts, dont je me dis qu’ils doivent ressentir à peu près la même chose: le rébus de leur vie s’étant déroulé jusqu’à son achèvement, ils ont fusionné leurs consciences individuelles avec le Cosmos, ne laissant derrière eux qu’étrangers affligés. Mon psy m’a recommandé de laisser tomber ce genre de conneries de fusion avec l’univers si je voulais progresser dans la thérapie. Je progresse indéniablement : la dernière expérience métaphysique que j’ai eue, c’est en essayant d’attraper à pleines mains du linge mouillé dans ma machine à laver, pieds nus dans ma cuisine. J’ai enfin compris à quoi servent les prises de terre, et aussi pourquoi mon âme en manque ressent aussi fortement la nostalgie de l’électricité. La morsure de la cigarette, aussi prometteuse d’énergie que décevante après-coup, a le don de me séduire. Je ne me lasse pas de m’en lasser vingt fois par jour.
Je me rappelle chaque matin que si je me suis réincarné en ***, c’est pour des raisons bien précises : je suis venu sur Terre pour manifester plus de compassion que mon père n’en a eu pour moi en m’engendrant. L’ironie est une arme précieuse dans ce genre de grand moment de désarroi moral , à condition de ne pas la braquer sur sa propre tempe. J’exerce le douteux métier de monteur vidéo, qui consiste à se faire croire (et à faire croire aux autres) qu’on est créatif alors que notre rôle se limite à celui d’un presse-boutons. J’en retire un bon salaire chaque mois, bien que je sois indépendant et que je ne travaille qu’environ quinze jours par mois. Je suis accro des jeux vidéo. Avant, j’étais alcoolique, ça fait quand même moins mal à la tête. Je fais des conneries sans nom, après quoi je manque de couilles pour dénigrer les travers de mes contemporains. J’envisage le maniement des concepts philosophiques comme un art à part entière, mais personne ne s’est jusqu’à présent porté acquéreur de mes interminables ruminations.”

Bien sûr je lisais trop Philip Dick période "trilogie divine" : ce n’est pas de la métaphysique, mais du désarroi émotionnel qui instrumentalise une certaine idée du fatum (mot emprunté du Latin, pour signifier le destin dans la doctrine des Fatalistes) et je ne me mouchais pas du pied. Inspiré par mes maîtres de l’époque, j’aspirais au désastre, tentative pataude de le conjurer tel l’anhédoniste moyen.
Arriva ce qui devait arriver.
Si l’on revient à ma petite histoire de saxophoniste, et en suivant la ligne tracée par vos commentaires, si je ne puis obtenir le pardon de N., et faire la bonne affaire psychique qui motivait sans doute la reprise de contact, il est évident que j’ai intérèt à m’offrir le mien, parce que c’est tout ce que je peux faire de cette histoire qui malgré mes tentatives de réactivation est aussi achevée aujourd’hui qu’à l’instant même où la voiture a quitté la route. Je ne crois pas trop aux éventuels remords : c’est parce qu’on croit qu’on aurait pu agir différemment; on vaut bien mieux que ça, évidemment, on n’a pas eu de bol, on n’a pas fait gaffe, etc. Aucune des causes contributives de cet accident ne va me délivrer de sa responsabilité, avec laquelle je cohabite (le cri d’amour du crapaud) malaisément depuis ce temps. Tenter de réactiver des liens morts de par mon silence persistant de deux décennies n’était sans doute pas une bonne idée. On risque de constater que morts, ils le sont, et qu’ils persistent à l’être. Mon frère, qui avait pressenti le truc, a tenté de m’avertir. La démarche du pardon aurait peut-être gagné en efficience si je m’étais au préalable, un nombre raisonnables d’années après la catastrophe, fendu d’un chèque de 2000 euros envers l’ami allemand dont j’ai détruit le véhicule qu’il n’avait pas assuré, et d’un autre d’un montant inquantifiable envers N. dont les souffrances furent indicibles. C’est trivial, ça n’aurait pas fait taire cette "mauvaise conscience" que je vois comme le rappel désagréable que mes actes ne sont pas toujours à la hauteur de mes prétentions, mais ça aurait mis un peu de beurre dans leurs épinards. Comme je n’ai rien fait de tout cela, inutile d’épiloguer, dit-il en épiloguant, mais comme dit Flo, "j’essaie de ne pas le faire, mais parfois je le fais. Il n’y a rien à justifier, je suis égoïste et pas spécialement fière de l’être."


samedi 19 août 2006

Reconnaissons notre besoin de reconnaissance (1)


J’ai révé que mon voisin d'en face, aimable septuagénaire, nous hébergeait quelques temps et m’apprenait qu’il avait été lui aussi porno-addict, d’ailleurs il postait régulièrement sur l’ancien forum d’Orroz. En fait il se dévoilait d'entrée, en m’appelant sans préambule par mon pseudo, en se marrant doucement de cette rupture pacifique d’anonymat : "alors, john warsen, comment ça se passe, cette première année d’abstinence ? -Sans déconner, jean-pierre, t’en étais aussi ? (comme si on avait fait la guerre ensemble… et qu’on en était revenus entiers tous les deux.) Alors, t’étais qui, toi ? c’était quoi ton pseudo ? (comme si c’était important.)

Le besoin de reconnaissance s’exprime ici sous une forme contradictoire : il s’agit à la fois
- d’appartenir à une communauté humaine fondée sur un objectif désirable (la cyber-sobriété sexuelle)
- et de s’en distinguer par la manifestation de qualités individuelles spécifiques, si possible en étant à ce titre adoubé par ses pairs.
Le sentiment de fraternité est-il alors au service de l’égo, ou l’inverse ? A la limite, on s’en moque, du fait que le but est atteint : l’issue de la lutte pour l’obtention de l’abstinence cyber-sexuelle est certaine, le désir fusionnel et le besoin d’individualité font alors bon ménage puisqu’ils se renforcent mutuellement.

mercredi 16 août 2006

La Vue

Il y a 15 ans, longtemps après cet accident de voiture où nous fûmes, moi et mes compagnons d’infortune, ramassés à la petite cuiller au fond d’un canyon ibèrique, je rêvai que mon père subissait une tragédie analogue. Sortant par miracle d’un désastre routier, il m’annonçait le terrible drame en vacillant dans son peignoir de convalescent. Soucieux de me faire compatir à sa souffrance, au mépris de sa pudeur et de sa fierté, il écartait alors prudemment les pans de sa robe de chambre, et me laissait entrevoir la sinistre vérité : dans l’accident, son sexe avait été tranché à la base et était profondément enfoncé dans son anus. Troublé par cette mutilation mortifère, je me réveillai derechef et narrai immédiatement ce songe à ma femme, qui dans les limbes d’un demi-sommeil, me répondit en maugréant "mmmmhgrmbl... c’est normal, ton père c’est un auto-enculé", puis elle se tourna de l'autre côté, et se rendormit aussi sec.
C’est depuis cette nuit d’épouvante que je sais que ma femme dispose de la Vue, qui la dispense de toute pratique spirituelle.


Commentaires

  1. Mwhahaha ! Là c’est pas possible, tu nous fais marcher ! ;-) ))
    En tous cas, c’est le rêve le plus rigolo que j’ai jamais lu. Et comme le disait Corneille, le vrai n’est jamais vraisemblable. Ou un truc comme ça. Ou bien il l’a pensé très fort.
  2. Je retombe ici suite au lien placé dans ton dernier post. En fait si on y voit clair, on voit que les gens ne font que s’auto-niquer. Avec l’ami de ma mère l’autre jour, à un moment il était de tellement mauvaise foi que je me suis dit “Tu peux tjs essayer de me mentir, mais à toi tu ne peux pas mentir et la vérité va te revenir en pleine gueule, d’autant plus fort que tu la nies maintenant”. Et à la fin du repas, alors qu’on n’en parlait plus, il a soudain reconnu piteusement que le bonheur matériel était bien superficiel - après avoir juré dur comme fer qu’il était bien réel, et suffisant.
    C’est évident pour moi qu’il se sentait super mal de son mensonge au moment même où il mentait (fallait voir comment il tordait sa serviette), et que c’est ce malaise qui l’a obligé à avouer la vérité finalement. C’est ce que j’appelle s’auto-niquer.
  3. il a de la chance d’avoir osé l’admettre à la fin du repas, nous connaissons tous des gens qui même à l’approche du trépas reculent devant les évidences… merci à l’effet-boomerang de l’auto-nication quand il nous invite à éviter de perdre du temps avec les mensonges.
  4. quelques méthodes éprouvées d’auto-nication (il met en référence Watzlawick qui en avait très bien parlé dans les années 70)
    http://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2007/12/08/autosabotage-galere-garantie-2/
  5. Tiens dans le sous-titre de ton blog, tu pourrais ajouter “auto-nication(R)”, à côté d’auto-addiction(R).
  6. ben justement je ne me sens pas de privatiser le terme auto-nication® qui me préexistait et qui me survivra, cf Watzlawick (même pour “auto-enculé” que je n’utilise quand même pas tous les jours, je verse des royalties à ma femme) alors que auto-addiction®, même si tu m’as aidé, je sens bien que c’est mon bébé et que personne ne va le réclamer… et puis mes capacités à me nuire ont elles aussi leurs limites.

mardi 15 août 2006

La vie met longtemps à devenir courte

Il y a 20 ans, quand j’ai brièvement interrompu mes études pour devenir idole des jeunes et artiste de variétés, après 6 mois de répétitions acharnées dans une cave fétide et un concert d’adieux prématurés au music-hall qui rassembla un nombre incalculable de 45 personnes dans la salle des fêtes de Castelnau le Lez, la saxophoniste du groupe dans lequel j’officiais comme guitariste me proposa une excursion en Espagne : son petit ami allemand du moment débarquait au volant d’une Mercedes 220 D flambant neuve, et elle n’était plus très certaine de vouloir passer 10 jours en tête à tête avec lui. J’étais embauché comme chauffeur d’occasion et bon copain-zône tampon au cas où leur relation deviendrait tendue. Au bout de trois jours, je nous plongeai tous les trois dans un ravin catalan de 17 mètres de profondeur. Louée soit l’industrie automobile allemande, car je m’en tirai avec un bras et une mâchoire cassés, l’allemand avec un trauma crânien sans gravité, bien que pour un allemand l’impossibilité de boire de la bière puisse à la longue être incapacitante, mais N. morfla assez sévèrement : la moëlle épinière pincée, une jambe cassée et l’autre paralysée, elle dût subir les années suivantes un certain nombre d’opérations chirurgicales importantes qui la laissèrent boitillante.
La vie et ma mauvaise conscience nous séparèrent, et je n’eus pendant 20 ans que des nouvelles en pointillé, par mon frère musicien.
Cet été, je me repointai dans la région, et l’appelai au téléphone, me prétendant désireux de la revoir. Au bout d’un long silence géné, elle m’avoua qu’elle n’y tenait pas tellement. Dans l’impasse, je n’eus pas la présence d’esprit de lui balancer un expiatoire et provocateur "j’ai foutu ta vie en l’air, tu peux bien m’offrir un café", et le pardon n’est pas quelque chose qui se négocie aisément au téléphone. Surtout que j’avais vraiment envie de savoir ce qu’elle était devenue. Sur le moment, ça a bien fait marrer mon fils, qui ne m’avait jamais vu me prendre un râteau avec une fille. Après, je me suis dit que j’aurais pu donner des nouvelles de temps en temps au lieu de nous mettre dans cette situation à la con, mais que si elle ne peut me pardonner, ou pardonner mon silence, c’est son problème.
Dans la vie, y’a des trucs qu’on peut pas réparer. Quand c’est pété, c’est pété.
L’humilité consiste à accepter ce qu’on ne peut changer, et à changer ce qui peut l’être.

_________________________

En ce qui concerne le présent, retour aujourd'hui de 3 semaines de célibat quasi-monastique, mais avec enfants, parents, beaux-parents, oncles veufs abandonnés sur le bord de l’autoroute de l’information, en testant les leçons évoquées ici, en essayant de ne pas trop songer à me faire ainsi "dispenser de leurs faiblesses ou de leur difficile destin", sinon ça marche pas, tout en évitant de m’y identifier à outrance, avec dans l’idée qu’à l’âge où la vie continuera mais où on la regardera passer assis sur un banc, ça sera chouette d’avoir quelques bons souvenirs.
En attendant les bardös.
Et comme le dit Peter Sloterdijk : "Il faut distinguer un pessimisme méthodologique d’un pessimisme existentiel. Le pessimisme méthodologique s’impose parce que penser au pire est le fondement même de l’analyse. Mais le métier de professeur consiste à penser au pire tout en menant une vie heureuse. J’ai bien essayé, comme personnage psychologique, d’être aussi désespéré que les théories que je tenais des maîtres de notre génération. Il m’a fallu vingt ans pour retrouver la capacité de méditer le pire tout en adoptant une attitude existentielle tournée vers le bonheur. Car le devoir de l’homme est d’être heureux. Si on veut échapper au piège du ressentiment, il faut vouloir le bonheur."

Commentaires

  1. …dur…mais il me semble que le plus fort des pardons est celui qu’on s’offre à soi-même.

  2. Ce n’était en effet pas une très bonne idée de la revoir 20 ans après. Et encore une chance que tu n’aies pas eu la présence d’esprit de etc., tu te serais senti obligé de lui retéléphoner 20 ans plus tard pour t’excuser de cette remarque déplacée.

    Le passé c’est le passé et tu ne peux pas changer un truc qui s’est produit, qui plus est contre contre ta volonté, il y a vingt ans.

    Un petit conseil: relis ton article précédent sur Ulysse et Personne. :p

  3. 8ème étape du programme AA ?
    justement, on en a parlé lundi dernier ! t’as fait la démarche, ça n’a pas marché. L’action n’est pas toujours suivie de la réaction, surtout, comme le dit Dado, 20 ans après. Je ne me vois pas, pour ma part, appeler la copine à ma soeur à qui j’ai bouzillé la dentition de la machoire supérieure suite à l’accident de la voiture que je conduisais. C’était il y a encore plus longtemps que toi, c’est à dire 25 ans ago. De plus, ma soeur n’a plus de nouvelles de cette copine depuis très très lontemps. En y réfléchissant, j’ai quelques remords qui ressurgissent. Bah, ça passera. Et puis, j’ai encore pas franchi le cap de la première. Alors, la huitième !!!!!!

  4. On ne peut pas réparer ce qui s’est produit dans la matière (les corps) mais on peut réparer ce qui s’est produit dans l’esprit, en l’occurence : la culpabilité. Peut-être en te disant que:
    1/ elle était à l’origine de la triangulaire qui a conduit à l’accident
    2/ tu as fait la démarche du pardon
    3/ elle n’a pas voulu pardonner
    Donc, ça lui appartient et pas à toi.
    Maintenant, si la culpabilité persiste c’est qu’il y a autre chose…

  5. “1/ elle était à l’origine de la triangulaire qui a conduit à l’accident”
    ‘tain j’adore ! Vas-y John, fais-lui porter le chapeau, à cette &$% ! C’est de sa faute !
    Apparemment il y en a qui vont mettre du temps à comprendre qu’autrui n’est jamais responsable de nos actes. Sinon c’est la porte ouverte à toute justification et il n’y a aucune libération possible dans la justification.

  6. merci à tous pour vos honorables contributions. Ca me donne plein d’idées pour de nouveaux articles, car j’ai toujours peur de manquer de matière ;-)

lundi 14 août 2006

Clinique de la raison si nique

Il y a 15 ans, (difficulté actuelle à ne pas commencer mes phrases par ce tic verbal "il y a 15 ans", "il y a 20 ans", "il y a 25 ans" comme s’il ne m’était rien arrivé de notable depuis) j’ai recopié d’une main tremblante le texte suivant dans un grand cahier noir : " Le désir « d’identité » semble être la plus profonde des programmations inconscientes, tellement cachée que pendant longtemps elle échappe même à la réflexion attentive. En quelque sorte, un « quelqu’un » formel est programmé en nous comme porteur de nos identifications sociales. Il assure en tous lieux le primat de ce qui m’est étranger à ce qui m’est propre; là où le moi semble être, les autres étaient là avant moi pour m’automatiser par ma socialisation. La vraie expérience que nous faisons de nous-mêmes, dans un n’être personne originel, reste enseveli dans ce monde sous le tabou et la panique. Au fond, aucune vie n’a de nom. C’est le "personne" en nous, conscient de lui-même - il ne reçoit nom et identité qu’à sa "naissance sociale" qui demeure la source vivante de la liberté. C’est le "personne" vivant qui, en dépit des atrocités de la socialisation, se souvient des paradis énergétiques au-dessous des personnalités. Son principe vital, c’est le corps doué d’une présence d’esprit que nous devons appeler non pas nobody mais yesbody, et qui, au cours de l’individuation, est à même de passer du narcissisme réflexif à la découverte réfléchie de soi dans la totalité du monde. Mais si jusqu’à présent des incursions mystiques dans ces zônes les plus intérieures du vacuum préindividuel étaient l’affaire exclusive de minorités méditantes, il y a aujourd’hui de bonnes raisons d’espérer que pour une telle "Aufklärung" se trouveront aussi, enfin, des majorités dans notre monde déchiré par des identifications en lutte. Il n’est pas rare qu’il soit indispensable, dans l’intérèt de la simple survie, de pouvoir être personne, comme l’Odyssée le montre dans son passage le plus grandiose et le plus drôle. Au moment décisif de son errance, après s’être enfui de la caverne du Cyclope aveuglé, Ulysse, le héros grec doué de présence d’esprit, crie à ce dernier : c’est Personne qui t’a aveuglé ! C’est ainsi qu’on triomphe de la mono-ocularité et de l’identité. Par ce cri, Ulysse, le maître de l’auto-conservation astucieuse, atteint le sommet de la présence d’esprit. Il quitte la sphère des causalités morales primitives, le piège de la vengeance. Dès lors, il est à l’abri de la jalousie des Dieux. Les Dieux se moquent du Cyclope quand il les exhorte de le venger. De qui ? De Personne ? Cela était et restera l’utopie d’une vie consciente dans un monde où chacun peut s’arroger le droit d’être Ulysse et de laisser vivre le "personne" en dépit de l’histoire, de la politique, de la citoyenneté, de l’être-quelqu’un. Sous la forme de son corps éveillé, il doit commencer l’errance de sa vie qui ne lui épargne rien. Exposé à un danger, l’homme doué de présence d’esprit redécouvre en lui son "n’être personne". Entre les deux pôles du n’être personne et de l’être quelqu’un se tendent les aventures et les vicissitudes de la vie consciente. En elle disparaît définitivement toute fiction d’un moi. C’est pourquoi c’est Ulysse, et non pas Hamlet, qui est le vrai ancêtre de l’intelligence moderne et perpétuelle". Peter Sloterdijk, "Critique de la raison cynique" J’envisageais de me gausser doucement de ce texte, de ses fulgurances brumeuses, de ses voeux impies et impuissants à faire advenir un "éclaircissement" conjuré phrase après phrase par une imbitabilité qui fleure bon l’hermétisme et la claustrophilie philosophiques - alors que Michel Onfray casse la baraque avec sa langue claire et précise bien qu'à mon avis inutilement revancharde. Au passage, j’aurais ricané de ma propension à m’embarquer pour nulle part à bord de navires théoriques qui prenaient l’eau avant même d’être sortis du port, (le bouquin de Sloterdijk fait 700 pages du même tonneau), et puis… bien que le nombre de ses disciples réalisés soit sans doute très réduit, je suis tombé sur une interview du bonhomme qui met un peu de lumière dans sa soupe, et j’ai réfléchi que ce texte me parle quand même de quelque chose que je ne méconnais pas entièrement : les "paradis énergétiques au-dessous des personnalités", bon sang mais c’est bien dur ! sont ceux que j’ai arpentés fiévreusement, titubant sur les trottoirs glissants du cyber-porno, mon "être-quelqu’un" réduit à un oeil, une main sur la souris et l’autre dans le froc, et de ma fenètre, aujourd’hui, il me semble bien que le "n’être personne" trouve une application concrète dans le fait que pour s’en sortir, il faut se faire si petit que le porno ne puisse nous trouver. Avec l’humilité substituée à l’humiliation, évidemment. Mais il est difficile de faire le malin et de rester humble en même temps. Aujourd’hui je fais le malin, on fera un point sur l’humilité demain.

Commentaires

salut john..

fallait pointer du doigts ce qu’il fallait regardez…

j’aurais pas trouvez..

“O Theuth, découvreur d’arts sans rival, autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d’un art, autre celui qui l’est, d’apprécier quel en est le lot de dommage ou d’utilité pour les hommes appelés à s’en servir ! Et voilà maintenant que toi, en ta qualité de père des lettres de l’écriture, tu te plais à doter ton enfant d’un pouvoir contraire de celui qu’il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir”

je trouvais bizarement ces deux textes complementaires…

(source cf :http://www.decroissance.info/Les-illusions-de-la-techno)

mardi 25 juillet 2006

Je veux du nougat



Ma soeur devait avoir 5 ou 6 ans et c’était la chouchoute à son papa. Nous, les garçons, on était un peu jaloux et observions dubitatifs cette discrimination positive, mais y’avait pas grand chose à faire, et puis on se tapait suffisamment dessus - 18 mois nous séparaient - pour avoir de quoi se distraire. Un soir, v’là qu’la soeurette part abruptement sur une idée fixe : "Je veux du nougat". (un peu comme "les seins des femmes" du post précédent)
Absence de friandise dans la maison n’empèche pas le désir de se manifester avec force.
Il veut souvent s’éprouver lui-même, bien qu’il prétende tendre à sa satisfaction.

"Je veux du nougat".
-On t’a dit qu’y en a pas.
"Je veux du nougat quand même."
-Ca commence à bien faire.
"Je veux du nougat ! Je veux du nougat ! Je veux du nougat !"
Bien qu’inconcevable eu égard au traitement de faveur dont elle jouissait alors, la chute est prévisible : devant la réitération insensée du mantra, mon père finit par lui mettre une méga-fessée et zou, au lit.
Braillements inconsolables.
Il remonte dans sa chambre :
"Et maintenant, tu veux encore du nougat ?"
Elle, entre deux sanglots, et d’une voix hachée :
"Hou-ou-ui-ui-ui !!! "
Ce fut le seul épisode vraiment psycho de ma soeur, qui s’arrangea ensuite pour avoir des désirs mieux adaptés à ses ressources, dût-elle se les créer.
Quelle ne fut pas ma surprise, bien des années plus tard, d’entendre Brigitte Fontaine sortir "le nougat", qui raconte à peu près la même histoire.
Il y en a aussi une variante chez Goossens, mais il faudra que je la retrouve dans mes vieux Fluide Glacial à la rentrée.
On a le temps.
Le désir de nougat a un peu perdu de sa lancinance.
J’ai redécouvert le chocolat.


Commentaires

  1. La quête de l’état de chouchoute à son papa peut faire des ravages quand on devient grande fifille.
    Il faut juste apprendre à s’auto-individuer. Chez moi, c’est pas une mince affaire mais avec du temps et de la persévérance, on arrive à tout.
    J’ai pu, grâce à ton post, revenir sur des souvenirs d’enfance que je croyais oubliés. Mais sans doute les avais-je occultés pour moins me responsabiliser.
    En tout cas, merci pour ton post. Il a fait du bien à une ancienne chouchoute à son papa qui enfin accepte cet état par rapport à un frère et une soeur qui s’en fichent bien de savoir s’il y en avait un ou une que le soi disant papa préférait.
    Accepter ce qui a été mais qui ne sera plus.
    Et puis, au fait, merci pour ton lien sur ton blog d’avant les vacances. J’ai apprécié l’intention-;)

  2. y a t’il une vie avant la mort ?
    y a t’il une mort avant la vie ?
    y a t’il une vie avant la vie ?
    y a t’il une mort avant la mort ?
    y a t’il une vie après la mort ?
    y a t’il une mort après la vie ?
    y a t’il une vie après la vie ?
    y a t’il une mort après la mort ?

lundi 24 juillet 2006

Au commencement des temps





Il n’échappera à personne que cette planche de bédé a été conçue et réalisée par une femme.
Vive les femmes, donc.