jeudi 9 mars 2023

Je te salue, Marie (1)

Mi-février, à J+45 de ma fracture du 5ème métatarse droit, comme disent les chirurgiens orthopédistes, j’avais beau savoir que mon handicap était temporaire, je l’ai brusquement ressenti comme permanent, j'ai eu un bon coup de mou dans les béquilles, et j’ai cru pendant quelques jours que je ne pourrais plus jamais remarcher. Y’a des jours comme ça. Vaut mieux en être conscient, ça nous traverse plus vite que si on résiste à l’idée. Abusé par les lenteurs du corps à se remettre de l’accident (en fait c’était une double fracture : du pied, puis de la belle-mère le mois suivant, 

Ouille. Vive les photos de vacances
prises aux Urgences du CHU.
et sans vouloir la ramener, je me remettais de deux ans de traitement d’un mélanome)
https://johnwarsen.blogspot.com/2021/12/le-petit-noel-de-melanie-melanome-6.html
c’était sans doute l’effet « coup de pompe funèbre », bien que je combattisse ce sentiment en songeant à tous ceux pour qui le handicap est vraiment permanent dans la Réalité Réelle Ratée, mais as-tu déjà combattu un sentiment ? en général, c’est lui donner l’avantage, puisque lutter contre lui le renforce.
Par ailleurs il était temps d’admettre et d’accepter que si j’étais depuis 7 semaines un boulet pour les miens, ne pouvant ni préparer les repas, ni faire les courses ou le ménage, ni mettre la table, ni la débarrasser, ni participer de quelque façon que ce fut aux menus travaux d’entretien que réclame une maison individuelle nichée au coeur d'un écrin de 1000 m2 de verdure, cette hérésie écologique de l’an 2050, mon impunité à ne rien branler était totale, mais que ça ne durerait pas, et que c’était l’opportunité à saisir tant qu’elle s'offrait à moi.
Aux innocents les mains pleines de béquilles, j’étais prié de m’en réjouir et de remercier mes proches pour le surcroît de travail induit par ma bouche inutile à nourrir, j’étais intouchable, j’attendais que ça passe, comme le reste, puisque tout passe, hélas, pardon, tantpistantmieux voulais-je dire.

la plupart du temps, je gardais le moral en lisant des livres déprimants.

C’est à ce moment de découragement commençant à vouloir ressembler de loin par temps de brouillard à la Nuit Obscure De Saint Jean De La Croix
que j’ai démarré les séances de rééducation. 
En quelques jours, grâce à un kiné bienveillant et efficace, je suis passé à une seule béquille. Joie de boîter en couinant « ouille », Joie sans mélange.
Et samedi dernier, à J+63 du jour où je n’avais pas porté assez d'attention à l'endroit où je posais le pied, prenant la présence du sol pour un fait acquis sans nul besoin de fast-checking, j'avais fait de tels progrès grâce au kiné, que j'ai pris ma voiture (après deux mois sans pouvoir conduire), et je suis allé au marché sans béquille du tout, la laissant dans la voiture, punie et privée de sortie, tout content de pouvoir discuter avec mes commerçants préférés (légumes, poisson, huitres d'Oléron, terrine de canard à damner un vegan) et échapper à l’influence délétère de ma nouvelle famille d’adoption de ces dernières semaines.

à J+45 du début de l'année, j'ai passé plus de temps avec ma nouvelle famille que je ne l'aurais souhaité.
Ils sont très volubiles, mais ils radotent tout seul. Comme moi.

Revenu à l’angle droit des allées centrales du marché, celle qui mène à la buvette et l’autre qui conduit au caddie à roulettes qui se prend pour un présentoir mobile des Témoins de Jéhovah, je pense avoir fini mes courses, mais je tombe en arrêt devant un éventaire de salades, en entendant soudain l’Ave Maria interprété au violoncelle. Ça change du salopard cacochyme qui joue d'habitude, et ce depuis des années, le générique de L’inspecteur Gadget sur un violon lui-même parvenu au bout de la route, et qui provoque tant de dépressions, de malaises vagaux et d’acouphènes chez les commerçants et les riverains du marché, obligés qu'ils sont de le supporter plusieurs heures d’affilée tous les samedis et dimanches matins que Dieu fait, sans doute grâce à la présence complaisante des Témoins de Jéhovah en bout d'allée.
j'ai demandé aux Témoins
s'ils avaient cette brochure, 
mais elle n'est toujours pas disponible.
Comme par hasard.
L’Ave Maria, je le reconnais entre Emile, il m’a toujours ému, sans doute un reste de mon passage aux Jeunesses Communistes, quand on organisait des battues aux curés. Je me suis récemment entiché d'une version a cappella par de jeunes Américains sortis de nulle part, c’est-à-dire d’une série télé dont je suis sûr que le showrunner en est Patrick Somerville, si c’est pas Maniac alors c’est Station Eleven, même en déployant toutes les ressources cachées de iTunes et de tunefind, ma capacité à mémoriser et restituer des informations inutiles est en échec, il faudrait que je fasse une petite sieste et ça me reviendrait peut-être, je ne dors pas beaucoup en ce moment. Les infirmières qui m'ont quotidiennement shooté aux anticoagulants jusqu'à J+60 pour m'éviter la phlébite m'ont dit que c'était normal, et imputable au manque absolu d'activité physique.
Sur le marché de ma petite ville de province, et même en étant joué un peu tzigane, l’Ave Maria ça reste l’Ave Maria, j'en suis pétrifié devant la boutique du primeur, et c’est ainsi qu'ouvrant les yeux sur ce qui m'entourait vraiment, à la faveur de cet éveil spirituel micro-dosé par le lied de Schubert dont j'apprendrai plus tard qu’il n’était pas vraiment destiné par le compositeur à soutenir la prière traditionnelle de l'Église catholique romaine,
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ellens_dritter_Gesang
j’ai finalement acheté deux laitues pour 1,70€ et j’ai donné 2€ au musicien, ça me semblait une somme conséquente mais intelligemment dépensée.


(finalement, c'était dans Station Eleven)

Deux jours plus tard, j’apprends qu’une toute autre Marie, ni vierge ni divine, une humaine dont j’ai trivialement partagé l'existence plusieurs décennies plus tôt, vient de nous quitter, des suites d’une longue maladie. Nous ? Je ne l’avais quasiment pas revue depuis 1984. Je suis peiné quand même, la mort de quelqu’un que j’ai connu jadis, même si le lien de la vie s’est complètement défait entre nous, c’est le démenti froid et d'une précision chirurgicale, de mon sentiment (illégitime et usurpé) d’immortalité - un handicap psychologique ressenti là aussi de façon permanente alors qu’à l’évidence, ce biais cognitif est très temporaire, et la mort de Marie en est une nouvelle preuve, de plus en plus fréquemment rencontrée à mesure que j’avance en âge.
Bref. J'ai bien l'impression que j'en parlais plus clairement en 2007, même si ça fait un peu « je le sais parce que je l’ai lu sur mon blog »
Je n’ai jamais cherché à renouer le lien avec Marie, près de 40 ans après qu'il se soit défait, nos ruptures furent amères, « ne partons pas fâchés », ben si, quand même un peu, et bien que je m'en sente tout à fait apte et capable, je me vois mal aller verser des larmes de crocodile, ni même d'alligators 427, le jour de ta sépulture, il est trop tard, et toutéfoutu.com. 
Mais alors, qu’est-ce que je fais ici, qu’est-ce que je tente de dire ?

Ma tristesse est sincère et non feinte, mais elle s’accompagne sans doute d’un brin de perversité quand je retrouve dans un vieux carton la photo qui va bien s’accommoder de mes demi-mensonges, qui me montent à la gorge au point de me faire tousser comme un chat crevé sur ce blog à tout faire, sauf vivre. Que dire de plus pour honorer ta mémoire et rappeler ta gloire, que de produire et de montrer cette image ? 
Francis le rappelait dans son exégèse : « être conscient, c'est être conscient de ce qui est maintenant, et pas être à l'affut de ce qui était hier ou sera demain ou dans cinq minutes ou quand on va mourir (snif, je me manque déjà). »
Ce qui serait instructif, à ce titre, ça serait de savoir par exemple si tu as fusionné avec le Grand Tout, ou plutôt avec le Grand Rien, auquel cas finis les tracas, et ça valait pas la peine de se faire autant de mouron. Question qui se repose à chaque départ, puisque les nouvelles de l'au-delà sont rares, ça doit être la grève des postiers contre le recul de l'âge légal de la retraite à 65 siècles chez les disparus, associée à une pénurie endémique de timbres à 0,50 NF, et les quelques témoignages soi-disant recueillis de l'autre côté du mur du Trépas ne sauraient nous convaincre, surtout après avoir lu Philippe Charlier, 
gardant à l'esprit que, conscients de notre impermanence, nous obtiendrons la révélation et l’éclaircissement quand ça sera notre heure ultime, pas avant, pas après. En principe.
Au correspondant qui m’informe de ton décès, et qui a tenu à conserver l’anonymat au sein de plusieurs fraternités de 12 étapes, je transmets la photo miraculeuse qui me rend tout chose, qu’il faut que je cesse de regarder, avec pour commentaire « je savais bien que j’avais un vieux photomaton quelque part… ce selfie d'avant les selfies, avec « fin aout 82 » calligraphié au dos, de sa jolie écriture déliée… j’préfère rien dire. »
Malheureusement, la Nature a horreur du vide, et je ne puis m’en tenir là. 
La mort intime au silence, mais rend les vivants bavards. 
Tu sais ce que c’est.

3 commentaires:

  1. J'avoue que le plus sympa dans le travail à la pompe c'est le récit des vies des gens résumé à vitesse grand V auxquels j'ai souvent droit au créma pendant les cérémonies civiles... certains sont vraiment drôles, parfois amers. J'avoue aussi que ça me ferait bien suer d'apprendre la mort de certaines de mes ex... comme si j'espérais toujours renouer... Je ne sais pas si j'aimerais entendre mon propre hommage... et toi?

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  2. Espérer renouer, c'est prendre le risque d'avoir à redénouer, une fois que les mêmes causes auront engendré les mêmes effets. Tout en restant dans l'imaginaire, où la prise de risque est quand même minime, à part se retourner les boyaux de la tête. Et si j’avais fait çi, et si Vladimir n’avait pas envahi l’Ukraine…
    C'est pas pour faire mon Gérard Manset, mais quand il couine "on voudrait revivre / mais ça veut dire qu’on voudrait vivre encore / la même chose (..) On croit qu'il est midi, mais le jour s'achève / Rien ne veut plus rien dire, fini le rêve / On se voit se lever, recommencer, sentir monter la sève / Mais ça ne se peut pas (j’arrête sinon je vais recopier toute la chanson)
    Flo en parlait très bien quand elle disait :
    "On voit bien ce que Castaneda appelle l’auto-contemplation. C’est le fait de jouir de ses émotions/sensations/pensées… jusqu’à en être dégoûté, énervé, et ensuite, jouir de ce dégoût, de cette colère, après quoi on est fatigué donc on dort un petit coup, et dès qu’on se réveille, on recommence ! Là où le processus est le plus visiblement à l’œuvre, c’est dans les émotions. A ce niveau là, ça devient du grand art. Comme le dit Casta, les gens sont tous assis en rond à se retourner le couteau dans la plaie et ils appellent ça du partage. En fait, ils ne partagent rien d’autre que leur auto-contemplation.
    N’étant moi-même pas très douée pour les émotions, on comprend que j’aie toujours bien aimé ceux qui ont tendance à s’y complaire, je leur trouvais du charme, en quelque sorte. Pour sûr, ils ont une capacité d’exister supérieure à la moyenne, car c’est bien de cela dont il s’agit : s’auto-contempler pour exister. Malheureusement, personne n’existe, et ne pas l’admettre est la cause de toutes nos souffrances. Plus on s’auto-contemple, plus on existe, et plus on souffre, bien sûr. Le prix à payer pour ne plus souffrir est la cessation de cette auto-contemplation, et c’est un prix que personne ne veut payer."
    Regretter de n'avoir pas assez aimé Marie, ou si mal, de n'avoir pas su l’aider à grandir, à s’affranchir de ses contraintes en les acceptant, chez moi ça frise l'auto-apitoiement, et la frilosité d'avoir confiance dans le passé, quitte à le rafistoler par des éléments de langage décoratif plus ou moins chiadés.
    Rien de bien nouveau, mais le savoir ne m'empêche apparemment pas d'en noircir quelques pages, alors que j'aurais juré que c'était fini.
    Marie et moi, on a bien merdé, et même si j'ai trop peur d'entendre le récit de sa vie post-moi (lol), je fais des pieds et des mains pour aller à sa sépulture.
    Pour mon hommage, je fais confiance à ma femme, si elle me survit, pour écrire un petit mot sur "mon mari, sa mort, ce qu'il n'a pas fait..."

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  3. "ce qu'il n'a pas fait" ça va dépasser les 30 minutes réglementaires et le maître de céré va encore râler.

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