mercredi 23 mai 2018

Mon nombril, ma bataille (5)

L'alcoolique à l'abstinence difficile qui avait brocardé le petit Jésus (post antépénultième) en le dessinant crucifié sur un tire-bouchon dans le bulletin paroissial du mouvement AA était très perturbé par les conséquences pourtant prévisibles de son blasphème, et émargeait sans doute aussi aux Narcotiques Anonymes puisqu'il leur avait emprunté la sacro-sainte formule auto-introductive en réunion "je m'appelle Jean-Luc, je suis abstinent de tout produit modifiant le comportement..." à laquelle il ajoutait d'un air entendu "et j'essaye aussi d'être abstinent de tout comportement modifiant le comportement, mais c'est difficile en ce moment "; le pauvre se définissait quasi-exclusivement par ses addictions passées et l'historique de ses efforts visant à l'en débarrasser.
On se doute bien que l'individu qui se présente spontanément comme fortement attaché à son identité de dépendant aura sans doute du mal à passer à autre chose, une fois le sevrage achevé. J'admirais les fulgurances éventuellement hors-sujet de ses partages en réunion ("J’ai été éduqué “façon amour” et “réalité attachement”, comme il y a des blousons en skaï “façon cuir”, ça ne pouvait que me plaire), mais il était très instable, au bout de quatre ans on aurait dit qu'il venait de démarrer l'abstinence la semaine dernière, on murmurait qu'il avait tâté de la magie noire, et que ça lui avait bien niqué les canaux. Avait-il réellement flirté avec des forces qui le dépassaient et en avait-il gardé un trouble du sens commun, ce qui lui permettait de peindre des moustaches à la Joconde, puis de fondre en larmes parce que Mona Lisa avait du poil au menton ?
Je l'ignore, c'était il y a 25 ans au groupe AA de Belleville-Amandiers que j'ai cessé de fréquenter en quittant Paris  en 1996.

L'inscription au mur :
"Salle de réunion / Dispersion des cendres"
(en français et en flamand)
devant un funérarium en Belgique.
Don anonyme de ma belle-soeur
réalisé lors de la dispersion de sa maman.
Un membre des AA me terrifiait pour d'autres raisons : il semblait à jamais dérivant entre deux eaux, c'est à dire qu'il n'était ni perdu ni sauvé, pour toujours et à jamais, son visage le prouvait en retournant doucement vers Cro-Magnon, visage perpétuellement défait et aux traits à demi-effacés pour avoir mariné trop longtemps dans un mélange d'eau de vaisselle et de "spiritueux à base de whisky" comme on en trouvait des flasques très bon marché chez Ed l'épicier discount, mais son assiduité aux réunions le préservait de sombrer totalement. Alors les autres membres du groupe de la rue Rambuteau, qui tenaient réunion dans cette salle en sous-sol des Halles dont les murs suintaient le manque et la souffrance humaine, avaient dérogé à la règle de l'anniversaire de sobriété continue, pour offrir  au noyé une petite cérémonie pour ses 3 mois d'abstinence, parce que déjà ça c'était incroyable.
Ses cheveux en broussaille, son éternel walkman vissé aux oreilles, son anorak bleu passé à l'orange, il nous souriait de toute sa gratitude à travers ce nuage d'hébétude qui sourdait de lui. C'était mignon, mais j'étais épouvanté par "la possibilité du nul", pour paraphraser un Houellebecq en biais(1), je trouvais atroce pour lui qu'il puisse voir la lumière mais se révèle incapable de vivre dedans comme le faisaient les autres membres en se faisant mutuellement la courte échelle vers le Dieu des AA, peu exigeant sur les conditions d'entrée. J'aurais préféré la mort à un sort si funeste. Je n'étais plus du tout hanté par l'idée de ne pas être à la hauteur (post précédent), parce que je sentais bien que le pronostic vital était engagé, et que je ne voulais pas mourir de ça. J'avais peu d'espoir sur le long terme mais j'appliquais donc scolairement ce qu'on me suggérait, et comme ils le suggéraient, c'est à dire 24 heures à la fois. C'est dans l'adversité et les circonstances difficiles que je me révèle apte à dépasser mes limites, alors que dans le confort, j'ai tendance à piquer du nez, comme beaucoup de gens.
Bref.
Pour cesser de boire j'ai été aidé par le fait que la toxicité du produit se paye cash, sur l'état général, le boulot, les relations personnelles.
Mais pour ne plus fumer, je mégote et tergiverse depuis 25 ans, comme notre ami noyé plus ou moins volontaire; il faut dire que le tabac, on paye à crédit. On paye quand c'est trop tard, quand le généraliste vous envoie chez le pneumologue qui demande à Piccoli dans ce vieux film de Bunuel s'il peut "l'ouvrir dans la semaine" pour vérifier un truc. Je connais plein de gens dans la même situation que moi, qui marchandent au jour le jour entre leur vital, leurs pulsions et la distance qui les sépare du premier buraliste, et ce n'est pas parce que nous sommes plus nombreux que nous avons plus raison.
J'ai donc tout intérêt à me rappeler que l'échec est total, la cabane sur le chien etc... sinon je vais me croire guéri et tout sera à recommencer après la première cigarette dite "récréative", ou le premier joint éponyme.

(1)quand j'étais petit on m'appelait "bec en biais", ce qui à tout prendre est plus élégant que "gueule de travers". Ca ne s'est guère arrangé quand je me suis fracturé la mâchoire au fond d'un canyon espingouin, mais c'est une autre histoire.

1 commentaire:

  1. Fumer son ignorance il vaudrait mieux!
    Et le calumet de la paix!

    Tu peux toujours relire le texte "les méfaits du tabac", de S.Sainteté Dujom Rinpoché, si tu veux arrêter de nourrir une marée noire dans ton organisme, de donner tes sous à ceux qui la propage, et d'empoisonner l'air des petits oiseaux.

    Quand tu parles d'autrui, les portraits des alcooliques anonymes, ce n'est pas désagréable à lire.

    Seul le bon Dieu ou le diables savent ce qui me prends de t'écrire ici ça ne se reproduira pas de sitôt!

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