Affichage des articles dont le libellé est faire du déchet une ressource. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est faire du déchet une ressource. Afficher tous les articles

mercredi 11 novembre 2020

Légendes d'automne : l'omelette aux girolles

Omelette aux girolles, l'expérience interdite :
Ce film a bien failli être interdit lui aussi.
Trop provocateur vis-à-vis du nouvel ordre sanitaire et moral. 
J'ai même entendu parler d'un Rimpoche tibétain
à qui ça avait fait passer le goût des champignons.
Il fait très doux, en ce mois de novembre de reconfinature au petit déjeuner. 
Anormalement doux, pourrait-on dire si on trouvait quelque chose de normal à quoi comparer cet automne, singulier à bien des égards. 
L'hiver sera sans doute encore plus doux que du beurre doux, mais aussi beaucoup plus rude, car dans le jardin, mon fils déterre torse nu les racines des figuiers que j'ai désignés à son hubris et à sa hachette. 
Ca ne trompe pas : quand enfant de l'homme blanc tronçonner torse  nu, pas beaucoup rigoler en perspective.
En tout cas, je vais rentabiliser son séjour; en voilà un qui ne sera pas venu se confiner chez ses parents pour rien, et qui ne repartira pas chez lui les mains vides, mais bien pleines d'ampoules. 
Par ces tiédeurs, la forêt du Gâvre doit regorger de cèpes et de chanterelles, qui imploreraient d' être ramassées de leur petites voix flûtées, si la Préfecture autorisait les balades en forêt. Car sinon, pourquoi Dieu aurait-il créé les champignons ? je veux dire, à part les amanites tue-mouches, qui, au Néolithique, étaient sans doute une variété parmi d'autres de confiserie hallucinogène et divinatoire pour le chaman de la tribu, qui lui permettait d'entrevoir à travers les portes de la perception (H = 180 x L = 73 cm) que dans un lointain avenir, l'Homme inventerait le blog, qu'il trouverait ça bon, mais que sa femme serait obligée de lui envoyer un mail pour qu'il qu'il revienne à table pour déjeuner. Et le chaman avait ensuite bien du mal à retranscrire ses visions auprès du reste de la tribu, dans un langage articulé, certes, mais ne comportant que 50 nuances de grrr...ognements. 

Question d'aller aux champignons, cette année, c'est un peu "en novembre, touche ton membre" : la cueillette reste interdite à 135 € d'amende au moins jusqu'à début décembre (en décembre, suce du gingembre) et j’en suis réduit à acheter des trompettes de la mort (c'est un champignon très comestible, pas un disque de darkjazz nordique) au marché du village pour confectionner des omelettes aux patates améliorées. C'est des problèmes de riche, mais quand même, je me demande si je ne vais pas rejoindre le front de gauche.

La Préfecture envisage d'interdire aussi la diffusion des photos de sous-bois feuillus, 
dont la contemplation serait bien trop suggestive et même carrément néfaste
aux mycologues amateurs aussi désappointés que les Mélanchono - Trumpistes.

Dans ma boite mail ce matin, je trouve un article un peu tapageur, sur un site incertainement scientifique mais peu suspect de complotisme car ses parrains sont assermentés par l'évéché :
" Les champignons hallucinogènes 4 fois plus efficaces que les antidépresseurs ?" 
Prenez le temps de le lire, ça m'évitera un résumé tronqué et frauduleux. Selon une étude parue dans (pi)JAMA Psychiatry, la psilocybine, une substance que l'on trouve dans les champignons hallucinogènes, améliorerait rapidement et avec une grande ampleur les symptômes de la dépression grave... L'article vante les qualités de ce psychotrope estampillé Nature et Découvertes mais reste très en surface de son sujet, et donne surtout envie de cuisiner une omelette farceuse (et baveuse à point) à Emmanuel Carrère pour qu'il n'écrive plus jamais Yoga

Ah dis donc moi qui savais pas
quoi m'offrir à Noël y'a 5 minutes !
Merci Wiki, merci Amazon !
De mémoire, le LSD avait lui aussi été conçu dans un but thérapeutique. 
Je découvre en passant que c'est le même chimiste qui est dans le coup; je ne regrette pas mes 10 € envoyés à wikipedia.
En passant et repassant sur ces articles, je note que la psilo est naturelle, qu'elle a été isolée par Hoffmann dans des champignons mexicains, que sa synthèse est difficile et onéreuse, alors que le LSD-25 est un dérivé de l'ergot de seigle, un autre champignon, parasite du seigle. Mais c'est un produit de synthèse, qui n'a pas le label Agriculture Biologique.
Il est pourtant scientifiquement prouvé que les gens qui ont cru pouvoir s'envoler du 4ème étage après en avoir absorbé ont été définitivement guéris de leurs névroses, ainsi que du reste de leurs pathologies. Alors qu'avec la psilo, d'après mes souvenirs, on se gondole en même temps que les motifs floraux de la tapisserie du salon, sans plus. Mais les variétés bretonnes sont dix fois moins chargées en principe actif que leurs cousines sud-américaines.

Cet article m'a été posté par un ami qui a tellement pris de Final Cut Pro X, un logiciel de montage puissamment hallucinogène, surtout quand on active les proxys, qu'il voit désormais des renards partout, mais lui il s'en fout, car il vit en forêt et peut se signer des dérogations à tire-larigot si la fantaisie lui prend d'aller ramasser des girolles psychédéliques qui ne font pas rire quand elles prédisent un futur nuancé et incertain à l'espèce humaine, mais le pangolin et la chauve-souris géreront peut-être mieux les ressources de la planète que les fondés de pouvoir de la banque Lehman Brothers ne le firent avec nos sous en 2008.

On peut dire la même chose des girolles.
Dans un autre article tiré du même site, selon le principe du titre accrocheur qui ne tient pas ses promesses : "Dépression et tabagisme, la faute à l'Homme de Neandertal"  
"Notre principale conclusion est que l'ADN de Neandertal influence des traits cliniques chez l'Homme moderne : nous avons découvert des associations entre l'ADN de Neandertal et un large éventail de caractéristiques, y compris des maladies immunologiques, dermatologiques, neurologiques, psychiatriques et reproductives » (..) De plus, des variants génétiques provenant de Néandertaliens influencent aussi le risque de dépression. Cependant, cela ne signifie pas forcément que Neandertal était dépressif.
Effectivement, très peu de témoignages de dépressifs nous sont parvenus depuis le Néolithique. 
En plus, j'en ai lu une bien bonne dans le Destination Ténèbres de Frank M. Robinson cet été :
« L’homme de Neandertal a dû être agréablement surpris quand il s’est accouplé avec une créature dotée d’un système nerveux supérieur. Mais je suppose que la femme de Cro-Magnon a dû s’emmerder. »
Bon, j'ai au moins retenu l'idée que dans les 1 à 4 % d'ADN que les Européens ont hérité de leur lointain ancêtre néandertalien, se trouvent des gènes associés à différentes maladies : dépression, addictions, affections touchant la peau ou la coagulation du sang. Et que certains de ces gènes issus de notre lointain passé sont ensuite devenus obsolètes voire contre-productifs. 
Même si ça me fait une belle jambe dans mon projet de cape d'invisibilité à base de gènes surnuméraires pour pouvoir aller aux champignons sans tomber sur les pandores. 

Sur le darkweb, on trouve des gros sacs Super U
bourrés de chanterelles, vendus à la sauvette
par des dealers berrichons sans vergogne,
et payables en bitcoins. Le darkweb,
c'est vraiment une zone de non-droit.
Puis, dans le Monde de ce matin :
Covid-19 : des troubles psychiatriques décelés chez 20 % des patients. 
Selon une étude de l’université d’Oxford, publiée dans la revue The Lancet Psychiatry, l’anxiété, la dépression et les insomnies sont les affections les plus communes chez les personnes rétablies, qui sont aussi plus vulnérables face à la démence. Les chercheurs montrent aussi que les personnes atteintes de troubles psychiatriques sont à 65 % plus susceptibles de contracter le virus.

Etant entendu qu'au vu de la virulence du virus, on va tous attraper le Covid-19 à moyen terme, ça corrobore la vieille blague ghibellinienne "Une personne sur cinq souffre de troubles psychiatriques. S'il y a quatre personnes autour de toi et qu'elles ont toutes l'air en bonne santé, c'est pas bon signe." Mais à part ça, on fait quoi avec toutes ces infos ? Etant professionnellement très impacté par la crise sanitaire, je vais proposer à mon agence pole emploi de me reconvertir en organisateur de stages en forêt, sur le modèle de ces séjours survivalistes qui ont tant de succès auprès des jeunes qui se sont fait embobiner sur internet par d'anciens gradés. J'emmènerai des fournées de chômeurs dépressifs covidés en forêt, je les formerai à la cueillette de psilo, j'aurai une prime à la casse car j'en perdrai un ou deux à chaque sortie, et avec un peu de chance on trouvera bien quelques girolles. 

mardi 20 octobre 2020

La lecture, c'est l'aventure (2)

2 géants au pied de mon lit,
dont un sur la couverture.
Malgré la frugalité spirituelle des programmes Netflix, en plus c'est comme sur arte.tv, y disent jamais à quelle heure ça passe, y'a quand même de quoi faire des fictions stimulantes en Amérique, j'veux dire, Trump est une dystopie à lui tout seul pendant encore au moins 16 jours, mais quand Barack Obama adoube le nouveau recueil de nouvelles de Ted Chiang, l'espoir peut renaître, même pour ceux tombés du côté obscur de la lecture, i.e. ceux qui ne lisent plus beaucoup parce qu'ils regardent trop de films et de séries... rien ne contraint les producteurs à se cantonner à des calvaires doloristes à servantes écarlates ou des extinctions civilisationnelles feutrées, bien que légèrement anxiogènes car filmées en très basse lumière grâce à notre nouvelle génération de caméras hypersensibles, comme Tales from the Loop
Au temps jadis, les productions de l'imaginaire risquant d'engendrer des lésions cérébrales, les films et les séries pénibles, c'était ma nourriture, ma came et mon pied, maintenant ça m'ennuie vite, et je trouve ça toxique.
Et les films coréens violemment nihilistes et désespérés ont plus de vitalité que les feuilletons à la mode. Même quand il y a trop de sauce piquante, comme chez Na Hong Jin. Par exemple dans 황해 et aussi dans 곡성, encore plus tordu et malaisant dans sa méditation sur Le Mal, sa permanence, ses horaires d'ouverture. Alors, constatant les impasses de l’imaginaire industriel d'aujourd’hui, incapable de me féconder utilement, alors que le mélanome y parvient sans peine, je me suis re-tourné vers la littérature spéculative, comme quand j'étais petit et qu'il n'y avait que les livres pour geeker. Je me rappelle tout d'abord d'une histoire de temps figé un peu plus affûtée que celle de Tales from the loop, ce qui est une référence à peine voilée à la première partie de cet article dont le résumé prendrait plus de temps que la relecture.

Le secret de la hideur de ces couvertures
s'est perdu dans l'abîme du Temps
.
J'exhume alors mon exemplaire fossile de L'invention de Morel, écrit dans les années 40, l'auteur est adoubé par Borges dans la préface, excusez du pneu, mon édition papier est jaunie et cassante, mais la texture du récit reste sans équivalent sur terre. Ca ferait sans doute un bon épisode de Black Mirror, mais le livre se suffit à lui-même, la narration à la première personne exsude suavement des trésors de malignité et de torvitude, mot qui ferait mieux d'exister dans les meilleurs délais. On tutoie un pur bloc idéal d'imaginaire. Ensuite, toujours taraudé par l'obscur besoin d'histoires cherchant des noises à la temporalité, j'ai envie d'approfondir ma connaissance de Christopher Priest, un auteur anglais que je ne connais pas très bien, mais j'ai oui-dire qu'il n'a pas son pareil pour semer la ribouldingue dans les flux causaux et/ou spatio-temporels; je lis d'abord Futur Intérieur : on dirait un Philip K. Dick inédit des années 60, un peu raté, comme certains des meilleurs Philip K. Dick des années 60, mais c'est très frais de le découvrir maintenant. Je me rappelle alors d'un blog spécialiste de Priest qui s'appelait « l’armurerie de Tchekhov », dont l'absorption me permettrait sans doute de me la péter au-delà du mal que ça me fait déjà, en mémorisant ce qu'on peut penser de Priest sans en avoir lu un traître mot, mais pour l’instant le site est down.

C'est son livre le plus connu, 
grâce au film qu'en a tiré Nolan.
Mais beaucoup d'autres sont troublants,
du point de vue de la "défaillance narrative",
comme il le dit lui-même.
Peut-être que Tchekhov nettoyait son arme, et que le coup est parti. Si Tchekhov est mort, casse la noeud tienne, j'ai les moyens de le ramener à la vie, puisque le futur c'était mieux avant, moi aussi j'ai une grosse machine à remonter le temps, puis le laisser suspendu à sécher sur le fil à linge, non mais sans blague. Je passe d'abord quelques minutes au bord de sa tombe, assis les jambes ballantes dans le trou fumant, puis me revient en mémoire la fameuse Internet Wayback Machine, qui restituait jadis en trois clics l'état du Web à la date de votre choix. (pour les états du Web antérieurs à 1930, prévoir un devis + un délai de livraison, quand même.)
Allez, un petit tour dans la machine : 
Le problème de ce Tchekhov, c'est qu'il semble assez affûté sur son sujet, mais qu'il divulgâche sans vergogne tous les romans qu'il chronique. Désireux de conserver une certaine fraicheur aux défaillances narratives de Priest, je me tourne alors vers un site semi-pro dont j'ai un bon souvenir, le cafard cosmique, lui aussi disparu en mer virtuelle :
Je fais semblant de me rappeler plein de trucs depuis tout à l'heure, mais le retour à la lecture, surtout sur papier, me fait prendre conscience de mes troubles de l'attention et de la mémoire, et entreprendre par là même un début de rééducation. Cela fait une bonne quinzaine d'années que j'ai perdu mon appétit de lecteur, j'achète encore des livres, mais ils s'entassent le plus souvent au pied du lit.  Faut dire qu'avec toutes les séries que je me tape à la télé quand ma femme est éteinte, sans parler du temps passé à trackquer les pépites dans les cyberbosquets, je n'ai plus guère le temps de lire. 

c'est pas de la SF de tapette
Bon, j'ai quand même lu trois ou quatre Priest empruntés à une bibliothèque virtuelle dans mon iPad l'an dernier, ou peut-être était-ce l'année d'avant. Tout va si vite, maintenant. Il me reste quelques images dérangeantes du Prestige, de la Fontaine Pétrifiante et des Extrêmes, mais j'ai tout oublié de la Séparation, et du recueil de nouvelles composant l'Archipel du Rêve. A tel point que je relis la même nouvelle qu'il y a six mois, quand j'ai lâché l'affaire, avec le même ravissement épouvanté. 
Le Monde Inverti, dans mon souvenir, est stupéfiant, mais semble scénarisé par Peeters et dessiné par Schuiten. C'est une vraie honte mémorielle.
Avec son concept de défaillance narrative, bien pratique aussi pour finir ses histoires de façon décevante, Priest me fait penser à la névrose expérimentale, ce phénomène découvert par l'école pavlovienne qui se produit lorsqu'un animal est amené au-delà de ses capacités de discrimination, c'est-à-dire lorsqu'il est confronté à deux stimuli différents, mais tellement similaires qu'il ne lui est pas possible de les distinguer. 
Quand le chien n'est plus capable de discriminer l'ellipse du cercle, il présente une névrose expérimentale. Soit il est très abattu, soit il aboie très fort tellement ça craint dans son esprit de chien, soit il mord l'expérimentateur. C’est souvent ce qui arrive aussi au lecteur de Priest, confronté à des versions contradictoires et non-miscibles des événements. 
Qui croire ? l'un des narrateurs décrit un cercle, l'autre une ellipse. Et le récit s'acharne à ne pas trancher. C'est pourquoi il vaut mieux emprunter ses livres sur internet, plutôt que de risquer de mordre un libraire. Lire des romans brindezingues sur écran tactile sans mettre mes doigts partout pour tester la validité de l'énoncé, c'est un challenge Lunes d’Encre inédit.

(à suivre)

mercredi 7 octobre 2020

La lecture, c'est l'aventure (1)

"Peut-être que notre erreur, c'est d'avoir allumé la télé." m'avait dit ma femme quand je l'ai éteinte.
La télé, pas ma femme. 
J'avais trouvé ça magistral, comme réponse, d'autant plus que jusque-là, je n'avais encore posé aucune question, on avait juste regardé une série décevante, genre la saison 3 de Killing Eve, pathétique pantomime vidée de sa substance, et je ne me doutais même pas qu'on avait un problème, alors j'avais continué à télécharger comme un sourd. 

Eddie "Pandémiaou" Van Halen au Hellfest

(collection privée)

Faut dire que j'ai tant d'acouphènes que j'ai chaque jour l'impression d'être allé voir AC/DC hier soir, surtout à tribord, ce qui me rajeunit quelque part mais pas là où je pense, alors que la dernière fois que je les ai vus en vrai c'était en 1980, et que musicalement parlant j'aurais mieux fait d'aller voir Van Halen, dont le guitariste vient de nous quitter à 65 ans après « un long combat » contre le cancer, c'est ça les guitar-heros, moi j'ai un copain chanteur pas connu (mais pas oublié par ses potes, ni par ses potesses, poétesses plus ou moins azimutées car lui-même était beaucoup plus fractal qu'il ne le laissait croire) qui vient de nous quitter après une longue maladie qui fut plutô (chien de mickey, comme il avait coutume de dire) courte, certes il y eut combat mais je crois bien que mon copain l'a gagné, renonçant à son corps (parti en live vers l'amor) plutô qu'à ses idées sur la médecine, c'est peut-être pour ça qu'il n'a pas fini dans le journal, sauf dans le mien, j'en parlerai ailleurs, ou pas, anyway, pour l'instant, assez d'décès ! pourrait-on s'exclamer dans le Haut-Karabakh comme dans le Bas, sur la Terre comme au Ciel.

"Le désert n'ayant pas donné de concurrent au sable, grande est la paix du désert" disait Henri Michaux. Partout ailleurs, ça crisse et ça coince. C'est ce que je vois dans ma télé. Mais "peut-être que notre erreur, c'est d'avoir allumé la télé" : je m'en souviens, c'est ma femme qui m'avait mis la puce à l'oreille. Dit comme ça, il était clair qu'il ne restait à notre couple que très peu de séries à vivre. Voire même de mini-séries. Ils font ça maintenant, c'est bien pratique, on n'est pas obligé d'en regarder 5 fois 10 heures pour savoir s'ils se moquent du monde. Ou pas, comme le suggèrent les formateurs dans les stages de méditation de pleine conscience. Je dis ça sur le mode victime, mais devant une télé allumée on est souvent une victime consentante. Quand elle est éteinte, déjà moins.
Ma femme, pas la télé, est toujours d'une exquise délicatesse, et je lui en sais gré, quand elle explique à nos amis que tel le chasseur du Néolithique, je ne peux consommer dans ma télé que ce que j'ai rapporté de ma chasse, parce que c'est quand même un peu embarrassant, pour elle comme pour moi. Sans parler des invités, qui s'enfuient alors en hurlant/ricanant. Mais je ne me lancerai pas pour autant dans la rédaction d'un précis de psychopathologie du téléchargement. 
Je n'ai pas pied.
Mieux vaut la laisser éteinte.
La télé, quand elle se prend pour ma femme.
Elle a quand même été bien contente (ma femme, pas la télé) quand, bravant mes présupposés culturels, je lui ai fait montrer projeté Big little lies, par exemple, qui n'est finalement pas du tout un Desperate Housewives de bord de mer, comme y disaient dans Télérama, mais une étude plutôt bien écrite et joliment réalisée sur les violences conjugales, avec de très bons acteurs et actrices, et une épatante bande-son. 
Mais il faut disposer de 7 fois 50 minutes à investir en temps de cerveau disponible. 
Et qu'est-ce qu'on va faire de ça, si on n'est pas branché violences conjugales ?
Je voulais voir Big little lies pour Jean-Marc Vallée, qui avait signé Sharp Objects, il y rendait la laideur jolie, et pour Monterey, où on était allés avec ma femme et les enfants, mais sans la télé. 


Autre exemple : après avoir regardé la mini-série Devs en me disant que j'avais globalement perdu mon temps, que ça aurait pu tenir dans une nouvelle de SF de 150 pages, je me suis entêté, et j'ai voulu essayer Tales from the Loop, autre mini-série estampillée SF, mais là je me suis rapidement senti glisser le long du plan incliné d'une entreprise crapuleuse exploitant chichement la pente savonneuse de postulats rebattus comme de la viande froide :
"et si le temps s'arrêtait ?" 
"et si une gamine faisait un saut de 30 ans dans le futur et s'y retrouvait confrontée à elle-même plus âgée ?" 
"et si on pouvait intervertir les âmes et les corps ?" 
"et si Jonathan Pryce, l'immortel interprète de Sam Lowry dans Brazil, jouait un physicien quantique, vieillard neurasthénique arrivé au bout du bout, et qui le sait ? mais dis donc, la vache, il est aussi vieux que ça maintenant Jonathan Pryce ? mais alors, quelle heure il est-il donc ??"

Riven était une balade contemplative
à la recherche de ses clés de bagnole
Qu'il est doux et vénéneux de regretter l'époque où le progrès technique était synonyme d'avancée humaine : l'imagerie rétrofuturiste de Tales from the Loop, douillette et luxueuse, m'a de plus évoqué pour pas cher de l'heure des jeux vidéo tombés dans l'oubli comme Myst et sa suite Riven, souvenirs très chaleureux vu qu'on ne croisait âme qui vive dans ces mondes virtuels, sinon des fantômes, qui pullulent aussi de manière infectieuse dans Tales from the Loop.
L'esthétique années 80 nimbe l'uchronie mélanco-ramollo d'une patine contemplative qui finit par se confondre avec le message lui-même : le futur est fichu, nous ne retrouverons jamais ce que nous avons perdu, fuyons vers le passé, et restons-y, sous une forme ou sous une autre.
Est-ce là le message que l'Amérique veut s'envoyer à elle-même et partager aux abonnés payants des sites de téléchargement illégal qui croient niquer Babylone à peu de frais ? 
Autant Devs creusait sobrement son sillon dans l'essai cérébral sur le déterminisme et le libre arbitre en restant sec sur l'émotionnel, autant Tales from the Loop en dégouline, et pas du meilleur, je ne sais pas si vous avez déjà été dépendant affectif, je ne vous le souhaite pas, mais en visionnant les premiers épisodes, qui sont autant de petites historiettes autonomes et tristouilles, j'ai ressenti l'appel discret mais vibrant de la super-glu du chagrin, je n'ai pas pu dépasser l'épisode 4, série trop déprimante quant à la splendeur ternie du positivisme, sous couvert de fabulettes poétiques en spleen mineur. Et la lecture, dans tout ça ? j'y viens, j'y viens. Ce sont quand même toutes ces histoires d'amour ratées avec ma télé qui m'ont ramené vers les livres.

lundi 29 juin 2020

Loukoum et Tagada

Nous venons de créer un duo comique, avec ma femme. J'ai trouvé notre nom de scène spontanément, hier midi, à partir de la contemplation d'un sachet de loukoums et d'une boite de fraises tagada qu'on venait de lui offrir pour son départ en retraite. Nous nous produisons désormais sur les plus grands blogs de France et d'ailleurs, comme ici, ce soir, chez John Warsen. Merci d'être venus, ça nous fait chaud au coeur. John Warsen qui avait lui-même été inventé par Fredo, accidentellement, un jour qu’il lui fallait emprunter la tronçonneuse de John, ou Arsène, ses voisins immédiats.

Loukoum et Tagada
(formerly known as Garbit et Margot)
par Joan Cornellà


Loukoum : "J'ai revu avec plaisir "The Accidental Tourist", avec ce pauvre William Hurt, qui tire sa gueule de connard casanier et dépressif pendant tout le film, j'adore la scène où Geena Davis le console silencieusement entre ses bras après qu'il ait avoué le deuil impossible de son fils, j'avais vraiment envie d'être lui.
Tagada : - t'as qu'à faire du tir à l'arc, toi qui t'es tapé tout son wiki, tu m'as dit qu'elle avait faillie être sélectionnée aux Jeux Olympiques dans cette discipline.
Loukoum : - je vais pas courir après Geena Davis, elle a 64 ans.
Tagada : - Hé ben ? t'en as 57. T'as toutes tes chances de la rattraper."

vendredi 27 mars 2020

#Je_suis_Corona_Charlie (1)

Cette blague n'est drôle que depuis la semaine dernière
et sera périmée début mai.
Normalement.
Ce matin j’ai vu passer deux petites perdrix dans la rue. Pas deux travailleuses du sexe mises brutalement au chômage par l’affreux jojo de virus qui se seraient mises à chasser le client dans ma rase campagne, non, des vraies perdrix, quoi, en poil de peau de perdrix naturelle à plumes ! 
Elles arpentaient le trottoir, tranquilles, le trafic routier s’étant évanoui dans l’azur soudain cristallin d'où Sainte Greta nous surveille, d’un oeil incrédule mais l'autre est secrètement réjoui, de la malice s'y devine, ce qui lui procure un doux strabisme qui ajoute à son charme. 
Dans la mer, les pêcheurs ont renoncé à jeter leurs filets, personne n’achète plus de poissons, ceux-ci en restent bouche bée, des heures durant debout dans le courant jusqu'à point d'heure. Les morues dodues et les petits maquereaux en oublient de faire leurs devoirs dans leurs beaux pyjamas à rayures, même que leur mère a bien du mal à les remettre au télétravail dans leurs boites de vin blanc. Seule la marée descendante, qui n'a pas osé se mettre en congé maladie pour ne pas faire de tort à sa soeur la montante restée bravement au bureau pour sauver l'honneur de l'horaire des marées dans l'almanach du marin breton, parvient à les calmer en les éloignant deux fois par jour des zones de pêche.

Celle-ci est bien bête, mais en plus elle est raciste.
Ca fait plaisir de voir que l'esprit gaulois survit
plus de 9 heures sur une surface plastique.
Des perdrix dans la rue, et la semaine dernière c'était une biche dans le petit bois derrière chez moi, à trente mètres de la fenêtre du salon. 
Je regrette sincèrement de ne pas avoir acheté de fusil par correspondance chez Manufrance tant qu'ils étaient encore ouverts. Partout, la nature reprend ses droits imprescriptibles, comme si le monde civilisé tout entier basculait (dans une transition écologique contrainte mais implacable) vers quelque chose qui commence à ressembler à la zone interdite de Tchernobyl, sans les cameramen de M6 planqués dans les branches. 
Et cette nuit les poules se sont mises à brailler comme si on les attaquait. J’étais en train de visionner les 4 Téraoctets de films téléchargés d’avance en prévision de la prochaine coupure d’Internet. C'est du boulot. Je suis vite descendu au poulailler, laissé en libre accès pendant la crise. Je m’attendais un peu à découvrir mes poules en train de se faire embrouiller la tête par des racailles de renards issus de la (bio)diversité : j’ai lu dans le Monde qu’ils s’étaient enhardis depuis la disparition des humains dans les zones périurbaines, mais aussi que dans les banlieues, le trafic de drogue avait pris un sacré coup depuis les mesures de confinement. Mais au lieu de voir déguerpir des prédateurs la queue basse, déconfits de n’avoir pu embobiner mes poules en leur vendant du shit coupé au henné, j'ai vu détaler ce connard de chat migrant à qui nous avons fermé la chatière depuis plusieurs mois, nous l'avons déjà reconduit plusieurs fois à la frontière tellement il est con et inintéressant, et pourtant nous sommes très chats, mais rien n'y fait, il revient toujours.
Donc, fausse alerte. Ce n'était que la faune domestique faisant honte à la sauvage.
Plus pour longtemps : je vais regarder tout de suite sur Internet si Manufrance n'a pas rouvert.

Qui c'est qui fera moins le malin
quand il apprendra le rattrapage géant
des cours de l'été prochain ?
Aux USA, Trump avait promis de démembrer l'Obamacare, mais en fait, il a que la gueule, et le système de santé n'est pas si déglingué que ça : munis de leurs ordonnances (prescrites par des médecins compétents et à leur écoute), des milliers d'Américains ont fait la queue devant les armureries dans l'ordre et le calme, pour s'y voir délivrer dans tout le pays des armes de poing  et des fusils d'assaut contre le méchant virus.
C'est un simple réflexe culturel, une crispation identitaire, face à l'Impensable, les pauvres, ils se raccrochent à du connu : Stephen King et les flingues. Pourtant, King a pris position pour un contrôle strict des armes à feu.
Les premiers béta-testeurs, en tout cas ceux d'entre eux qui n'ont pas été éliminés entretemps par une surdose de chloroquine, témoignent de leurs premiers succès contre la maladie :  "le seul truc un peu chiant, c'est de bien viser entre les deux yeux de la bestiole à travers le microscope."

Trump a aussi promis de mobiliser Iron Man et Captain America dans la crise sanitaire, il prétend qu'ils sont retenus par un petit contretemps en Afghanistan ou en Syrie, j'ai pas bien écouté, mais selon le porte-parole de la Maison-Blanche, ils devraient arriver sur site d'un jour à l'autre. J'ai trop hâte de voir mes héros en vrai.

Un peu d'optimisme : selon cette prophétie,
au moins un être humain a survécu en 2040.
On ignore si les magasins de PQ existent encore.
Bon, d'accord, celle-là, je viens de l'inventer, mais combien de blagounettes plus ou moins drôles avez-vous subies / échangées / lancées depuis une semaine ? c’est un fait, les calamités naturelles stimulent le mauvais esprit. Comme si c'était un vaccin, qu'on sait par ailleurs totalement inefficace, contre l’horreur annoncée en cours, mais on y va quand même. A force d’en lire, j’en sécrète moi-même par imitation, le cerveau creuse son sillon puis s'y vautre, avec autant de volupté qu'il le faisait naguère pour la rechute dépressive, mais il n'y a pas de dépressifs en temps de guerre, et pour les blagues comme pour le reste c’est toujours plus sympa de se fabriquer ce dont on a besoin, on se met ainsi à l'abri de la pénurie, surtout si les effondrologues remportent prochainement le jackpot.

jeudi 12 décembre 2019

Rebords et soubassements (5)

« Le mystère de l'homme, c'est de se dépasser, et c'est pourquoi 
ce mystère est si beau alors que l'homme est si moche." 

(dans les lettres à Cioran du Père Molinié)

Mi-novembre, un réalisateur me contacte donc pour monter deux sujets de 6 minutes pour un magazine sur la 5. Un réal du privé ! Un truc qui ne m'est pas arrivé depuis 2007 !! Du fait d'un choix technique que je croyais pertinent mais qui s'avère un peu hasardeux à l'usage, je passe une semaine à faire dans ma culotte suer sang et eau pour que les media ne disparaissent pas de la timeline pendant le montage, au lieu de me concentrer sur les images et le sens à leur donner, ce qui est quand même mon coeur de métier. Heureusement, un ami parisien qui est un demi-dieu du virtuel m'offre un précieux soutien logistique, par mail puis par téléphone, de sa science occulte de Final Cut Pro X, à distance et sans abonnement. Qu'il en soit ici remercié, même si je ne le nomme pas pour ne pas lui faire du tort alors que j'ai choisi d'exhiber ici mes manques, mes béances, mes fêlures, alors que j'avais juré que plus jamais never blog again.
Le pire, c'est que quand je ne suis pas en train de me battre contre l'entropie qui ronge souterrainement les fichiers du projet et de me consumer en mantras pour l'intégrité des backups quotidiens, je sens bien que je suis rouillé du regard, et pas uniquement parce que je suis débordé par cette technique capricieuse... ça fait trop longtemps que je ne monte plus que des sujets news, ça a raboté mon sens esthétique au-dessous du niveau de l'amer et je peine pour dépasser ma condition et me remettre au niveau magazine où je suis attendu : sujets aérés, séquences musicales etc; le réalisateur, qui se révèle heureusement un être humain de qualité et qui reste d'humeur égale malgré mes difficultés, m'invite à me concentrer sur ce que je fais, et à ne pas monter "à la France 3" (sic).

Les messages d'erreur m'angoissent beaucoup,
surtout quand je n'arrive pas à isoler l'origine du bug.
Avec le logiciel que j'ai choisi pour cette session, je n'ai jamais eu auparavant à exporter de fichiers audio, mais là le mixage va se faire à Paris, j’essaye donc de sortir un AAF avec X2ProLE Audio Convert, dont j’ai trouvé une version hackée par des russes dans un recoin de mon ordi.
Elle est obsolète et me sort des résultats incohérents. J’ai dû la collecter pendant l'horreur d’une profonde nuit bipolaire qui ne date pas d’hier, car je n’en ai aucun souvenir.
Mais comme tout cela se joue dans le cadre de mon plan de retour à l'emploi, je suis motivé : j'ai 2 jours de montage payés à 260€ brut/jour mais avant même de commencer le montage j’ai déjà investi $149,99 dans ce programme de conversion audio, dont la version payante marche à peu près mieux et me garantit de ne pas être appelé à trois heures du matin par un mixeur furibard dans quinze jours, quand je serai dans l'impossibilité de le dépanner parce que reparti vers d'autres latitudes.
A la maison ils en ont plus que marre que je ne parvienne pas à parler d'autre chose que de mes tracas numériques. Pour eux, ça tourne à l'obsession; pour moi, j'essaye juste de me dépatouiller de mes échéances, j'en suis un peu malade, mais pas trop parce qu'il faut livrer, et passer à autre chose; ma petite bipolette me fait tourner à 5 heures de sommeil par jour, c'est pas assez pour dissiper les brouillards de cyber-hébétude qui commencent à m'estomper grave les contours.
Comme j'en suis à l'an 5 de l'ère du Lithium c'est quand même plus facile maintenant, car le lithium rabote creux et bosses de l'humeur, quoique son action sur les creux soit plus visible que sur les bosses, le taux d'excitation/déprime est largement inférieur à ce qu'il serait si l'incident était de nature affective et sexuelle, comme on dit chez les DASA.
Les bosses dues à la fébrilité, au stress, restent supportables. Certes, je me suis mis dans une position délicate en acceptant un travail pour lequel mes compétences et/ou mon matos étaient un peu surévaluées, mais j'étais dans l'attitude juste, donc maintenant faut juste gérer jusqu'à la sortie du tunnel, et d'ailleurs je te rappelle dès que je suis sorti de l'enfer que je me suis créé.
N'empêche que quand je parvenais, pas plus tard que le mois dernier, à glisser 25 minutes de vipassana / méditation de pleine conscience par jour dans mes pratiques, il était plus z'aisé de voir venir les trucs de loin et de les gérer plus finement.
Bon cette semaine y'a pas eu moyen, mais je garde un souvenir ému d'octobre, et pourtant il ne fut pas rose (je dis ça à force d'arpenter des villes comme Albi et La Rochelle qui fêtent "Octobre Rose" le mois du dépistage du cancer du sein en suspendant des parapluies roses dans les rues, et pis quand y'a tempête, ça devient un peu surréaliste)

Rien de tel qu'une bonne flambée
pour s'envoyer des tutoriels chiants.
Et pour un happy-end hollywoodien, j'avoue que j'ai eu des problèmes jusqu'à la fin, mais grâce à une certaine maitrise du lâcher prise, lol, et au suivi de mon ami aussi parisien qu'imaginaire, je finis le projet sans être aiguillonné par la terreur née du risque de tout perdre. Au final j'ai bossé 5 jours au lieu de 2, j'ai refusé du boulot à Rennes parce que j'avais les mains pleines de cambouis numérique, mais j'ai  fini mon montage et livré mes fichiers le lundi matin suivant.
A l'issue de quoi c'est décidé : ancien thuriféraire de Final Cut X, là j'ai eu trop de soucis, je passe à l'ennemi, et je me mets à Adobe Première. D'ailleurs c'est la condition sine qua non pour que le réal me refasse bosser, ma contre-performance technique ne l'ayant pas braqué contre moi mais contre le logiciel de chez Apple, pour lequel je n'ai pas été une publicité vivante.
Tout le monde peut se tromper un moment, un peu de monde peut se tromper tout le temps, mais tout le monde ne peut pas se tromper tout le temps.
Cet hommage à la citation d'Abraham Lincoln est foiré, mais vous voyez ce que je veux dire.

(à suivre...)

samedi 7 décembre 2019

Rebords et soubassements (3)

 Malheureusement, mes intentions et mon destin ne suivaient pas la même direction. 
Albert Sánchez Piñol, "Pandore au Congo"   

J'ai même pas eu d'accident du chômage en tronçonnant l'arbre
que j'avais fait tomber dans le petit bois derrière chez moi.
En octobre, planque ton zob, en novembre, touche ton membre, nous suggère le proverbe inventé de toutes pièces par un paysan du bas-Berry cyberdépendant sexuel.
Plus humblement sans doute, moi, en octobre j'ai cherché du boulot et coupé du bois, parce que l'hiver sera rude et que l'arbre avait failli tomber sur la cabane des poules, mais en novembre je n'ai pas beaucoup de retombées de ces recherches d'emploi, et encore moins sur  la demande de grâce présidentielle formulée auprès de la responsable Ressources Humaines locale pour pouvoir profiter à nouveau des faveurs du planning techniciens de ce grand groupe de télévision régionale public hyper-secret auquel je suis quand même très attaché puisque c'est mon seul employeur depuis 18 mois.
A la maison, les travaux d'hiver sont achevés, le mur d'enceinte resplendit de ravalement et si rien ne se décoince avant Noël, il me reste encore  à tirer deux mois d'exil au large du business, ça va devenir plus tendu de rester serein.
Je lis et relis inlassablement « charte d’éthique de ftv » (droits et devoirs des collaborateurs) ainsi que « code de conduite anti-corruption ftv » (un thriller, un vrai) sans oublier « règlement intérieur » (plus didactique, celui-là) que quelque soldat anonyme et farceur des Ressources Humaines a cru bon de m’envoyer à mon domicile, et qui sont une source d’émerveillement perpétuel, car j’adore la science-fiction. Rien que la plaquette « charte d’éthique de ftv », c’est déjà toute une affaire : originellement publiée en quadrichromie dans un somptueux format à l’italienne, elle m’est délivrée sous forme de photocopie grisâtre sur un A4 horizontal tronqué et pas du tout homothétique, ce qui la rend à la fois illisible et disgracieuse. On y distingue sans doute les bonnes pratiques de celles qui sentent le caca, risquant d'attirer l'opprobre et les journalistes de BFMTV, mais franchement, gravés en Garamond corps 8 sur du papier pelure, ça fait pas envie, à part d'aller chez l'oculiste pour une visite de contrôle.
Je note dans mon Journal d'un blacklisté que j'ai démarré à la plume dans un cahier d'écolier à grands carreaux : " j'ai cru que FT allait finir par me rappeler, mais c'était une forme dégradée d'érotomanie (= quand on est persuadé d'être aimé de quelqu'un alors qu'il n'en est rien) professionnelle.
Ai-je été un fichu branleur pour en arriver là, à ne rien voir venir avant d'atterrir dans le mur ?
... d'abord on ne dit plus branleur, on dit personne en situation de handicap au moment du passage à l'acte ", me fait remarquer un lecteur exigeant logé dans mon lobe temporal gauche.
Pendant ce temps nécessaire de remise en cause et de recueillement, quelqu'un fait passer mon nom à quelqu'un d'autre, et un réalisateur qui habite à deux pas de chez moi me contacte pour monter rapidement deux reportages pour Silence ça pousse, émission plantophile sur la 5, dans des conditions qui me rappellent le bon temps du privé, quand j'étais parigot tête de veau.
C'est là qu'on mesure les ravages du chômage sur mon esprit affaibli : en vrai je n'ai connu aucun bon temps  du privé quand j'habitais Paris, mais le stress, l'intensité, la pression mémorables, oui, bien sûr.
D'accord, je bossais pour M6, Canal +, Arte, la 5... mais qu'est-ce que j'y ai gagné, à part faire des piges de 72 heures pendant les grandes grèves de 1995 parce qu'il n'y avait plus moyen de transport pour rentrer de Boulogne et que je m'étais engagé à livrer tout l'habillage d'une soirée thématique sur Avid on-line dont c'était les balbutiements broadcast sur des vieux Quadra 950 bi-moteurs avec des processeurs boostés à 33 Mhz ?
au final, j'ai dû m'asseoir sur une brique d'heures supplémentaires, parce que le réal, héroïnomane en sevrage, ne pouvait plus s'arrêter de modifier le montage et que seule la livraison des masters à la chaine a interrompu sa compulsion interactive.
 Sauf que là, le mec m'appelle un vendredi soir pour démarrer le lundi suivant, il veut faire ça sur Adobe Première, que je ne connais pas, les enfants viennent ce week-end et je ne veux pas le passer sur mon ordi à apprendre un nouveau logiciel, alors je lui propose de lui installer Final Cut Pro X dont je suis plus familier, même si ça fait 18 mois que je ne le pratique plus.
Il n'est guère emballé mais il accepte, je n'ai pas d'obligations de moyens mais de résultat.
Ce choix logiciel s'avère peu adapté, ou alors c'est Lovecraft qui s'est emparé de la bécane, car dès le lundi matin l’acquisition des données pédale gravement dans la semoule, certains fichiers issus de la caméra C300 ont été convertis en mov, d’autres en mxf, je n'arrive pas à comprendre pourquoi, les performances de lecture de 2 heures de rushes issus d’une FS 7 (codec XAVC Intra 422/10 Class 100) avec 8 pistes son sont très dégradées, d’accord 8 pistes son c’est beaucoup, mais quand même, même les Avid de FT y parviennent, c'est dire, et le Mac mini du réal a mouliné deux heures au ralenti avec du son saccadé pour écrire les waveforms, ces représentations graphiques des courbes de niveaux sonores, sans amélioration notable de la fluidité.
Ce qui ne nous arrange pas vraiment en termes de timing, il y a entre deux et trois heures de rushes par sujet et il faut en descendre un par jour.
Me v'là beau.

(à suivre...)

jeudi 5 décembre 2019

Rebords et soubassements (2)

soubassement :
1. Partie inférieure (d'une construction…) sur laquelle porte l'édifice.
2. Socle sur lequel reposent des couches géologiques.

Dans mon plan de retour à l'emploi, pour rebondir dans le privé avec un plus gros élastique, je commence par faire un mail à la responsable Ressources Humaines de la boite en lui demandant de me requalifier comme CDD historique. Je sais, je n'aurais pas dû arpenter pieds nus les couloirs de la station l'été dernier, j'ai vu dans son regard que ça lui avait déplu, mais on ne sait jamais, mon éloquence épistolaire proverbiale peut entr'ouvrir la porte au dialogue social. 
Quand j'étais jeune, j'ai carrément séduit des filles par courrier. 
C'était y'a longtemps, je sais.
Mais je fais des efforts, la preuve : je me suis retenu de lui envoyer mon flyer d'autopromo visant à relancer ma carrière déclinante, que je réserve à des collaborateurs mieux en phase avec mon humour.
Merci à Nicolas Cage de m'avoir prété son selfie dans "Mandy" (2018)
Je lui signale sobrement que si je viens tout juste d’atteindre les 1000 jours travaillés, c'est parce qu'en 22 ans de collaboration avec FT, j'ai privilégié la multiplicité des expériences et des employeurs, jusqu'à début 2018. Ce n'est que depuis deux ans que j'ai compensé la diminution de mes contrats dans le privé en allant travailler dans les régions Centre Val de Loire et Bretagne. 
Ce que la règle des 80 jours m'interdit de faire aujourd'hui.
En plus du pot de gibolin pour m'occuper pendant mon chômage, j'ai aussi retrouvé ce paragraphe propitiatoire :
« les collaborateurs proches des seuils définis pour être reconnu collaborateur régulier n’ayant pu atteindre ces seuils du fait d’un évènement personnel exceptionnel (congé maternité, maladie longue durée…) pourront demander à faire l’objet d’un examen de leur situation par leur responsable RH afin d’apprécier l’opportunité de les intégrer à la population des CDD réguliers ».
Je ne peux certes pas faire passer ma polyvalence pour une maladie longue durée. 
Mais au vu de mon ancienneté, de ma mobilité en régions et de ma motivation dont tu as pu avoir un aperçu lors de nos entretiens, je souhaiterais intégrer la population des CDD réguliers.
A ta disposition pour en discuter
C'est sobre, non ?
Sur le moment, elle prétend vaguement qu'elle relaye ma demande jusqu'aux instances parisiennes et décideuses, puis se mure dans un silence minéral. Quelques semaines plus tard, elle est toujours muette face à mes mails de relance,  je me dis qu'elle a tout intérêt à laisser pourrir la situation, puisque quoi qu'il arrive, une fois mes trois mois de bannissement écoulés, je serai "blanchi" et à nouveau bon pour le service (jusqu'à ma prochaine accession au seuil des 80 jours...) ma carence sera finie, mon compteur remis à zéro, mon casier judiciaire à nouveau virginisé; et je n'aurai pas accumulé assez de jours travaillés ni pour prétendre à une intégration (je postule depuis 15 ans pour rentrer à plein temps dans la boite, mais je dois avoir une très forte odeur corporelle, je ne sais pas, ça ne marche jamais) ni pour les traîner devant les tribunaux prud'hommaux.
Mais ce n'est pas le sens de la question que je lui posée et à laquelle elle se garde bien de répondre : comment peut-on passer 22 ans en CDD et ne pas être reconnu collaborateur régulier ?
Les gens qui ont imaginé ce plan social de prévention des risques sur le dos des CDD, variable d'ajustement de la boutique depuis tant d'années, se prennent pour des génies du mal du droit social mais sont en fait des imbéciles. Cette mesure visant à nous empêcher (nous les CDD, obligés de ravaler leur dignité, puisqu'en France quand on te prive d'emploi ta dignité c'est la première chose qu'on te confisque) d'intenter puis de gagner des actions en justice ne peut que nous précipiter dans les bras des cabinets d'avocats spécialisés dans ce type de litige, en plus de leur créer de sévères problèmes de recrutement en fin d'année, mais ne divulgâchons pas la suite de notre programme.

Je ne sais pas si j'ai ravalé ma dignité, mais j'ai ravalé mon mur.

Ceci n'est pas un banc de méditation, c'est une photo.
Dans le même temps, je me fais un putain de programme d'action.
Le mur de la propriété à rénover.
Le chêne rongé par les termites qui s'est coincé entre deux arbres en tombant à la limite du jardin.
25 minutes de méditation par jour.
La recherche de nouveaux employeurs privés, la rédaction et l'envoi de courriers et de curriculums.
L'extinction de l'ordinateur à partir de midi tous les jours, pour prévenir tout risque de débordements cybernétiques.
Trois heures de jogging par semaine.
Des séries télé avec modération, pour me stimuler l'esprit sans le noyer sous de capiteuses fictions.
Et je retourne une fois par semaine en réunion Alcooliques Anonymes, comme au bon vieux temps des pionniers du Phare Ouest.
Ainsi, le mois d'octobre se passe comme on avait dit : je retape le mur, je parviens à abattre l'arbre et le débiter sans finir aux urgences, je fais tous les jours de la méditation de pleine conscience, et je m'adonne à la cueillette saisonnière des champignons; à la fin du mois j'encaisse en toute sérénité la moitié de mon salaire en allocations chômage, c'est la première fois depuis 30 ans que je passe un mois entier sans travailler, pensant naïvement que la société profite de mon épanouissement relatif comme individu qui refuse de se complaire dans la morbidité de son inutilité sociale temporaire, ce qui est relativement nouveau pour moi.

(à suivre...)

mercredi 4 décembre 2019

Rebords et soubassements (1)

Je retrouve un gros pot de gibolin, vieux de 15 ans mais à peine entamé, dans l'appentis au fond du jardin. Je l'ouvre : à vue de nez, il en reste bien 10 litres. A la surface, une mince pellicule s'est formée, sans dégénérer en l'infâme croûtasse solidifiée qui nous fait foutre en l'air les pots de peinture conservés trop longtemps dans l'attente d'éventuels raccords.
Les composants chimiques s'en sont un peu désémulsionnés, mais ça se touille, ça se tente. Le commercial de la boite de ravalement m'avait tellement vanté les vertus de cette résine acrylique avant de m'en tartiner la façade, que j'appelle ça du gibolin, autant par dérision que par hommage aux vertus réelles du produit; car le gibolin reste étanche en toutes saisons, mais permet les échanges thermiques entre l'intérieur et l'extérieur de la maison, et aussi aux murs de respirer.
Le gibolin, le vrai, avait été imaginé par les Deschiens au milieu des années 1990, ils en buvaient comme fortifiant, dégrippaient des pièces de moteur en les faisant tremper dedans, l'utilisaient comme détachant, en mettaient dans des bouillottes, etc...
Après travaux, il me reste bien 5 litres de gibolin.
Je vais les mettre sur Le bon coin.
Sur le couvercle du pot y'a marqué "soubassements", ça doit être la teinte qu'ils ont utilisée pour faire le bas de la façade, très hydrofuge, légèrement plus foncée, dans les tons chair malade, cireuse. Ca ira bien : mon projet du jour consiste à reboucher les fissures du mur d'enceinte de la propriété, qui a tendance à se lézarder, comme beaucoup de murs dont certains sont pourtant mes amis, puis à l'enduire de ce gibolin pâteux, perdu puis retrouvé, prodiguant à l'ouvrage maçonné un rafraîchissement inattendu à peu de frais, dont tout le quartier se moquera éperdument mais moi ça m'occupe, la route est passagère et par mauvais temps les camions maculent les façades que beaucoup de riverains laissent partir en sucette. Ca me coûte juste l'effort de mémoire qu'il m'a fallu fournir pour me  rappeler où j'avais entreposé les restes du chantier de ravalement de la façade, suite à une remarque de ma femme qui trouvait le mur crado.
Je suis stupéfait que le produit ait si peu souffert après 15 ans de stockage dans cette cabane de jardin pas du tout isotherme, où les vélos accusent le coup en se piquetant doucement de rouille, et je n'y stocke rien de sensible.
Par ailleurs, je sais en moi des richesses & résolutions discrètement entreposées depuis une durée au moins aussi longue, et dont je n'ai pas fait grand chose pour l'instant (je dis ça en comparant les résultats attendus à l'époque à ceux obtenus réellement) et dont je peux craindre qu'elles aient beaucoup moins bien encaissé l'écoulement du temps.
Si j'en retouille le pot, quand je l'aurai retrouvé, pourrai-je les remettre en branle pour m'en tartiner la façade, une décennie et demie plus tard ?
Rien n'est moins sûr, madame Chaussure.
Fin provisoire de la parenthèse métaphorique.


Un des nombreux tutoriels de bricolage de Daniel Goossens
qui m'ont bien aidé à rénover ma maison.
En ciment/maçonnerie je me trouvais assez nul, mes ponts sur le Bosphore s'effondraient les uns après les autres, mais un jour je suis tombé sur le bon tutoriel, et depuis, j'enduis mes murs de ciment pur au lieu de faire un mortier avec du sable, ça tient mieux au corps. Bon, j'en ai quand même quarante mètres linéaires à reboucher &repeindre, mais c'est pas un problème, j'ai été mis à pied pour trois mois par mon employeur unique, un grand groupe de télévision publique régionale pour lequel je suis vacataire depuis 22 ans, et qui applique une nouvelle règle discriminante envers les CDD, pour interdire à ceux-ci d'attaquer leur employeur aux Prud'hommes pour abus de recours à l'intermittence : soit t'es labellisé "CDD historique" et reconnu comme collaborateur régulier, auquel cas tu peux continuer à bosser, mais attention les conditions d'admission au club sont assez strictes : 
les intermittents, cachetiers, pigistes ayant effectué 120 jours travaillés sur chacune des 3 années 2015 à 2017 ou 500 travaillés sur la période 2013/2017 en ayant travaillé au cours du second semestre 2017 (...) tous les collaborateurs pouvant attester de plus de 1000 jours payés avec FT au 1er septembre 2018 et ayant travaillé avec FT au cours du 1er semestre 2018. »
...soit tu ne l'es pas, et alors, quand tu as travaillé 80 jours dans l'année civile pour la boite, on te fout dehors remercie cesse de t'appeler jusqu'à l'année prochaine. C'est pour pas que tu deviennes dépendant d'un employeur unique, tu comprends ? ça t'encourage à chercher d'autres employeurs, et à rebondir dans le privé.
Mon cul. De l'aveu même des responsables de planning, c'est pour t'interdire de pouvoir prétendre à l'intégration en exhibant un trop grand nombre de jours travaillés. L'hypocrisie du prétexte invoqué ne trompe pas même les responsables Ressources Humaines de la boite.
Un copain m’écrit : «  J'aime beaucoup l'expression CDD historique. Vu le nombre d'année de CDD que tu cumules, tu dois frôler le CDD pré-historique. Ils devraient inventer la catégorie du CDD Paléontologique à ton intention. »
A défaut d’avoir du boulot, c’est chouette d'avoir un bon copain.
Cette année la sanction m'a touché fin septembre.
Du jour au lendemain, mon contrat en cours est annulé, sans sommations.
Et je suis banni des plannings pour trois mois.

Pendant ces 22 ans de collaboration régulière non-reconnue comme telle et sans doute franchement irrégulière, j'ai toujours eu de multiples employeurs et activités, il n'y a que depuis 18 mois que FT est devenu mon seul employeur. D'où cette déconvenue à me retrouver enfermé dehors, alors que j'ai même pas rien fait pour mériter ça, plaquette Vapona.
Pour éviter de me calimériser, je songe que l'an dernier la mesure avait touché Carole M. (à l'époque j'étais "jeune CDD migrant" en Corse et j'avais autre chose en tête) et je n'avais rien dit, je n’étais pas Carole M. (et je ne le suis toujours pas à l’heure qu’il est, 13h46, mais la journée est loin d’être finie.) Et quand ils sont venus me chercher cette année pour faire un exemple, Carole M. n'a rien dit, elle bossait moins que moi et mon absence du planning allait lui ouvrir un boulevard... le temps qu'elle atteigne elle aussi les 80 jours d'espérance de vie, un peu comme dans L'âge de Cristal, quoi. 
En apprenant ma mise à pied, alors que je mettais les bouchées doubles cette année encore pour prouver ma mobilité en allant bosser dans d'autres régions et leur démerder le coup en faisant l'ambulance pour les vacances et les week-ends, je me dis qu'il faut que je sois hyper-vigilant pour que l'inactivité forcée ne me fasse pas retomber dans mes pires travers de porc, le téléchargement illégal, la pornographie en ligne, signes de radicalisation sur internet et de déni du réel, et pire si affinités.
J'ai suggéré à mes collègues CDI de lancer une pétition de soutien genre « Ca nous rendra pas Steve mais ça nous rendra peut-être Warsen », je voyais déjà les cases à cocher au bas du tract :
Je manifeste mon soutien à cette noble cause en donnant :
- 100 000 €
- une clé de douze
- un organe de mon choix mais pas trop vital quand même
mais il n'y a personne de moins mobilisable qu'un salarié qui a le ventre plein et qui n'a pas lu l'Entr'aide de Paolo Servigne. Pour l’instant, je ne me plains pas de cette carence, et me débrouille pour n’être pas oisif, car l’oisiveté est mère de tous les vices.
Mais à mon âge et vu mon poids, pour rebondir dans le privé, il va me falloir un plus gros élastique.

(à suivre...)

mardi 4 décembre 2018

Délirium très mince (More than rain)

Pas d'affolement & pas d'outrage :
on n'y vendait pas de porc halal.
Je ne fréquente plus les bars depuis un certain nombre de 24 heures, comme on dit dans le mouvement, c'est pour ça que j'ignore que le café Death Porc a fermé il y a deux ans quand j'y donne rendez-vous à une jeune femme qui m'a parlé au téléphone de son désir d'arrêter de boire. Quelqu'un lui a transmis mon numéro, elle m'a appelé en me confondant avec la personne qui lui avait donné mon contact, je lui ai brièvement expliqué mon parcours à base de meetings Alcooliques Anonymes, et nous avons convenu de nous retrouver une demi-heure avant la prochaine réunion, qui a lieu ce dimanche pluvieux à 19 heures. Sauf que le café Death Porc a fermé il y a deux ans, vous êtes bouchés ou quoi ? c'est con, j'aurais bien aimé y siroter une limonade de son vivant, sur son emplacement s'érige au jour d'aujourd'hui un bistrot crépi d'écarlate qui ne me dit rien qui vaille, pas la moindre Servante entrevue à travers la vitre, et C. m'attend sous la plouie depuis 10 minutes, j'étais coincé dans un bouchon, nous nous rabattons sur le Délirium, orné d'un éléphant rose, et situé de l'autre côté des Bains Douches municipaux qui abritent aussi la maison des associations de winners anonymes tels que les AA, les NA, Prostate 44... on s'engouffre dans l'estaminet, et là, c'est le drame : ils passent Rain Dogs, un vieux Tom Waits que je n'ai quasiment pas acoustiqué depuis que j'ai posé mon verre, en '92, et rien que d'entendre le refrain de More Than Rain au début de la face B, j'ai tout qui me remonte...

It's more than rain that falls on our parade tonight
It's more than thunder 
And it's more than a bad dream now that I'm sober
Nothing but sad times...

La blague à la con sur Dieu qui marche toujours 
au début de la phase d'alcoolisation
Cette chanson qui résonne comme une ordonnance pour fanfare anémiée n’est pas vraiment une réclame pour l’arrêt de la boisson. Faut dire que sans Tom Waits, je ne serais peut-être pas devenu malade alcoolique de manière aussi rapide et  enthousiaste. Il semblait incarner une publicité vivante pour le produit, et m’a longtemps servi de prétexte et de modèle pour boire. Comme j’étais très fan, je me suis longtemps demandé, avant et après avoir cessé de consommer, si ce mec avait vraiment bu tant que ça ou si c’était du flan, et s'il était aussi sobre désormais qu'il le prétendait en '87 dans More than Rain, je n'ai jamais eu la réponse parce que c'était avant internet, et entre-temps j'ai oublié la question parce qu'elle a perdu toute espèce d'importance, Hortense, mais dans la nuit qui suit cette réunion dominicale de novembre 2018, elle me revient en tête et je pars à la pèche, je ne dors pas beaucoup en ce moment et au bout d'un temps certain je tombe là-dessus :
où Tom raconte comment sa femme l'a sauvé en l'amenant à fréquenter les AA et à poser son verre, et où il fait la part des choses.
 "I mean, one is never completely certain when you drink and do drugs whether the spirits that are moving through you are the spirits from the bottle or your own. And, at a certain point, you become afraid of the answer. That’s one of the biggest things that keeps people from getting sober, they’re afraid to find out that it was the liquor talking all along."
© Daniel Goossens
(à gauche sur la photo)
Incroyable ! ça fait 30 ans que j'espérais qu'il lui fut arrivé la même chose qu'à ouam ! Merci la programmation musicale du Délirium ! Merci à ma Puissance Supérieure !
Tom Waits est des nôtres !
il est Témoin de Gévéor comme les autres !
Je ne fréquente plus les réunions AA depuis des années, je ne bois pas, je n'ai pas soif, je n'ai pas envie d'aller m'y vanter des mérites que je ne m'attribue pas, je préfère me la péter en solitaire sur mes blogs, je n'avais pas du tout prévu de devenir dépendant de ce produit - ni d'aucun autre, d'ailleurs - j'estime avoir restauré une bonne santé qui préexistait à l'apparition du symptôme alcool et ne vois donc nulle raison de me réjouir, je ne ressens pas non plus le besoin maladif d'aller exposer en réunion AA mes vues hypo-dépressives sur l'évolution de mes apnées du sommeil spirituel en me morigénant de ne pouvoir pour aujourd'hui (comme il est dit dans Notre Méthode) appliquer le programme de rétablissement qui nous est suggéré dans d'autres domaines de ma vie, et ces idées font sans doute partie de la maladie, d'ailleurs je les expose aisément en réunion, puisque coucou, m'y revoualou.
Pourtant, après avoir accompagné C. en réunion ce dimanche sans avoir fourni d'effort particulier, lié que je suis par le serment de Toronto, j'y dénombre 2 pelés & 3 tordus anonymes mais très sympa, c’est agréable d’être accueilli aux AA quel que soit le nombre d'années d'absence, y’a pas beaucoup de groupes humains capables de cette chaleur "à froid", ça procure un attachement positif, ça prouve que le mouvement reste vraiment tourné vers le meilleur de ce « désir sincère d’arrêter de boire » et de continuer d’arrêter, et de la joie sans mélange issue de la libération de l'esclavage !
Et si je suis capable de retrouver le chemin des réunions pour quelqu'un qui a sollicité mon aide pour pousser la porte, il existe quelqu'un d'autre à qui ça ne ferait sans doute pas de mal d'y retourner s'y confronter à d'autres alcooliques plus ou moins rétablis, parce qu'il est plus qu'un peu sorti du programme de rétablissement qui lui est suggéré au cours des dernières 24 heures et de celles qui les précèdent, et dès le lendemain je me fais la réunion du lundi rien que pour moi, et je retrouve mes potes âgés qui m'accueillent eux aussi comme s'ils m'avaient vu la semaine précédente, et le jeudi j'en fais une troisième avec C. et j'y retrouve un mec que je croisais dans les meetings à Paris il y a 25 ans, et ça ne me laisse pas insensible.



Ca m'est arrivé d'être en déplacement (en France mais aussi en principe à l’étranger), d'aller à une réunion AA et de m’y sentir chez moi. Le mois dernier, une journaliste m'avait spontanément filé un contact à Ajaccio pour y aller, ça aurait été rigolo, mais je suis resté collé à un autre CDD plombier polonais continental subjugué comme moi par l'insularité locale.

En quête d’un minimum d’honnêteté sinon c’est pas la peine de venir, lorsqu’on me passe la parole en réunion je dois reconnaitre que je traverse une période un peu perturbée, j’ai chopé un attachement là où je ne m’y attendais pas, il était sans doute là en germe, attendant les circonstances favorables pour s’épanouir, et maintenant l'obsession est là pour que je m'en éloigne, en attendant c'est inconfortable. Heureusement la philosophie AA aurait tendance à me ramener aux fondamentaux. Et puis grâce aux meetings j’irrigue mon cerveau en faisant des choses nouvelles, l'autre soir j’étais ravi d'arpenter ces quartiers de la ville dont je ne suis pas familier, j'adore marcher, d’ailleurs je me suis paumé grave pour retrouver la réu, mais sans alcool, rien n’est vraiment grave. 

Accompagner C. à ses premières réus c’est juste transmettre un peu de ce que j’ai reçu, et c’est précieux. Et je ne veux pas interférer avec ses débuts en AA, je trouve ça déjà génial qu’elle soit venue et revenue aux réunions cette semaine et qu’apparemment ça lui fasse de l’effet, ça veut dire que les AA, ça marche encore (j’ai parfois des doutes, dont je lui fais part, pas pour moi, je vis sur mes acquis, mais pour les nouveaux) et je n’ai pas d’autre intention / prétention que d’être un passeur, comme J. l’a été en lui filant mon numéro, et je ne voudrais pas paraitre insistant, l’attrait vaut mieux que la réclame dit-on chez nous même si ce slogan date un peu, plus personne n’utilise le mot réclame depuis la mort de la mère Denis.

C. me parle de son envie de capituler, j’essaye de l’aider à distinguer entre abandonner la lutte (contre la soif) et lâcher prise (admettre sa défaite devant le produit et passer à autre chose)  (et pas à un autre produit, si possible)
Je lui souffle qu'en étant attentive en réunion, y'a quand même beaucoup de matos qui est déballé, et les gens qui ont de la bouteille dans le mouvement expliquent bien comment ils ont procédé, c’est instructif et distrayant. J’admets que oui, les addictions un peu lourdes comme l’alcool, quand on cesse de se destroyer avec, mettent à nu le manque, et qu’il faut s’en occuper. Sinon, les blessures secrètes que tu traitais par l'alcool, elles vont revenir s'occuper de toi, et elles vont pas faire semblant. J’ai fréquenté pas mal de psys, de différentes écoles, j’ai appris des trucs, mais au final, c’est quand même à moi de faire le taf. Heureusement, d’ailleurs, sinon je resterais un assisté, un infirme spirituel.
Bon ça y est, je recommence à ne plus pouvoir dormir plus de 3 heures d'affilée sans neuroleptiques, la reprise est bien là, tu l'as voulue tu l'as eue. 
C'est quand même c’est moins grave que si c’était pire.

Je fumerais bien une clope, tiens.
------------

échangé avec C. :

" Je n'y croise pas beaucoup de jeunes, dans ces réus, et les rangs me semblent bien clairsemés par rapport à la décennie précédente, je n’en fais pas une maladie, mais je me mets à la place d’un(e) jeune qui franchit la porte pour la première fois et qui débarque dans un groupe où la moyenne d’âge est sensiblement élevée… comment va-t-il s'identifier pour accrocher l'abstinence ? je ne vois pas bien comment enrayer le phénomène - j’ignore s’il y a un réel « déclin » en nombre de membres, mais j’ai trouvé que les groupes qu’on a faits ces 2 dernières semaines n’étaient pas particulièrement fournis.
- Oui ben c’est peut être à nous de les fournir !! Dommage que tu ne veuilles pas animer en plus toi qui aimes parler !

- Merci, ça me rappelle l’histoire du mec qui se tourne vers Dieu parce qu’il voit un gamin crever dans la rue, et il entre alors dans une Sainte colère :
« Dieu, espèce de salaud ! cet enfant est en train de mourir, et tu ne fais rien ! »
et Dieu lui répond :
- Comment ça, je ne fais rien ??? Je t’ai fait, TOI ! »
(racontée sur le bon ton, cette histoire te garantit peut-être une limonade gratuite au Délirium avant la réu)
L’essentiel, c’est qu’on aille bien, les autres on s’en fout !
;-))))))
Pour ce qui est d'animer, j’en suis à essayer de freiner une perturbation, en cessant de l’alimenter.
C'est pas évident, surtout après avoir passé un mois à essayer de faire sauter une porte avec ma volonté déchainée du fait que j'arrivais pas à l'ouvrir avec le coeur (encore un concept AA ma foi bien utile)
Donc pour ce qui est de modérer les réunions,  la première urgence c’est de parvenir à redevenir modéré.
Ensuite on verra.
Et je n’aime pas parler, ou alors de moi, mais ça me saoule vitement.
J’aime bien écrire, parce que écrire c’est radoter, et avoir toujours raison dans son discours tant qu'on reste seul ou entouré de ses amis imaginaires…
... c'est un peu naze, parce qu’au moins, quand j’ai tort, j’ai la chance d’apprendre quelque chose de nouveau et d’utile.
...je noircis le tableau, mais y’a de ça.

--------
La semaine suivante au Délirium, en attendant C. devant ma limonade, c'est pas Tom Waits qui passe dans le poste mais un groupe de rock sixties, la curiosité me pousse à demander au barman ce qu'on entend, ça fait combien de siècles que j'ai pas discuté avec un barman ? et nous voilà partis à causer musique, ça devient vite pointu, il m'évoque son goût pour les reprises françaises des années 60-70 du rock américain et les traductions littérales des expressions idiomatiques qu'on trouve dans ces chansons, le pire des yéyés pour lui c'est Eddy Mitchell qui a massacré "No Particular Place to go" de Chuck Berry par des paroles particulièrement détournées et ridicules, je me détourne du comptoir pour voir si on n'est pas filmés, car j'ai écrit deux jours avant un article sur le sujet... ça veut dire quoi, que l'extérieur reflète l'intérieur ? c'est dingue, quand même...



« Coïncidence : Tu ne faisais pas attention à l’autre moitié de l’événement. »
Chad C. Mulligan, Lexique de la Déliquescence
cité par John Brunner dans Tous à Zanzibar

Le Délirium : l'endroit idéal pour écluser un godet entre alcooliques 
sympathisants non pratiquants juste avant la réunion AA.

Epilogue : 

1/ au bout de deux semaines C. me libère de mon engagement en me disant que c'est bon, maintenant je vole de mes propres ailes... c'est bien cool, je vais pouvoir redéployer les miennes.
2/ pendant les finitions de cet article beaucoup trop boursouflé pour être honnête, j'ai éconduit les fâcheux téléphoniques habituels : la Fondation de France, les tristes enculés des chiens d'infidèles soit-disant d'aveugles de l'UNADEV. Allez pourrir ailleurs. J'ai mes oeuvres.