dimanche 22 janvier 2017

Nova Verba, Mundus Novus (3)

Supplément dominical à notre bulletin paroissial d'hier
Toutes ces trumperies de régression langagière et de conception pré-galiléenne du monde m'évoquent une nouvelle de science-fiction de Ken Liu : "Nova Verba, Mundus Novus" (à la surprise générale)

en anglais 

- en français : parue dans La Ménagerie de papier (Bélial, 2015)
Saga #34, Brian K. Vaughan, Fiona Staples

Nova Verba, Mundus Novus, ça a quand même une autre gueule et une autre portée que Valar Morghulis, bon sang de bois.
Nova Verba, Mundus Novus 

AU BOUT DE cent quatre-vingt-quatre jours, le Sesquipédal atteignit le bord du monde. 
L’océan Atlantéen s’y déversait en superbe cascade. Les écailles des poissons qui s’abîmaient dans le vide reflétaient le soleil couchant comme de l’or liquéfié. L’équipage, pris d’un effroi mêlé d’admiration, se tut. On n’entendait que les cris de panique des dauphins qui plongeaient dans l’abysse. 
« Le monde est donc plat, déclara le docteur Denham. Vous avez mérité votre place dans l’Histoire, capitaine. » 
Le capitaine Baffin réagit d’un hochement de tête presque imperceptible. 
Tout le monde retint son souffle tandis que la caravelle, courant sur son erre, se rapprochait du bord. 
« Lancez l’aérostat, décréta Baffin. Simple péripétie. Plus ultra. Il faut continuer, où que le chemin nous conduise. » 
Avec la moitié du navire dans le vide, l’équipage, qui se cramponnait aux haubans, crut que la quille allait se briser en deux. 
Mais l’aérostat, énorme ballon de soie cirée qui mesurait plusieurs fois la taille du vaisseau, se gonfla de l’air chaud issu des bidons enflammés disposés partout sur le pont. Le bateau, suspendu à cette enveloppe, prit son envol pour descendre lentement le long du bord du monde. 
Une vingtaine de marins avaient sauté à l’eau pour rentrer à la nage. Le capitaine Baffin dit une brève prière pour le repos de l’âme de ces pauvres inconscients tandis que leurs corps épuisés passaient en tourbillonnant. 
Le rideau liquide se réduisit à un voile de brume où se dessina un vaste arc-en-ciel circulaire par lequel l’équipage regarda ardemment afin de discerner ce qui soutenait la montagne inversée qui constituait le monde. 
Une énorme créature grise barrit un salut au navire. « Un éléphant, indiqua le capitaine. 
– Les Hindous avaient raison, dit le docteur Denham. Le Sesquipé... » Sa phrase demeura inachevée. « Je parais avoir quelques difficul... » Il écarquilla les yeux. « Voilà que je n’arrive plus à parler ou à penser comme je le voudrais. 
– Il ne peut s’agir que d’une supersti... » Baffin déglutit et secoua la tête. « Ma foi, on dirait bien que nous sommes limités aux mots de trois syllabes ou moins tandis que nous voguons vers l’assise du monde. » 
Les quatre pattes du pachyderme, tels des troncs d’arbre, se dressaient sur le dos d’une tortue géante. 
« La cara... coquille mesure trois cents milles de diamè... » Le docteur se tut. « Flûte, juste les mots de deux sylla... 
– En avant ! cria Baffin. En avant ! »
La bête sortit la tête de sa coquille et scruta le bateau sans un mot.
« Qu’y a-t-il sous elle ? »
Le jour baissait. Ils virent que chaque patte de la tortue géante se 
dressait sur le dos d’une tortue plus petite, dont chacune, à son tour, se tenait sur quatre autres tortues plus menues encore. 
« Le grand se fonde sur le petit, dit le marin, le complexe sur le simple ». 
En bas, rien à voir.
Plus de jour.
« Il fait tout noir au fond.
– Et on n’a plus rien dans la tête », dit le doc. Des pleurs à la ronde. 
« À l’aube fut le Verbe », dit le cap, l’œil plus vif. « La base du monde, que nul ne brise, je la nomme iotam. » 
Tic du doc. « Iotam a trois syl... 
– Les iotams créent des choses neuves, comme les mots font des mots neufs. On peut dire bien des mots d’un coup. Je les nomme “syllanante”. Par mots d’une syllanante, je crée du sens pour des mots qui en ont plus, qui nomment les iotams. Je te nomme “doctiste” et moi “capvaiss”. De par ces lois, je fais des mots neufs en groupes, pas un par un. Un “-iant” à la fin d’un verbe le place dans ce lieu et ce temps, ou le change en nom ; mettiant “-ut” à un mot crée un mot neuf qui dit “plus du vieux” ; mettiant “-ta” à la fin du mot crée le même, dans un temps plus tôt. » 
Le groupe crieta de joie car leur tête, sans ordre, se clarta. La nef cesseta sa chute, puis monta. 
Ils virta des formes dans la brume, des grains se fondiant en grains plus grands, preniant un tour neuf. Jambes, conches, longs cous — « Je te nomme tortée, pour tes pieds torta, dit le capvaiss. 
– Et des tortées grandut se placent sur les moins grandut », dit le doctiste, comme la nef monte et monte. 
Au vrai, de plus grandut tortées se montriant dans la nuit fuitiant. 
À la fin, passiant le neztube géant et par l’arcbrume de toutes teintes, le Ses faitta plouf dans la mer vive puis se lèveta. Les filuants toves hurliffloumèrent, et les borogoves tout smouales gyrèrent et bilbèrent dans la loirbe. 
« Nous sommes chez nous, dit le riant doctiste. – Le même, mais pas le même », dit le capvaiss. 

2 commentaires:

  1. Je suppose que tu connais ceci (à quoi cette nouvelle fait évidemment référence) :
    'Twas bryllyg, and the slythy toves
    Did gyre and gymble in the wabe:
    All mimsy were the borogoves;
    And the mome raths outgrabe.

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  2. Je connaissais la référence au Jabberwocky de Lewis Carroll, mais pas celle à la nouvelle de Kuttner et Moore, qui n’est pas mal non plus
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Tout_smouales_étaient_les_Borogoves
    et qui ouvre encore une piste d’interprétation pour cette nouvelle de Ken Liu qui me fascine. C'est loin d'être la meilleure du livre, mais c'est une des plus poétiques.

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