Cet été, mon passeport était périmé, et les délais pour le renouveler sont devenus surréalistes depuis le Covid, alors j'ai dit à ma femme qu'il était grand temps qu'elle s'affranchisse du patriarcat toxique, et que si elle voulait vraiment aller en Corée avec notre fille, elle n'avait qu'à y aller sans moi, et j'ai fait la tournée des vieux potes âgés en solo.
C'est si bon d'être célibataire, quand ça ne s'éternise pas, bien sûr. Et quand c'est un célibat choisi, plutôt que subi. J'ai passé quelques jours comme majordome chez un auteur de BD que je n'avais pas revu depuis des lustres, puis serveur/plongeur dans le bar d'un ami glacier en Provence, car participer à son activité professionnelle était le seul moyen de le fréquenter en juillet, et début aout, je me suis retrouvé à squatter quelques jours la location de vacances de ma sœur, au-dessus de la plage de Trestraou, sur la commune de Perros-Guirec, où je vécus enfant, on s'en fout grave, mais pour moi ça compte.
Et si je n'avais pas été du coin, j'aurais trouvé la semaine plutôt déprimante : il a fait gris, il y a eu du vent, et des grosses vagues se sont formées, un temps à ne pas mettre un abbé Cottard dehors, mais rien d'aussi dangereux que les rouleaux dits "de bord" qu'on trouve dans les Landes, et qui sont fourbes et piégeux. (nommés ainsi sans doute en hommage à Guy Debord, parce qu'ils participent eux aussi de la société du spectacle, à la fin duquel il ne restera qu'eux). A Perros-Guirec, aux grandes marées, par temps médiocre, on n'est pas irrémédiablement aspiré vers la pleine mer par le ressac, entre deux armoires normandes liquides qui vous tombent sur la margoulette et vous mettent cul par dessus tête. Pas de baïne indifférente à votre présomption de bien connaitre l'océan, générant un fort courant vous entrainant au large malgré de vigoureux mouvements des membres supérieurs et inférieurs jusqu'à épuisement des forces déclinantes. C'est franc, c'est sain. Toute tentative de noyade par imprudence est déçue. En plus, aucune difficulté pour y rentrer : l'eau et l'air étaient à la même température de 17°. Pour moi qui suis quasiment né là, et qui y ai connu une adolescence de geek bercée par le bruit des vagues de livres qui s'échouaient sur le rivage de mon cerveau (les livres, c'est tout ce qu'il y avait pour geeker, à Perros-Geekrec, à part deux chaines de télé en noir et blanc), j'y ai nagé en toute confiance, et avec plaisir.
Je m'y sens étrangement chez moi, bien que j'en sois parti en 1979. Comme les imbéciles heureux qui sont nés quelque part de la chanson de Brassens.
Les natifs du coin n'ont pas de souci pour se baigner là. Il suffit d'aller nager derrière les vagues. |
Quelques jours plus tard, ma sœur m'envoie un article de Ouest France.
"Un promeneur a découvert, en début d’après-midi, vendredi 11 août 2023, un obus enfoui dans le sable de la plage de Perros-Guirec (..) Une équipe de déminage a enfoui l’obus antiaérien (engin explosif couramment retrouvé sur les plages) dans le sable avant de le faire exploser."
Ca fait donc près de 80 ans que cet obus dormait sous le sable. Des générations d'enfants (et de parents) sont nés, ont grandi et sont morts après avoir trottiné sur le rivage, juste au-dessus de lui, et ont clapoté sans claboter dans les vagues de Trestraou, sans troubler son sommeil de mort ni se faire sauter avec. Rien d'exceptionnel, des obus non explosés, on en retrouve aussi fréquemment vers chez moi, plus bas sur la façade atlantique; faut croire que les détonateurs s'altèrent dans le temps, alors que la charge explosive reste intacte.
Si Dieu existait, est-ce qu'il les ferait péter au passage des touristes allemands, est-ce qu'il me foudroierait si j'écris de telles âneries revanchardes ? La haine du Boche ayant fini par s'éteindre dans les campagnes bretonnes, dont les sillons sont désormais abreuvés de marées noires et d'algues vertes plutôt que de sang impur, on est même carrément devenus potes avec les Chleuhs pour envoyer des missiles en Ukraine, j'ai moi-même de bons amis Chleuhs, c'est dire à quel point je ne suis pas rancunier question munitions non explosées, et les bords de la Mer Noire seront bientôt plus dangereux que la plage de Trestraou.
Comme j'ai repris le microdosage de psychédéliques, ça me rend un peu allégorique, et je me mets à rêvasser sur ces trajets que nous parcourons tous les jours, dans nos têtes, marchant sans le savoir au dessus d'obus non explosés, qui sont là depuis des lustres, jusqu'au jour où boum. Ou pas.
Des obus non explosés dans ma tête, je crois qu'il m'en reste assez peu en stock, depuis le printemps dernier, et je m'en réjouis. J'ai le sentiment d'avoir fait un peu le tour, et pas mal déminé, avec l'aide du psychiatre qui me suit depuis 2011, et qui envisage de mettre fin à nos séances, depuis que j'ai interrompu mon traitement au lithium l'an dernier et que je manifeste des signes inquiétants de santé mentale persistante. Pourvu que ça dure.