vendredi 24 février 2012

Nuit du 19 au 20 novembre 2010

Vers 22 heures et des poussières, ma sœur arrive en voiture de Grenoble, et on va voir maman à la clinique, à Castelnau, pour soulager mon frère qui y est depuis ce matin.
Maman a le visage déformé par la douleur et par le masque à oxygène qui lui cisaille l'arête du nez. Elle est inconsciente, placée dans un coma artificiel et miséricordieux, elle respire par la bouche avec un petit chuintement de mauvais augure, comme une chaudière proche de la casse. Ses bras sont parcourus de tremblements, ses sourcils se froncent, comme sous l'effet d'une contrariété qui ne parviendrait pas à franchir le seuil de la conscience.
On demande du rabiot de morphine aux infirmières, mais elles nous mettent en garde contre le danger, que ça peut raccourcir le temps qui lui reste. 
Tu parles qu'on s'en fout, au seuil de l'irrémédiable.
Mon frère dit que hier il a vu ses yeux s'ouvrir, mais là ça se voit qu'elle n'est déjà plus là, on lui tient les mains, on lui masse le crâne, papa voudrait qu'on passe la nuit tous les quatre autour d'elle, il s'allonge dans le second lit de la chambre que le personnel a mis à notre disposition, ce qui n'est jamais très bon signe, et il pique un petit roupillon sans sommations.
Mon frère dit que hier, il lui a demandé de serrer sa main si elle l'entendait, et qu'elle  qu'elle l'a serrée un petit peu.
C'est encourageant, mais pas trop.
Vers 1 heure du matin, on envoie papa et soeurette dormir rue R. et on se relaie au chevet de maman, je prends le 1er quart, comme quand on faisait de la navigation de nuit, bien que j'aie cessé de naviguer en famille dès que je n'y ai plus été contraint par mes parents, je prends les mains de maman dans les miennes, je cherche la bonne position sur ma chaise, pour ne pas m'endormir, en lui tenant la main je mesure combien le lien entre nous s'est défait, effiloché, que je n'ai rien vu venir, je ne l'ai jamais vue comme une petite vieille mais qu'elle a quand même 75 ans et qu'elle est complètement bouffée de l'intérieur par différents crabes en phase terminale et que ça fait une semaine qu'on le sait, et que c'est un peu irréel tout ça mais ça a quand même l'air d'être en train d'arriver pour de vrai, alors je te serre la main et je te dis que si tu veux partir si t'as trop mal, c'est bon, tu peux y aller, on est là, près de toi, tu peux lâcher prise, t'en aller, et j'alterne ça avec des phases de somnolence, bercé par le respirateur mécanique qui pulse son oxygène à jets continus, et maman se met à respirer plus régulièrement depuis son injection de Dafalgan, elle ne fait presque plus son petit bruit de roue voilée, et à 5:00 du matin je réveille mon frère pour qu'il me remplace et je m'allonge à mon tour, je débrancherais bien ce foutu respirateur, je vois pas l'intérêt, on sent bien que son corps est occupé à brûler ses dernières réserves de fuel avant de pouvoir s'éteindre…
Ces mouvements réflexes, cette fièvre incongrue, cette respiration qui coûte plus qu'elle ne rapporte, tous les signes vitaux dans le rouge, et à 6:40, mon frère me réveille, il me dit qu'elle vient de cesser de respirer, c'est l'absence du chuintement qui l'a alerté et fait émerger de son demi-sommeil hospitalier, il me dit qu'elle avait les yeux ouverts, je touche son front tiède, c'est difficile de sortir du pâté pour constater le décès de sa mère, mais quand c'est ton frère qui te l'annonce, qui vit à Bruxelles et que tu ne vois pas si souvent, ça peut aider, et on appelle les infirmières, qui ne peuvent qu'entériner et nous dire qu'on a 90 minutes avant l'arrivée des pompes funèbres, je dis à mon frère d'appeler Papa sur mon portable mais je me trompe de numéro en mémoire, au lieu de tomber sur papa il réveille ma femme alors il l'engueule comme si c'était elle qui s'était trompée de numéro « mais enfin qui êtes-vous» « ah mais oui mais vous qui êtes vous aussi d'abord » et puis ils finissent par se reconnaitre, on est abrutis et piteux mais surtout glauques, c'est la première fois que notre mère meurt, on a  insuffisamment répété la scène, je me dépêche de l'embrasser sur le front et de la saluer tant qu'elle est encore tiède, me rappelant à la mort de mon grand-père combien le contact d'un cadavre refroidi est désagréable.
Commence alors le ballet du personnel soignant, une infirmière sans doute un peu new-age fait entrouvrir la fenêtre de la chambre pour que l'âme maternelle puisse s'envoler, et les milliers de trucs à faire, père et soeur arrivent, je me retrouve avec soeur à recevoir un assez long coup de fil d'une tante éloignée dans la salle d'attente de la clinique, dans une lumière froide la conversation dérive vers l'absurde d'une aube sans sommeil, et on évoque toutes les années passées, les non-dits familiaux, et puis on rentre à l'appartement rue R, papa a décidé de faire ramener le corps à la maison, on sait que l'incinération ne pourra pas avoir lieu avant mercredi, c'est le gars des pompes funèbres A* qui l'a dit, tiens c'est pas le nom qui nous avait été glissé par les gentilles infirmières, mais on n'a pas la tête à y réfléchir, il faut préparer la maison, trouver de quoi manger pour ce midi, commencer les tractations téléphoniques avec les conjoints, les enfants, qui veut venir, qui veut rester.



Nuit d'ivresse au Palais des Congrès de Perros-Guirec, 1968


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