jeudi 26 novembre 2015

Des écrivains contre la terreur (1/2)


Bref dictionnaire des idées reçues, par Olivier Rolin


LE MONDE DES LIVRES | 19.11.2015 à 11h30

« Ça n’a rien à voir avec l’islam. » Mais non, bien sûr. Des tueurs qui mitraillent au cri d’Allah Akhbar, ça n’a rien à voir avec l’islam. L’« Etat islamique » n’a rien à voir avec l’islam. Ce doit être une erreur de traduction. Les abominations commises chaque jour, dans le monde entier, au nom d’Allah, les égorgements, les décapitations, les crimes contre les femmes, ça n’a rien à voir avec l’islam. Soyons sérieux. Le djihadisme est sans doute une maladie de l’islam, mais il entretient précisément avec cette religion le rapport incontestable qu’a une maladie au corps qu’elle dévore.

« C’est une infime minorité. » Sans doute. Mais quelques milliers de « radicalisés » dans notre pays, ce n’est tout de même pas rien. Les groupuscules gauchistes des années post-68 (auxquels j’ai appartenu) n’étaient guère plus nombreux. Les bolcheviks russes non plus, cela ne les a pas empêchés de fabriquer un des deux grands totalitarismes du XXe siècle. (De même, d’ailleurs, aux yeux des dévots, les « crimes de Staline » n’avaient-ils rien à voir avec la pure essence du communisme soviétique…)

« Les musulmans n’ont pas à se désolidariser publiquement de la barbarie djihadiste », puisqu’ils n’en sont pas les auteurs. Ce serait accepter la fameuse « stigmatisation ». J’avoue que cette logique m’échappe. On manifeste en général contre une chose à laquelle on n’adhère pas, dont on ne se sent pas partie prenante. Les citoyens français qui manifestaient, autrefois, contre la guerre d’Algérie n’en étaient pas non plus responsables, mais on la faisait en leur nom, et c’est précisément pour cela qu’ils se sentaient tenus de manifester hautement leur opposition. Les morts de Charonne n’étaient pas à leur place ? [Le 8 février 1962, neuf manifestants contre la guerre d’Algérie ont été victimes de la violence policière au métro Charonne, à Paris.]

« Il faut déradicaliser les fanatiques. » Je crains que cette idée de modernes exorcistes ne soit qu’une blague pittoresque, germée dans des esprits qui n’ont jamais eu affaire à d’authentiques démons (pour parler comme Dostoïevski). Le hasard fait que, la veille du massacre, on m’avait invité au MuCEM, à Marseille, à parler de Blaise Cendrars. J’avais choisi de commenter, notamment, un passage extraordinaire de Moravagine, où est décrit le type du terroriste devenu machine à tuer : « Le sang veut du sang et ceux qui, comme nous, en ont beaucoup répandu, sortent du bain rouge comme blanchis par un acide. Tout en eux est flétri, mort. Les sentiments s’écaillent, tombent en poussière ; les sens vitrifiés ne peuvent plus jouir de rien et se cassent net à la moindre tentative. » Je doute qu’une équipe de psychologues et d’imams puisse faire revenir à l’humanité ceux dont le sang a brûlé l’âme. Jésus faisait sortir du corps les esprits impurs pour les fourrer dans des cochons, mais c’était Jésus.

Je respecte les croyants pacifiques, j’admire ceux, la grande majorité sûrement, qui résistent aux intimidations des fanatiques, je souhaite aussi ardemment que quiconque la paix civile, mais ce ne sont pas des subterfuges pour éviter de regarder la Mort en face qui la détourneront de nous.




Déplorer, maudire, ne pas comprendre, par Jérôme Ferrari


LE MONDE DES LIVRES | 19.11.2015 à 13h23

Peut-être sommes-nous entrés en guerre, peut-être sommes-nous entrés en résistance, je ne sais pas. Il y a sans doute bien des manières d’être en guerre et de résister. Les querelles sémantiques paraissent bien vaines. Mais je sais que Paris n’est pas Homs, et je crains fort que persister à boire un apéritif en terrasse ne transforme aucun de nous en Jean Moulin. Finalement, ce serait bien qu’on commence par se mettre d’accord sur le sens des mots. Avant d’entendre à la radio une ministre que je me refuse à accabler, j’ignorais, par exemple, que les stades de foot étaient des temples de la « fraternité », sur lesquels déferlent régulièrement, comme chacun sait, des tsunamis d’amour. De même, je ne suis pas très sûr de bien comprendre ce qu’une autre ministre, qu’il est également superflu de nommer, appelle « lieux de culture ». L’émotion est immense, elle est légitime, et elle explique évidemment que règne une certaine confusion dans le choix du vocabulaire.

Cette émotion, je n’ai aucune difficulté à la comprendre, elle est aussi la mienne, même si je demande que l’on me permette de n’en rien dire ici. J’en ai mesuré l’ampleur au cours d’un week-end sidérant passé sur Facebook. Elle est indéniablement sincère quoiqu’elle m’ait parfois semblé quelque peu ostentatoire et, pour tout dire, indécente, d’une indécence irréprochable ne provoquant qu’une nausée vague mais persistante, une gêne comparable à celle qu’on ressent lorsque, au cours d’un enterrement, des inconnus pleurent plus fort que la famille du défunt. Il me semble que respecter le deuil de ceux qui ont perdu des proches, c’est comprendre que notre peine et notre empathie, si sincères fussent-elles, ne peuvent se comparer à l’infini chagrin qui est, hélas, le leur et n’appartient qu’à eux. Mais l’horreur des attentats et la nature même des réseaux sociaux n’invitent évidemment pas à la retenue.

Il est donc nécessaire que l’émotion s’exprime, même maladroitement, mais on ne peut admettre qu’elle le fasse sous la forme coercitive d’une injonction. Car une telle injonction revient à condamner d’avance comme complice ou criminel tout effort d’exercice du jugement. On assiste, comme c’était déjà le cas en janvier, à un renversement aberrant de la maxime spinoziste : il nous serait permis de rire, déplorer et maudire mais en aucun cas de comprendre. Car « comprendre », bien sûr, c’est « excuser » – et on a honte, dans un pays qui a une si haute opinion de sa stature intellectuelle, de devoir écrire que cette équivalence est d’une insondable stupidité. Mais notre amour de la dichotomie est immodéré. On en restera donc à la dénonciation unanime de la « barbarie ». C’est effectivement très simple, et c’est plus confortable.

Cela nous évitera de nous interroger sur une société qui veut se reconnaître dans un texte, prétendument publié dans le New York Times [en réalité, un commentaire posté sous un article par un internaute], compilant les clichés les plus grotesques sur la France – et l’on voit que l’émotion n’interdit pas qu’on tire d’une tragédie un bénéfice narcissique. Qui oserait critiquer cette société si festive, si subtilement transgressive, qu’elle suscite, en raison de sa perfection même, la colère des méchants ?

Cela nous évitera de constater que lesdits méchants en sont très majoritairement des produits, et il nous sera épargné de poser cette question terrible : que se passe-t-il, en France, pour qu’une idéologie aussi répugnante que le salafisme devienne un objet de désir ? – et chercher à comprendre cela, j’ai encore honte d’avoir à l’écrire, ce n’est excuser aucun criminel, cela n’empêche même pas qu’on fasse tout pour les punir.

Cela nous évitera de nous demander si la stigmatisation aveugle et collective d’une partie de nos concitoyens n’est pas le moyen le plus sûr d’encourager la radicalisation – ce que savent bien les « barbares » qui ne font pas l’erreur, eux, de ne pas chercher à comprendre leur ennemi.


Cela nous évitera de nous horrifier en entendant une journaliste de France Inter demander en toute décontraction à un parlementaire si la proposition ignoble de Wauquiez d’ouvrir un Guantanamo à la française n’est pas, après tout, une si mauvaise idée que ça.

Cela nous évitera enfin de nous demander si ce que nous risquons de perdre maintenant, à la vitesse inouïe qui est toujours celle des catastrophes – ce que nous avons, je le crains déjà, commencé à perdre – n’est pas plus fondamental que le champagne, l’odeur du pain chaud et les cinq à sept dans un hôtel parisien.

Edit :
on n'a pas fini de se marrer :
http://www.les-crises.fr/etats-de-terreur-par-chris-hedges/

En même temps, il faut savoir raison garder :
http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/11/25/cinq-idees-recues-sur-l-islam-et-le-terrorisme_4817306_4355770.html

6 commentaires:

  1. J'aime beaucoup la dernière blague à la mode :
    « il ne s'agit pas de la radicalisation de l'islam, mais de l'islamisation de la radicalité ».
    http://www.franceculture.fr/emission-le-journal-des-idees-l-islamisation-de-la-radicalite-2015-11-25
    Ce que je trouve drôle c'est sa profondeur.

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  2. Se radicaliser : c'est pas à des tièdes comme nous que ça arriverait !
    Merci pour l'émission, c'est vrai que dans des périodes troublées, rien ne vaut france cul.

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  3. Pour l'explication de la radicalisation, tu devrais creuser par ici : http://www.cles.com/enquetes/article/l-engagement-comme-initiation
    Contrairement à tous ces journaleux intellos qui ne comprennent rien à l'âme humaine parce qu'ils n'en ont plus, il va au fond du problème.

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  4. Le texte dit presque la même chose sauf qu'il dit que c'était mieux avant, quand l'individu était pris en charge et toute déviance sévèrement réprimée. Ce qui n'est pas faux. De toutes façons, on ne peut pas tout avoir et on ne peut revenir en arrière.

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