vendredi 26 octobre 2018

J'ai tué Robert Silverberg (3)

Je compris enfin ce que les femmes voulaient dire en déclarant que les Grecs font l’amour comme des poètes et les Romains comme des ingénieurs. Ce que j’ignorais jusqu’à présent, c’est que les ingénieurs ont parfois des talents dont les poètes sont dépourvus, et qu’un ingénieur est parfaitement capable de se faire poète, mais ne réfléchirait-on pas à deux fois avant de traverser un pont construit par un poète ?

Robert Silverberg, Roma Aeterna

Je me baigne au pied de ce hlm.
Tu le crois, ça ?
On est le 26 octobre.
Je me baigne dans la baie d'Ajaccio tous les jours entre midi et deux, une superbe CDD à mon bras; j'y crois pas; l'eau est à 21°, et les Corses la trouvent froide; on annonce l'arrivée de l'hiver pour la semaine prochaine; je suis venu travailler une semaine sur l’île de Beauté après avoir gagné un concours de circonstances : un coup de fil passé au hasard au planning de la station insulaire à un moment crucial; depuis le début de la semaine, j'ai toujours ma serviette ultra-fine et mon maillot dans la poche intérieure de ma veste en jean. Je vais faire un tutoriel vidéo : "comment faire sécher un maillot de bain dans une salle de montage video". J'ai encore plus de mal à y croire que tout à l'heure : depuis juillet c'est le Never Ending Summer de la mort qui tue pas pour Warsen.
Comment tout cela est-il arrivé ?

Début septembre, après avoir filmé copieusement Dédé et Mireille, les idoles de ma jeunesse, et les avoir montées voluptueusement dans la foulée, je vais passer une semaine à Bourges, toujours comme jeune CDD migrant de 55 ans pour une grande chaîne de télévision régionale. Je fais les bouquinistes, puisque le soir je me fais suer comme un rat mort à l'hôtel; et puis l'état des libraires d'occasion m'en dit beaucoup sur l'esprit de la ville. Depuis que j'en ai relu cet été, j'ai envie de continuer à redécouvrir Silverberg, en particulier un roman ambitieux qui n'est pas de la SF et dont j'ai découvert l'existence en compulsant sur le Net pendant mes temps morts à la station régionale, parce que des Silverberg y'en a plein de seconde main sur Amazon, et sur Gibert.com, j'en débusque même un bon paquet sur des sites comme noosfere, mais à la Fnac de Bourges ou chez les libraires d'occasion IRL, il y en a très peu, voire même pas des masses. Au bout d'un moment que je bourrine des sites de vente en ligne et que je découvre de nouvelles pelletées de romans de lui dont j'ignorais absolument l'existence, je me rends compte que j'ai envie de Silverberg comme j'aurais envie de clopes, d'alcool ou de porno. Pour apaiser la tension née d'un désir insatisfait et auto-engendré.
Trop ballot.

Du coup, je retourne farfouiller chez les dealers de papier jauni, qui se plaignent globalement que leur heure est passée et que rares sont désormais les mortels à franchir le seuil de leur échoppe, je dédaigne le château de lord Valentin et son heroic fantasy, mais je trouve Roma Aeterna pour 7 euros, dont l'argument me séduit : et si l'Empire romain n'avait jamais disparu ? c'est le Philip K.Dick de Siva qui aurait été content...et Silverberg de dérouler l'histoire parallèle d'un Empire romain qui a connu bien des vicissitudes, des guerres et des crises politiques mais qui n'a jamais cessé d'exister et de faire régner, avec quelques interludes sanglants, la Pax Romana. Le christianisme y est inconnu, ne serait-ce que parce que les Juifs n'ont jamais réussi à quitter l’Égypte des pharaons. Quelques siècles plus tard, un envoyé spécial de l'Empereur élimine un prophète d'Arabie avant qu'il ait eu le temps de fonder l'islam. La technologie évolue plus lentement que dans notre continuum... De retour à Nantes, comme la frustration est toujours là, je m'énerve sur des forums de download pourris, je relance des vieux liens, je scrute des blogs cachés, je m'aventure sur des sites de bittorent pleins de virus, et au bout de quelques jours je ramène dans mes filets virtuels une quarantaine de romans de l'auteur, au format ePub, que je n'ai plus qu'à glisser dans mon iPad.  

Sauf que faisant cela, j'ai tué Robert Silverberg en moi, et surtout mon envie de le lire. 

J'ai vraiment du mal à lire sur tablette, ça me fatigue les yeux, il faudrait que j'achète une liseuse mais comme toujours en ce qui concerne mes activités clandestines, c'est le côté illégal qui m'excite. "Le désir fleurit, la possession flétrit toute chose". Pauvre pomme, comme on dit chez Apple.

Mais bon, depuis 6 mois que j'ai arrêté de fumer du tabac, j'ai connu un mini-éveil spirituel, qui perdure un peu, et qui m'amène à m'interroger : suis-je obligé de rester coincé dans des choix merdiques et insatisfaisants ? Non. Alors je commande deux ou trois vrais livres en papier à ma libraire de quartier, dont ce fameux "Seigneur des Ténèbres" de Silverberg que je voulais lire au départ. Et je pars en Corse avec Roma Aeterna version papier, je ne veux pas me mettre en danger avec une tablette, faisant des simagrées, prétendant être intègre, progressant soi-disant comme avant dans l'intention de cesser de fumer et de renoncer aux passions néfastes, de devenir plus sociable, d'avoir un historique de navigation immaculé.
Mon oeil. Pour ne pas citer un autre organe, très lié au premier. 
Mais où pouvais-je bien être ces 15 dernières années, à part planqué derrière un rideau de fumée, avec juste les pieds qui dépassent sous le rideau ?
Au cyber-bistrot, sans doute.

[EDIT]
ce qui m’a bien plu aussi à Ajaccio c’est le jour où je n’ai pas eu de pause à midi, je suis allé nager le soir, il me fallait ma dose, la nuit était tombée, j’étais tout seul sur la plage de ville à me déshabiller rapidement et me jeter à l’eau dans le noir avant la tempête qui s’annonçait par des bourrasques et allait dévaster Ajaccio dès le surlendemain, j’avais un peu peur mais j’avais dit aux autres que j’y allais alors je me suis laissé glisser dans la mer noire sous un ciel d’encre, et j’ai connu la terreur commune à tous les organismes vivants de me faire dévorer par des formes de vie primitives issues des profondeurs obscures, il n’y a pas eu moyen de faire du dos crawlé, il fallait que je voie les monstres arriver de face, mon cerveau me hurlait que j’allais me faire bouffer mais j’ai tenu bon, j’y suis même retourné trois fois de suite pour voir si l’adrénaline atteignait un seuil au-delà duquel on devient moins sensible, mais non, c’était toujours les mêmes frissons, alors je suis sorti de l’eau au bout de 20 minutes, tout content d’être encore en vie.

[EDIT 2]
un soir indéterminé de 11 novembre deux semaines plus tard, je pars courir au crépuscule sur un parcours de 80 minutes, il fait quasiment nuit sur les derniers kilomètres, et je ne ressens pas du tout les frayeurs surgies de mes profondeurs dans la Méditerranée nocturne, le plus dangereux c'est les racines des arbres qui bordent le chemin et les flaques (il a plu toute la journée) mais les chevilles s'assouplissent pour se préparer à la chute et au final il n'y a ni mal ni peur.

mercredi 3 octobre 2018

Sea, sex and sun... and Silverberg (2)


la côte entre Contis et Mimizan
En juillet, nous passons trois semaines à Contis. Un peu en dessous de Mimizan. Mimizan, on dirait le nom d'un teckel prononcé par les lèvres déformées par l'affection de sa maîtresse, incarnée par Divine dans sa période Pink Flamingos. Mimizan ! cesse de lêcher le monsieur ! Je déteste Mimizan, station balnéaire des Landes version résidentielle. Disons plutôt que dans cette incarnation je n'ai pas d'énergie à dépenser dans la détestation, mais que mon aversion phonétique pour le nom de la ville m'interdit d'y séjourner. Mimizan, je n'y mets pas plus les pieds que Jean Yanne ne roulait sur les routes départementales.

La rue de Contis.
Alors que Contis, méconnue des surfeurs, des Allemands, et des surfeurs allemands, oubliée par le tourisme de masse, se distingue aussi de ses voisines littorales par la faible densité de son habitat, la frugalité de ses infrastructures hôtelières, la bonhomie de ses autochtones, l'absence totale de buraliste, de commerces et d'administrations, l'immensité de sa forêt domaniale, qui fait écran au brouhaha mental du reste du continent, et l'imprévisibilité de l'état de sa plage, sculptée chaque année de manière différente par l'océan, creusant le rivage de dépressions aléatoires, temporaires et mouvantes, qu'on appelle des baïnes et qui génèrent des courants entraînant parfois au large les nageurs.
Qui préfèrent dès lors pour la plupart rester des "baigneurs", et se faire secouer dans les vagues qui déferlent là où ils ont pied, sur les quelques mètres de l'estran qui nous séparent de la pleine mer, sous les yeux des maîtres nageurs-sauveteurs qui surveillent cinquante mètres de plage linéaire délimités par deux piquets depuis le sommet de leur guérite à roulettes et interdisent férocement d'aller se noyer hors de leur vue. Ou alors il faut marcher jusqu'à la plage dite des Allemands (sic) 500 mètres plus loin, et 500 mètres à pied dans le sable, ça fait réfléchir.

Tu vas te baigner là-dedans, ça guérit tout.
Enfin, toi je sais pas, mais moi oui.
Aller nager derrière la barre de rouleaux demande aussi une certaine technicité car une fois franchie, plus rien ne vous empêche de vous faire emporter par le courant latéral, plus ou moins fort selon la marée. Une fois, à Biscarosse, il y a bien des années, j'ai bien cru ma dernière heure arrivée, et je n'ai dû mon salut qu'au fait d'avoir lâché prise et cessé de lutter contre le courant, avant de pouvoir revenir plus tard et plus loin vers le rivage, je suis donc très vigilant sur mes prises de risques nautiques(1), mais cette année l'océan est assez indolent, rarement démonté, c'est un peu sportif mais ça va. Je suis assez en forme du fait de mes 3 heures hebdomadaires de jogging depuis l'arrêt du tabac, et puis par ces chaleurs je ne cours pas vraiment, on va dire que 82 kgs de viande parfumée au lithium trottinent benoitement par 25° tôt le matin dans la forêt sableuse; sur les conseils d'un ami j'ai essayé de partir à jeun, après avoir mangé une gousse d'ail et bu un jus de citron, mais j'ai bien failli tout dégobiller et j'ai interrompu sa cure à la con, je trottine à la fraîche, j'essaye d'apprendre à courir dans le sable, un jour sur deux, entre 60 et 80 minutes, et ça me suffit; et je ne cherche pas à tout prix à me faire secourir par les CRS, j'assiste une après-midi à l'hélitreuillage d'un gars qui a sans doute présumé de ses forces en planche de surf, rien de méchant, il a été repéré aux jumelles depuis le poste de secours et c'est allé assez vite, c'est quand même un peu la honte de se faire ramener en hélico, enfin c'est toujours mieux que de ne pas rentrer du tout en laissant derrière soi une famille endeuillée et la location de vacances pas finie de payer.
Cette année encore les vrais dieux de l'océan c'est les kite-surfeurs, qui font corps avec leur planche aérotractée, avec les vagues, le vent et le reste. Ils sont ivres d'une technicité que ne réclament ni le jogging en forêt, ni les pizzas au magret ni les 6 romans de Silverberg que j'ai achetés à Tours pour 3 euros (voir article précédent), et que j'avalerai en deux semaines.
Lire ou relire les romans de Silverberg des années 60/70 c'est repartir, mais on peut dire régresser, vers une époque où la Science Fiction ouvrait tous les possibles et s'autorisait toutes les expériences. On n'était pas obligé de verser dans les dystopies morbides et phallocentrées. Pour moi c'est aussi retrouver le bouillonnement intellectuel de ma jeunesse, bien que mon panthéon comptait surtout Dick, Matheson, Spinrad et Sturgeon, Silverberg était passé un peu au large. Ces dernières années je ne savais plus lire des livres, avant et après ma dépression, et depuis que j'ai repris ça me demande de la concentration, comme quand on réapprend à marcher. Mais Silverberg, ça descend tout seul. Amen.

Ces trois semaines passent bien trop vite, ce qui est le signe de vacances réussies, ou alors qu'on n'a pas fait attention à l'instant dans sa durée. Rien que d'y repenser, j'ai un flash d'une course à pied trottinée qui m'a mené dans les dunes, quelques kilomètres au-delà de la petite station balnéaire, sur le chemin forestier qui mène à l'indicible Mimiz... au bord de l'océan désert, les pieds délicatement posés entre des spécimens de la flore dunaire si fragile, à l'endroit et au moment propices à saluer mes obsessions passées et les autoriser à me quitter comme me le suggère Jack Kornfield dans "Après l'orgasme, le pressing".
Quelques jours plus tard je croise pourtant une jeune femme au teint plus que bistre qui me subjugue pendant de longues minutes au bord de la baignade, sous un ciel d'orage, mon oeil est attiré par elle comme un aimant, l'autre aussi, mon champ de vision se rétrécit, je crois avoir absorbé des alcaloïdes, le réel se coagule, ma pupille commence à haleter, je n'étais pas sur mes gardes, je ne m'attendais pas à ça, mais sans doute que les choses restent là où elles sont tombées, jusqu'à ce qu'on les ramasse. Je vais me faire brasser dans les rouleaux mais l'obsession me poursuit, elle est restée sur le rivage avec de l'eau à mi-cuisse, jouant avec une sorte de fourreau en laine noire mouillée qui en révèle bien plus qu'il n'en dissimule, je pense au professeur d'université dans La Bête qui meurt de Philip Roth que je viens de lire pour me désintoxiquer de Silverberg, mais la seule chose à faire, c'est de sortir de l'eau, détourner les yeux et regagner l'appartement.

A Contis, toute la folie du monde disparaît hors-champ, c'est chouette. Et même si je sais pertinemment que la Nature nous est indifférente, j'ai l'impression de communier avec les arbres, le sable, les vagues, et même les espèces de mouches molles qu'on ne trouve qu'ici et qui viennent se coller sur nous quand on se balade en forêt, et qui sont totalement insensible aux vigoureuses claques que nous nous assénons pour les tuer. Pour nous, c'est un endroit qui ressemble à la Louisiane, à l'Italie, pour paraphraser Nino Ferrer et son Sud. Nous ne pouvons expliquer pourquoi on s'y sent si bien, mais ça nous plait tellement que nous revenons y passer quelques jours fin septembre. Nous nous sommes avoués être tombés amoureux de l'endroit, au point d'y chercher une petite maison à acheter. Heureusement, nous n'avons pas d'argent disponible, et nous contentons du rêve en pêchant les vitrines des agences immobilières. La plupart des restaurants ont fermé, les touristes sont au bureau, la grand-rue est déserte, la plage et la forêt sont à nous. En trois mois, la température de l'air et de l'eau ont bien chuté, et sur la plage le sable s'est encore élevé de quelques mètres, défaisant le paysage de juillet; la pente ainsi créée génère des rouleaux de bord conséquents : vous approchez du rivage sans méfiance et au moment de tremper l'orteil, une armoire normande liquide surgit de la mer calmée et vous tombe dessus, vous brisant plusieurs vertèbres au passage. On appelle ça du shore break si on veut faire branché. J'observe la fréquence du phénomène pour passer entre deux trains d'ondes, mais c'est tendu; finalement, je fais 300 mètres à pied sur la droite pour trouver un passage plus favorable. Une fois inséré dans le flux marin, le courant latéral me ramène bien vite à mon point d'origine. Si je nage tout le temps vers la droite je fais à peu près du surplace, comme cet été. J'aime bien ce voyage immobile mais sportif. Des mémés m'observent de la berge d'un air envieux. J'aime bien aussi. Au marché de Saint-Julien, il y a un repas associatif, on y déjeune d'une assiette de poulet au riz pour 3,50 euros sur des grandes tables de 10 et nous sommes rapidement abordés par une copie locale de Jim Harrisson qui nous explique que si on ne fait pas l'effort de s'intégrer faudra pas venir pleurer si on se retrouve avec de l'huile de vidange ou un sanglier mort dans notre piscine, comme certains parigots de sa connaissance.
Les gars du cru n'ont pas l'air plus malcommodes qu'ailleurs, une fois qu'ils nous ont prévenus qu'il ne faut pas toucher à la chasse qui est "dans leur ADN", je les fais marrer avec mon imitation spontanée d'un vieux mexicain croisé aux Alcooliques Anonymes, et ma femme albigeoise a le chic pour les apprivoiser avec son léger accent du sud-ouest et sa faconde qui fleure bon le terroir. On devient très copains avec le gars qui nous loue l'appartement à Contis et avec qui nous déjeunons avant de regagner nos pénates nordistes. Ca peut servir. On verra bien.

(1) vu que je suis un petit gros de 55 ans, aussi, mais ça le fait moins si je mets ça dans le paragraphe.