L'article m'a laissé sur ma faim. Au péril de ma vie, je me suis alors rendu en caméra casher sur un forum de téléchargement illégal où j'ai déniché l'article original, dont je me rappelais vaguement qu'il avait une chance d'avoir été publié dans "Comment voyager avec un saumon".
Par chance, il y était.
Comme quoi des fois ça sert d'avoir des lettres.
Je ne suis pas sûr de me montrer d'une grande originalité en affirmant que l'un des problèmes majeurs de l'Homme consiste à affronter la mort. Si la question est difficile pour les mécréants (comment faire face au Néant qui les attend ?), les statistiques prouvent qu'elle embarrasse également beaucoup de croyants. Leur certitude d'une vie après la mort ne les empêche pas de trouver que la vie avant la mort est bien agréable et qu'il est détestable de l'abandonner. Aussi désirent-ils de toute leur âme rejoindre le chœur des anges. Mais le plus tard possible.
Que signifie « Être-pour-la-mort », telle est l'évidente question soulevée ici. La poser, c'est reconnaître tout bonnement que les hommes sont mortels. Facile à dire, tant qu'il s'agit de Socrate mais, dès que ça nous concerne, c'est une autre paire de manches. Le moment le plus difficile sera celui où nous saurons que, pour un instant encore, nous sommes là et que l'instant d'après nous n'y serons plus.
Récemment, un disciple soucieux (un certain Criton) m'a demandé : « Maître, comment bien se préparer à la mort ? — Une seule solution, être convaincu que tous les gens sont des couillons », ai-je répondu.
Devant la stupeur de Criton, je me suis expliqué. « Vois-tu, comment peux-tu marcher à la mort, même en étant croyant, si tu songes que, au moment où toi tu passes de vie à trépas, de beaux et désirables jeunes gens des deux sexes dansent en boîte et s'amusent follement, des scientifiques éclairés percent les derniers mystères du cosmos, des politiciens incorruptibles s'emploient à créer une société meilleure, des journaux et des télévisions ont pour seul but de donner des informations dignes d'intérêt, des directeurs d'entreprises responsables s'ingénient à ne pas polluer l'environnement et à nous redonner une nature faite de ruisseaux potables, de montagnes boisées, de cieux purs et sereins protégés par un ozone providentiel, de nuages moelleux distillant les douces pluies d'antan ? Si tu te dis que toutes ces choses merveilleuses se produisent tandis que toi tu t'en vas, cela te serait proprement insupportable, n'est-ce pas ?
Mais essaie un instant de penser que, à l'instant où tu sens que tu vas quitter cette vallée, tu as la certitude inébranlable que le monde (cinq milliards d'êtres humains) est rempli de couillons, que ceux qui dansent en boîte sont des couillons, des couillons les scientifiques qui croient avoir résolu les mystères du cosmos, des couillons les politiciens qui proposent une panacée pour tous nos maux, des couillons les pisseurs de copie qui remplissent nos journaux d'ineptes et vains potins, des couillons les industriels malpropres qui détruisent la planète. En cet heureux moment, ne serais-tu pas soulagé, satisfait d'abandonner cette vallée de couillons ? »
Criton m'a alors demandé : « Maître, quand dois-je me mettre à penser ainsi ? — Pas trop tôt, lui ai-je répondu, car penser à vingt ou trente ans que tous les gens sont des couillons, c'est être un couillon qui n'accédera jamais à la sagesse. Il faut y aller mollo, commencer en se disant que les autres sont meilleurs que nous, puis évoluer peu à peu, avoir les premiers légers doutes vers la quarantaine, réviser son jugement entre cinquante et soixante ans, et atteindre à la certitude alors qu'on va sur ses cent ans, mais en se tenant prêt à partir, tous ses comptes à jour, dès réception de la convocation.
Seulement voilà : acquérir la certitude que les cinq milliards d'individus autour de nous sont des couillons, est le fruit d'un art subtil et avisé, qui n'est pas à la portée du premier Cébès venu, avec son anneau à l'oreille (ou dans le nez). Cela requiert du talent et de la sueur. Il ne faut pas brusquer les choses. Il faut y arriver doucement, juste à temps pour mourir sereinement. Mais la veille, on doit encore penser qu'il existe un être, aimé et admiré de nous, qui lui n'est pas un couillon. La sagesse sera de reconnaître au bon moment — pas avant — que lui aussi est un couillon. Alors, seulement, on pourra mourir.
Donc, le grand art consiste à étudier petit à petit la pensée universelle, à scruter l'évolution des mœurs, à analyser jour après jour les médias, les affirmations d'artistes sûrs d'eux, les apophtegmes de politiciens en roue libre, les démonstrations de critiques apocalyptiques, les aphorismes de héros charismatiques, en étudiant leurs théories, propositions, appels, images, apparitions. Alors seulement, à la fin, tu auras cette bouleversante révélation : ce sont tous des couillons. Et tu seras prêt à rencontrer la mort.
Jusqu'au bout, il te faudra résister à cette insoutenable révélation, tu devras t'obstiner à penser qu'on profère des choses sensées, que tel livre est meilleur que les autres, que tel guide du peuple veut vraiment le bien commun. C'est le propre de notre espèce, c'est naturel, c'est humain de refuser de croire que les autres sont indistinctement des couillons. Sinon, en quoi la vie vaudrait-elle la peine d'être vécue ? Mais, à la fin, quand tu sauras, alors tu auras compris en quoi cela vaut la peine — en quoi c'est splendide même — de mourir. »
Criton m'a regardé et m'a dit : « Maître, je ne voudrais pas prendre de décisions hâtives, mais je vous soupçonne d'être un couillon. — Tu vois, ai-je répondu, tu es déjà sur la bonne voie. »
(1997)