Quand on est au Nomicon®, on est con.
Le jeu de mots est mauvais, je n'en disconviens pas, mais j'en ai un peu marre d'entendre Alan Moore se faire encenser pour l'ensemble de son oeuvre au noir, alors que certains de mes amis restent dans un anonymat scandaleux, bien qu'ils n'aient jamais rien produit d'équivalent.
J'ai donc décidé, en accord avec mes amis imaginaires, de pisser à contre-courant dans le torrent de louanges qui gicle chaque jour que Dieu fait au frontispice dessus de sa Gloire (et Dieu Sait que c'est du Boulot).
Conversation secrète #1 :
K : Salut à toi
J’ai bien aimé le Neonomicon d’Alan Moore, surtout la première histoire.
Je te l’ai mis là :
F : Je comprends un peu mieux pourquoi tu ne supportes plus ta propre compagnie. Tu n'es pas obligé de me croire mais ce genre d'histoire est comme un petit morceau d'uranium très joli que tu porterais autour du cou. A la longue, tu es malade, mais tu ne vois pas le rapport.
K : C’est malheureusement le problème avec la ctulhure contemporaine : dès qu’il y a un peu de « profondeur » ou à défaut, d’habileté (si Lovecraft était vivant il écrirait peut-être bien ce genre d’histoires), c’est toute la vermine nihiliste qui s’infiltre dans l’imaginaire.
F : En fait c'est pire que nihiliste, c'est tout le problème. J'avais une fois écrit un article pour expliquer que le mal n'est pas une absence de bien, mais une "qualité positive" (ou négative, si on veut). Quelque chose de réel, en somme, et pas juste une absence d'être.
K : Je ne dis pas que le Neonomicon me glisse dessus comme sur une toile cirée, mais je ne crois pas faire de projection émotionnelle sur des démons ou des entités d’outre-espace.
Sur la vie des saints non plus, c’est peut-être là où le bat blesse.
F : Je ne dis pas que tu fais une projection émotionnelle, ça se situerait plutôt antérieurement, dans le substrat qui permet que tout glisse comme sur une toile cirée tout en permettant d'apprécier les qualités "artistiques", sans voir ce qui est à l'oeuvre.
…Si !
Elle non plus, ne voyait pas ce qui était à l’oeuvre.
K : Oui, mes croyances héritées d’un passé réinterprété et remâché comme douloureux - je reste aussi un peu vexé par les lois karmiques, dont je fais à tort une affaire personnelle - penchent du côté de l’entropie, du Mal, de la mort plus forte que la vie, etc… entre mon héritage et ce que j’ai compris de travers…pas évident de voir la lumière, encore moins de l’imaginer.
F : Ce qui signifie à mon sens qu'il y a dans le substrat une conformité latente avec ce qui est à l'oeuvre. Si la vermine ne gêne pas, c'est qu'on lui ressemble quelque part. Il y a 20 ans j'élevais des serpents et ça ne me gênait pas du tout de leur donner des rats vivants, ou autres petits animaux, cailles, cochons d'Inde : c'était la vie des bêtes, en quelque sorte, la "nature". Maintenant je vois clairement que ce qui permettait ça c'était une couche d'insensibilité crasse et sérieusement tordue dans son principe. Comme le disait je ne sais plus qui, il n'y a pas d'anges neutres (ou d'énergies neutres). Ils sont soit d'un côté soit de l'autre. L'insensibilité n'est pas neutre, elle cache quelques monstres dans son fondement.
Ce qui m'a gêné dans cette BD, c'est que l'auteur touche à quelque chose de réel. Ce n'est pas du simple imaginaire (comme dans la série Sleepy Hollow par exemple), mais c'est de l'imaginal négatif, comme dans l'Exorciste, Poltergeist, ou quelques Stephen King qui s'est fait une spécialité d'attirer ces choses là sur terre. Ils sont des sortes de Sutter Cane (l'Antre de la folie, je suppose que tu connais) qui font profession d'insérer dans l'esprit humain des forces qu'on voit maintenant partout à l'oeuvre dans les news.
K : Quand tu vois la tête du scénariste du Neonomicon, tu comprends :
Alan Moore est un brillant écrivain britannique qui a révolutionné le monde des Comics (c’est en lisant Watchmen et V pour Vendetta que j’ai lâché la BD franco-belge il y a 20 ans) avant de laisser tomber la BD pour se livrer à la magie - il est aussi adorateur de Glycon, une divinité-serpent romaine.
F : C'est marrant, quand je t'ai dit que je savais qu'il avait fourgué de l'imaginal négatif avec Néonomicon, j'ai pensé que tu allais me croire devenue cinglée, dans un autre genre que ton pote et ses aliens galactiques. Mais je découvre que c'est précisément sa façon de concevoir la BD " they also serve the unusual purpose of being meditational tools, triggers for altered states of consciousness" (cité de ton blog).
Ca ne m'étonne nullement qu'il soit sataniste (mot fourre-tout pour ce genre d'illuminés). La seule question que je me posais en réalité, c'était de savoir s'il empoisonnait volontairement les gens ou non, mais apparemment il en est parfaitement conscient. Ca laisse songeur.
Un lecteur mécontent s’approche à pas de loups du domicile d’Alan Moore,
s’apprétant à savourer une vengeance
se mangeant aussi froide qu’une soirée bolognaise qui aurait mal tourné.
K : Il ne refait de la BD que pour payer ses impôts.
Comme il refusait de laisser massacrer ses chefs d’oeuvres par les scénaristes de Hollywood, il a abandonné tous ses droits d’auteurs lors des adaptations de Watchmen et V pour Vendetta, refusant que son nom apparaisse au générique. Renonçant au passage à des sommes fabuleuses.
Maintenant, il s’en venge sur nous.
Hi hi, me voilà conspirationniste !
(…)
F : Je ne m'aimais pas non plus quand j'élevais des serpents, j'aurais pu avancer de multiples raisons, mais la vraie raison c'était la contamination par toutes ces choses, cela forme dans l'esprit un substrat toxique qui interdit aux fleurs de pousser. Sans fleurs, le paysage n'est pas terrible.
K : Oui, je comprends.
J’ai un mal de chien à admirer celles qui entourent ma maison.
J’ai posté le Neonomicon sur un forum bittorent de tarés geeks dans mon genre, et un mec me répond hier :
J'ai tellement peur de tout. Je suis fatigué. Et j'ai l'impression que tout est de la faute de ma copine. Comme elle croit que beaucoup de choses sont de la mienne. Le cercle à la con.
Je n'ai plus envie de rien. J'attends de crever dans un espace que j'ai pu sauvegardé de sa folie bordélique et créative. Sans parler de son chat incontinent... Bref.
Voilà. Je ne vaux rien, mes écris ne valent rien, ils n'ont même plus la décence de me soulager. Le manque de thune : je chute dans un puits sans fond. J'atterrirai quand je serai mort.
Alors c’est vrai que j’aurais pu écrire ça il y a deux mois.
Mais j’ai un peu plus de liberté que lui, au delà de mes variations d’humeur.
Je ne me sens pourtant pas mieux loti, surtout en cas de grève surprise des pharmaciens : on cultive tous deux des variantes de l’anhédonisme parce qu’on a bouffé trop de cochonneries ctulhurellement toxiques, comme tu tentes de nous le faire comprendre.
Et ce soir il me dit que ce que tu dis du Neonomicon lui donne vachement envie de le lire.
Misère.
Il est encore plus théophobe que moi.
Et pourtant, Dieu sait que je suis théophobe
(photo d’archives de ma chambre d’enfant, droits réservés)
F : On se donne des sensations avec ce qu'on peut. Moi aussi je l'étais, à 20 ans. Quand on sait ce que ça coûte d'en sortir, je lui souhaite bonne chance.
K : Prométhéa, tu l’as là et les liens sont encore valables
F : Je télécharge, ça prend du temps.
K : Question imaginal, j’ose espérer que tu vas être servie.
Restera à élucider comment on tombe de Prométhéa en Neonomicon.
F : J'ai lu le 1er fascicule, c'est vrai que la question se pose. Je soupçonne qu'il en est venu à détester l'humanité, ce qui l'a fait tomber dans la marmite des forces obscures. (…) le début de Promethea, c'est vrai que c'est pas mal, je vais continuer.
K : A un moment donné la série bascule dans le théorique-cabbalistico-dogmatique et largue le lecteur de base.
F : J'ai lu 10 fascicules, j'ai bien aimé. Mais aussi étrange que ça puisse paraître, je pense que l'auteur n'a pas saisi le réel pouvoir de l'imagination... quoi qu'il en soit Néonomicon semble compléter sa liste de pays imaginaires par le bas.
C'est tout de même curieux, il aurait pu les compléter par le haut, car il manque tout le haut.
K : Le plus haut auquel il ait pu prétendre est là :
Ne confonds pas ton haut avec le sien.
Il s’est pris à son propre jeu, comme il l’avoue ici :
et sans doute un peu là, mais j’ai pas le temps de vérifier aujourd'hui
D : Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir "au dessus". Même les philosophes idéalistes les plus enragés, si je ne m'abuse, placent tout en haut le Logos, c'est-à-dire le langage. Ce serait la première chose manifestée. Si l'on suppose un non-manifesté, il ne peut être intelligible puisqu'il n'est plus du domaine de l'intellect.
Mais c'est aussi vrai que si l'on suppose un non-manifesté, alors on peut l'appeler comme on veut : Xuduludu-la-Grosse-Poire, le Bouc-aux-Mille-Chevreaux ou, pourquoi pas, l'Intelligible... Je suppose cependant que ce n'est pas le style de F d'embrouiller les gens en appelant Intelligible ce qu'elle estime Inintelligible, d'où ma demande de précisions.
J'ai regardé le premier lien Youtube. Je n'ai rien appris car ce qu'y dit Alan Moore est dans la lignée jungienne dont je te parlais tantôt, le Soi, l'Alchimie, etc.
Le jeune Alan, au début de sa carrière,
puis le même, après la rédaction du Neonomicon.
On espère tous qu’il a une bonne mutuelle.
F : J'ai regardé un peu, il a la même théorie que G* avait sur l'alchimie je pense. De l'imaginal il n'est jamais remonté à l'intelligible, puisqu'il en reste à aux symboles, et au langage, alors qu'il y a quelque chose au-dessus. Par ailleurs je commence à me demander s'il est au courant qu'il y a des forces dans l'univers qui ne sont pas humaines.
D : N'est-ce pas plutôt qu'il y a des forces dans l'humain qui ne sont pas universelles ? :P
K : Pour ne pas foutre en pétard Yog-Sothoth, je dirais que vous avez tous les deux raison.
Parce que quand Yog-Sothoth fâché, Yog-Sothoth toujours faire déprimer Warsen après…
F : Il semble faire de l'humain un petit dieu, erreur classique, alors que c'est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins. L'homme peut invoquer ce qu'il veut, et c'est ce qui le remplira. En premier lieu, je n'aurais pas commencer par évoquer 26 démons dans Promethea, parce que c'est créer un lien avec eux, et c'est toujours eux qui gagnent à ce jeu. L'homme est par définition plus faible que les forces qu'il invoque, il a donc intérêt à appeler les bonnes. Remarque, même les bonnes peuvent te faire une vie misérable, mais au moins c'est pour ton bien.
K : Je suis tombé sur un truc bizarre : un autre « grand » auteur de bédé écossais qui se partageait entre séries mainstream et expérimentations tous z’azimuths (sans oublier çuili et çuilà ) vient de basculer dans l’horreur pure, comme Alan Moore avec le Neonomicon.
F : Il faudra que je regarde.
K : Je ne sais pas si c’est bien nécessaire. Je ne voudrais pas te faire perdre ton temps.
Le succès qu’il a rencontré avec ses séries mainstream lui a permis de se la péter David Lynch.
Et comment a fini David Lynch ? dans les bras du gourou de la Méditation Transcendantale.
Mais comme Moore, et comme tu l’exprimes plus haut, il semble compléter sa liste de pays imaginaires par le bas plutôt que par le haut. Est-ce que ces mecs pressentent ce qui va arriver ?
Si oui, it sucks.
Si non, c’est des salopards qui ne réfléchissent pas une seconde à leur responsabilité morale en tant qu’auteurs.
Est-ce pour gagner plus de sous avec les gens qui n’osent pas s’avouer qu’ils regarderaient bien les vidéos d’égorgement de Daech ?
Au-delà du fait qu’il caricature d’anciens travaux plus consistants, ça craint du boudin.
Est-ce que ces mecs pressentent ce qui va arriver ?
F : Seulement quand il est trop tard je pense. C'est peut-être aussi pour ça que mon roman dharmique manque désespérément des vrais méchants qui en feraient un vrai roman d'aventures. J'ai observé que tout ce qui n'est pas transmuté en or nous tire vers le bas. Le roman dharmique est donc le lieu où tous les démons sont sauvés.
Si Promethéa avait été conçue de la sorte, on peut imaginer que ça ne se serait pas vendu.
(a suivre)
(a suivre)